Le nouveau projet du duo Jeff Lemire (Black Hammer) et Andrea Sorrentino (Green Arrow) les voit s’attaquer cette fois-ci à la science-fiction, avec un passionnant et psychédélique – même si très déroutant – récit remettant en cause l’un des mythes fondateurs de la conquête spatiale, sur fond de guerre froide.
Le point de départ de Primordial est digne d’un épisode de X-Files et plaira d’entrée aux amateurs de théorie du complot : et si Laïka, premier être vivant mis en orbite par les Russes en 1957, n’était pas morte comme on l’avait supposé ? Surtout qu’on n’a jamais retrouvé son corps, le satellite dans lequel elle voyagea s’étant consumé dans l’atmosphère.
Mieux : et si cette chienne bâtarde récupérée dans les rues de Moscou avait été au final enlevée par une intelligence supérieure et attendait, quelque part, de revenir sur Terre ? Quatre ans plus tard, un professeur du MIT nommé Donald Pembrook, recruté à la base pour le programme spatial, se retrouve embarqué malgré lui dans la recherche de la vérité par une chercheuse russe, le tout sur fonds de guerre froide et d’espionnage.
Même si le scénario, paranoïaque à souhait, réussit bien à retranscrire l’ambiance étouffante et pleine de faux-semblants de cette époque si particulière, la vraie réussite de Primordial tient dans son parti pris graphique audacieux. En fait, on suit deux histoires en parallèle : d’un côté, la quête de la vérité de Pembrook et de l’autre, la quête de Laïka, avant, pendant et surtout, après son voyage, alors qu’elle retrouve Abe et Baker, les deux singes envoyés par les américains dans la foulée.
Or chacune a une identité graphique très forte et distincte. Comme pour renforcer son côté ‘John le Carré’, l’odyssée de Pembrook en RDA fait très roman graphique, avec des teintes très monochromes, chaque case ressemblant presque à des photos. Or autant cette facette-là est volontairement austère et froide, autant le destin du canidé est, à l’inverse, une explosion perpétuelle de couleur et de pages déstructurées, où chaque détail semble jaillir de la page. Le résultat est d’abord déroutant car autant ce choix audacieux donne aux animaux une humanité et une âme touchantes, autant l’être humain, terne et souvent presque sans visage, y apparaît comme froid et cruel. Avec en sous-texte, une condamnation donc sans équivoque de l’expérimentation animale…
Alternant donc moments assez austères et verbeux et récit soudainement éclaté et kaléidoscopique, Primordial est une uchronie déroutante, assez contemplative, très conceptuelle (quitte à ce que l’on perde parfois un peu le fil) et en même temps, très originale et cosmique. Un vrai OVNI, dans tous les sens du terme.
Olivier Badin
Primordial de Jeff Lemire & Andrea Sorrentino. Urban Comics. 21 €