23 Jan

Cinq Branches de coton noir : entre deuxième guerre mondiale et lutte contre la ségrégation raciale, le parcours de trois soldats noirs raconté de main de maître par Yves Sente et Steve Cuzor

Capture d’écran 2018-01-21 à 16.17.05Et si le tout premier drapeau des États-Unis avait comporté une étoile noire en hommage au peuple afro-américain pour sa participation à la construction de l’Union. C’est à partir de ce postulat, de ce « Et si… » en quelque sorte, que les auteurs Steve Cuzor et Yves Sente ont déroulé l’histoire de Cinq branches de coton noir, un roman graphique extraordinaire qui vient à point nommé marquer les 30 ans de la collection Aire Libre des éditions Dupuis…

Trente ans. Et quelques-unes des plus belles réussites de la bande dessinée franco-belge à son actif ! La collection Aire Libre, c’est Voyage en Italie de Cosey, SOS Bonheur de Van Hamme et Griffo, Le Bar du vieux français de Stassen et Lapière, Le Photographe de Guibert, Lefèvre et Lemercier ou encore Portugal de Pedrosa, c’est beaucoup de one shots et quelques séries courtes qui partagent la même exigence et sont pour la plupart devenus des références.

Avec Cinq Branches de coton noir, les auteurs Steve Cuzor et Yves Sente signent le dernier album en date de la collection mais surtout un récit époustouflant, une fiction qui prend racine dans l’histoire avec un grand H, la guerre d’indépendance des États-Unis d’un côté, la deuxième guerre mondiale de l’autre. Avec des allers-retours entre les deux époques et une même question : pourquoi l’homme noir ne vaudrait pas l’homme blanc ? Une question qui dénonce bien évidemment la ségrégation raciale qui fût active aux États-Unis jusqu’au milieu des années 60 et connait encore aujourd’hui quelques soubresauts nauséabonds. Ça, c’est l’histoire avec un grand H.

© Dupuis / Cuzor et Sente

© Dupuis / Cuzor et Sente

Pour ce qui est de l’histoire avec un petit h, Cinq branches de coton noir propose une fiction mais une fiction de l’ordre du possible, du vraisemblable.

« je me suis documenté pour traiter les scènes situées dans les années 1770… », explique Yves Sente, « J’ai fait en sorte que rien ne puisse être démenti par un historien. Pour le reste, j’ai cherché à tisser des liens entre divers faits avérés. Le rôle d’un scénariste consiste aussi à inventer et à « combler les trous » laissés par la recherche historique ».

Cette fiction commence en mai 1944 en Angleterre dans un camp militaire fantôme, un leurre pour détourner l’attention des forces allemandes. C’est l’opération Fortitude. Ici, les chars alignés par centaines sont aussi légers que l’air et le nombre de soldats est réduit au strict minimum, une poignée de soldats, noirs pour la plupart, non désirables sur le front où se battent les « vrais » Américains, les Blancs.

Parmi ces hommes noirs, Lincoln. Son rêve ? Participer comme tout Américain à la victoire et en devenir un de ses héros. L’occasion lui est finalement donné de rejoindre le front avec deux de ses camarades pour une mission périlleuse : infiltrer les colonnes allemandes et récupérer le tout premier drapeau américain conçu en 1776 par Betsy Ross, à la demande de George Washington, volé sur un champ de bataille par un mercenaire allemand dont le descendant serait aujourd’hui officier dans la Wehrmacht. Outre le fait que ce drapeau serait le premier, il aurait dit-on comporté une étoile noire cousue à l’époque par une servante de Betsy Ross. Tout un symbole !

« Il s’agit d’une pure fiction… », poursuit Yves Sente, « Mais je connaissais l’histoire de Betsy Ross et, à partir de là, mon imagination s’est mise en route. À l’origine d’un scénario, on retrouve toujours la même question : « Et si… ? » Et si le tout premier drapeau américain n’avait pas disparu ? Puisque les Anglais avaient fait appel à des mercenaires d’origine germanique, il pouvait très bien se trouver quelque part en Allemagne… ».

© Dupuis / Cuzor et Sente

© Dupuis / Cuzor et Sente

Au delà du périple des trois soldats noirs américains sur les champs de bataille de l’après débarquement, Cinq Branches de coton noir témoigne avec force de l’obscurantisme, du racisme et de la ségrégation à travers les siècles pour nous interroger au final sur ce monde que nous façonnons chaque jour.

« À travers cet album, j’ai voulu raconter le parcours de trois hommes qui ont envie d’exister. Pour un militaire noir engagé dans l’armée américaine, dans les années 1940, les possibilités d’être un héros étaient réduites. Le plus souvent, il risquait de se retrouver à porter des caisses ou à balayer les latrines… Le racisme est un thème important du récit. Et il est toujours d’actualité, à en juger par les meurtres de Noirs commis par des policiers blancs aux États-Unis. Mais nous n’avons pas voulu délivrer un message : j’espère que l’album se lit d’abord comme une bonne histoire d’aventures ».

Pensé à l’origine en plusieurs volumes, Cinq Branches de coton noir n’en fait finalement qu’un. Une bonne nouvelle pour tous ceux qui n’aiment pas attendre mais un travail énorme qui a nécessité quatre ans de travail aux auteurs et notamment au dessinateur Steve Cuzor. Mais le résultat est là : un scénario intelligent et captivant, un graphisme et des atmosphères incroyablement maîtrisés, des personnages qui ont de la profondeur… C’est absolument magnifique de bout en bout.

Sachez pour finir qu’il existe trois versions de l’album, une version classique à 24€, une édition spéciale au tirage limité à 777 exemplaires avec frontispice numéroté et signé, jaquette originale à 40€ et une édition en noir et blanc au tirage limité à 1000 exemplaires à 49€.

Eric Guillaud

Cinq branches de coton noir, de Steve Cuzor et Yves Sente. Editions Dupuis. 24€