Fort de son succès précédent avec Conan, l’un des plus célèbres ex-scénaristes de la maison Marvel, Roy Thomas, décide de s’attaquer à partir de 1981 à l’œuvre de Michael Moorcock et notamment Elric le Nécromancien. Dix-huit mois après un premier tome, l’éditeur Delirium confirme l’essai avec cette réédition mirifique.
Ils sont plusieurs à avoir essayé de tenter de réaliser l’impossible : adapter en BD les aventures du plus célèbre héros de l’écrivain britannique Michael Moorcock, Elric de Ménilboné. Pourquoi impossible ? Sur la papier, les aventures de ce prince déchu du jadis glorieux mais cruel et désormais en pleine décadence royaume de Ménilboné et Stormbringer, son épée démon dévoreuse d’âme, paraissaient pourtant taillées sur mesure pour le neuvième art, avec son lot de combats épiques, de créatures fantastiques et de magie. Sauf que Moorcock a toujours refusé les lignes droites et a baigné le tout dans un mysticisme assez complexe, faisant de son vrai-faux héros l’un des représentants de ce qu’il a appelé l’un des Champions Éternels, êtres disséminés au grès des mondes, incarnations de l’éternelle lutte entre le Bien et le Mal et garants de la Balance Cosmique. Bien qu’assez courts, ses romans sont toujours très denses et truffés de sous-entendus, par définition donc pas si évident que cela à retranscrire en images.
Face à ce dilemme, il y avait donc plusieurs options. La plus évidente, la plus facile aussi était de gommer un peu cet aspect mystique pour se recentrer sur l’action et la lutte de pouvoir entre Elric et son cousin Yrkoon. Ce fut le choix fait pour la dernière adaptation en date, réalisée par trois Français et déclinée sur plusieurs tomes, avec un cinquième à venir.
Mais ce n’est pas la voie choisie par le scénariste Roy Thomas. Surtout qu’il avait alors besoin se racheter : en 1972, celui qui est alors éditeur en chef chez Marvel intègre le personnage à une histoire de Conan, histoire de tâter le terrain auprès du public. Mais affublé d’un chapeau pointu vert ridicule et dénué de toute l’ambivalence de son pendant littéraire, cette version ne convainc personne, Thomas lui-même.
Quatorze ans plus tard, il travaille désormais pour l’éditeur First Publishings et décide de s’attaquer de nouveau à l’oeuvre de Moorcock, mais en se calant cette fois-ci dans le sillage direct du maître. Après un premier tome de ce run paru d’abord chez Delcourt avant que la balle soit saisie au rebond par Delirium en 2022, Le Navigateur Sur Les Mers Du Destin, soit l’adaptation du deuxième roman (dans l’ordre) du cycle d’Elric, sort enfin pour la première fois traduite en français. Et c’est aussi beau et lumineux que son pendant chez Glénat était sombre et acéré.
Par rapport au (relativement) sage premier roman, le sage Elric de Ménilboné qui ‘installait’ le monde et les personnages, La Navigateur Sur Les Mers Du Destin était déjà dans sa version originale un récit très psychédélique, le prince albinos embarquant sur un bateau magique où il retrouve d’autres champions éternels, comme Corum, Hawkmoon ou Erekosë. Ensemble, ils partent affronter de mystérieux sorciers dans la toute aussi mystérieuse cité de Tanelorn.
Ayant bien compris qu’ils tenaient là l’une des aventures les plus délirantes d’Elric, Thomas et son dessinateur Michael T. Gilbert ont simplement décidé de tirer en quelque sorte le fil de la pelote, aboutissant à un récit baignant dans une perpétuelle brume hallucinogène. Si le dessinateur Barry Windsor-Smith, avec lequel Thomas a travaillé sur les premiers épisodes de Conan, n’est pas là, son ombre plane partout ici. Dans ces couleurs chatoyantes et flashy (parfois limite trop), dans ces visages allongés et gracieux ou encore dans cette influence palpable de l’Art Nouveau etc. Malgré son héros quasi-mutique et désespéré se dégage ici quelque chose de vivifiant, cette camaraderie qui nait entre des êtres à part, réunis autour d’une seule cause.
Or de tous les romans du cycle d’Elric, celui-ci est peut-être celui parlant le plus de la notion d’exil. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’une grande partie se passe sur les eaux ou que tous ces personnages ont en commun d’avoir été arrachés à leurs terres natales, sans vraiment savoir comment y retourner. Alors même si ce n’est pas le point de départ idéal pour les néophytes (mieux commencer par le commencement pour bien comprendre tous les tenants et aboutissants) cette première édition française trente-six ( !) ans après l’originale se révèle être une petite merveille d’heroic fantasy des années 80, avec une ambiance bien elle, aussi fantasmagorique qu’épique.
Olivier Badin
Elric – Le Navigateur Sur Les Mers Du Destin de Roy Thomas, Michael T. Gilbert & George Freeman. Delirium. 27 €