31 Oct

Gotham City année un : quand le fantôme de Philip Marlowe remplace Batman

Un Batman sans Batman, ou presque. Juste une ombre. Le héros est ici pour une fois passif, le seul et unique auditeur à qui ce long monologue s’adresse. Non ici, comme le titre l’indique, le vrai sujet, c’est SA ville, Gotham. Pas la mégapole en soit mais plutôt l’esprit qui l’anime. Et comment il est mort.

Les américains l’ont appelé hard-boiled, soit littéralement ‘dur à cuir’, même si les français lui ont préféré le terme, plus chic, de ‘roman noir’. Ce sous-genre est apparu dans les années 20 outre-Atlantique, notamment dans les pages de la revue Black Mask. Une revue qui a vu éclore plusieurs grands maîtres du genre, en premier lieu Dashiell Hamett et Raymond Chandler, ceux-là même qui en ont établi les archétypes indémodables : la corruption généralisée, la femme fatale, les riches pourris par leur argent, le policier véreux, le petit truand et au milieu, un privé mal rasé souvent divorcé et buvant beaucoup trop mais tâchant quand même de faire son boulot avec éthique.  Le tout au milieu d’une ville clinquante et bruyante faisant tout pour cacher la poussière et sa misère sous le tapis.

À sa façon, en récréant cet univers très codé, Gotham City Année Un est un pastiche dans le sens premier du terme, c’est-à-dire une imitation flatteuse mais ne visant pas le plagiat. Un hommage se délectant de son sujet en quelque sorte. Un peu comme Boris Vian l’a fait en 1946 en signant un pur roman noir sous le pseudonyme de Vernon Sullivan et devenu instantanément ‘culte’, J’irai Cracher Sur Vos Tombes.

© DC Comics – Urban Comics / Phil Hester & Tom King

Pour l’occasion, le scénariste Tom King a même ressorti des placards un personnage datant de 1937, le détective privé Sam Bradley, crée par Jerry Siegel et Joe Shuster, duo artistique déjà responsable de la naissance d’un héros dont vous avez peut-être entendu parler, Superman. Ce héros qui ne veut pas en être un, King (un ancien membre de la CIA !) prend ici un malin plaisir à le martyriser tout le long du récit. S’il accuse d’abord une ressemblance frappante avec Clark Kent avec ses muscles saillants, sa chemise semble t’il trop petite et ses petites lunettes rondes, il passe ensuite les six épisodes de cette mini-série publiée en 2022 aux Etats-Unis à se faire taper dessus par à peu près tout le monde.

© DC Comics – Urban Comics / Phil Hester & Tom King

Et pour quoi ? Parce qu’une jeune femme, un matin, lui dépose une lettre à remettre en mains propres à la famille Wayne et un billet de 100$. Nous avons beau être au tout début des années 60, juste après la guerre de Corée, les futurs grands-parents de Bruce Wayne sont déjà un couple très fortuné et très en vue, avec de nombreux projets pour leur ville. Le problème est que depuis un mois, personne n’a vu leur petite fille âgée d’à peine un mois, la ‘petite princesse’ telle qu’elle a été surnommée par la presse. La tragédie est en marche et c’est un Sam Bradley désormais au crépuscule de sa vie qui la raconte, sans fard, au héros masqué.

Pas de super-pouvoirs, ni de gadgets mirifiques ou de bombes faisant à éradiquer l’humanité ici. Juste de pitoyables êtres humains, chacun se cachant derrière un rideau de fumée et laissant apparaître ce qu’il ou elle veut bien. On peut déjà de réussite totale rien qu’avec le travail graphique impeccable de Phil Hester, remarqué récemment grâce à Family Tree et tout en clair-obscur, entre Darwyn Cooke et Mike Mignola, sculptant les visages et les âmes.

© DC Comics – Urban Comics / Phil Hester & Tom King

Mais ce qui emporte vraiment la mise, c’est l’atmosphère vraiment désabusée que Tom King réussit à teinter tout le récit avec. Bien sûr, il y a, comme dans tout bon polar, pleins de rebondissements et de faux-semblants, chaque personnage ayant sa part d’ombre. Mais c’est surtout cette façon qu’il a de distiller un sentiment poisseux d’inévitabilité ou comment Gotham, et tous ces hommes et femmes qu’elle entraîne avec elle dans l’abîme, ne peut échapper à son destin funeste. Oui, on fini même par penser à elle comme d’un personnage à part entière tiens. Et c’est là la grande réussite de ce retour en arrière, aux origines du mal on a envie de dire, réussi de bout en bout. Inratable.

Olivier Badin

Gotham City Année Un de Phil Hester & Tom King. DC Comics/Urban Comics. 21€