Il n’est pas encore sorti qu’il fait déjà un carton chez certains marchands en ligne, au point de figurer à la première place des meilleures ventes. Normal, Tintin au pays des Soviets n’est pas une aventure comme les autres, c’est une aventure de Tintin, la première, celle qui a posé les jalons d’une série mythique du neuvième art. Une réédition événement en couleurs qui bien sûr soulève ici ou là la polémique…
Les puristes intégristes ne décolèrent pas. Les fans de 7 à 77 ans, eux, ont déjà commandé leur album. La réédition colorisée de Tintin au pays des Soviets sera à n’en pas douter le carton éditorial de l’année 2017, plus fort que le dernier Lucky Luke tout de même imprimé à 500 000 exemplaires en 2016.
Tintin au pays des Soviets est la première aventure du célèbre reporter à la fameuse houppette et au pantalon de golf. Elle a été publiée à partir de janvier 1929 dans les pages du journal belge de droite, de droite extrême pourrait-on même écrire, Le XXe Siècle. C’est l’abbé Wallez, le directeur de ce journal qui en a passé commande à Georges Remi, aka Hergé, en lui conseillant au passage un livre dont il pouvait s’inspirer, Moscou sans voiles d’un certain Joseph Douillet, un pamphlet anticommuniste.
© Hergé/Moulinsart 2017
Certains voient dans Tintin au pays de Soviets la pure et simple adaptation du livre de Joseph Douillet, d’autres y voient le reflet plus large d’une société belge gagnée dans les années 30 par un fort sentiment anticommuniste. D’autres encore y voient, avec le recul historique et culturel nécessaire, la naissance d’un géant du neuvième art, la naissance d’un héros aussi, même si le trait est encore loin de cette fameuse ligne claire dont Hergé est l’initiateur.
Un récit plus burlesque qu’engagé ?
« L’histoire s’avère d’ailleurs plus burlesque qu’engagée… », confie Philippe Goddin, biographe d’Hergé, « Elle est engagée, bien sûr, parce qu’Hergé est dans un milieu catholique et qu’à cette époque-là, le pays des Soviets, c’est l’enfer. Il y a donc une part de caricature. Mais c’est vraiment l’aspect burlesque qui prime, avec des enchaînements très dynamiques. L’imagina- tion d’Hergé est sans limite puisque le personnage n’a pas encore cette nécessité d’être ancré dans une certaine réalité. Il peut lui faire faire n’importe quoi, même des choses absolument loufoques ou totalement impossibles ! Mais il y a en germe dans cet épisode toute une série de choses qui vont être très importantes dans la suite de la carrière d’Hergé, du point de vue du vocabulaire ou de la grammaire de la bande dessinée, notamment : les procédés pour indiquer la dynamique, la forme des phylactères, l’inscription des bruits… Quant à la ligne claire, elle se met également en place, peu à peu.
Absolument géniale dans la forme, contestée dans le fond, cette aventure de Tintin disparut des écrans radars pendant de longues années, jusqu’en 1973 précisément, date à laquelle elle fut publiée dans un album intitulé Archives Hergé réunissant notamment Tintin au pays des Soviets, Tintin au Congo et Tintin en Amérique, trois aventures alors en noir et blanc.
Si Tintin au Congo et Tintin en Amérique connurent une rapide mise en couleur, Tintin au pays des Soviets resta en noir et blanc jusqu’à nos jours.
Pourquoi coloriser Tintin au pays des Soviets?
« Ce qui est important… », explique Philippe Goddin, « c’est que dans l’état actuel, Tintin au pays des Soviets reste illisible pour une partie du public, parce que c’est du noir et blanc, parce qu’ils trouvent le dessin primitif, parce qu’ils n’y reconnaissent pas le Tintin qu’ils aiment, etc. Pour moi, cette colorisation est subtile, au service du dessin. Et grâce à elle, l’album en devient extrêmement lisible. Une partie du public va pouvoir le découvrir de manière plus agréable, plus vivante, plus proche du Tintin qu’on connaît ».
Pas question de coller des couleurs flashy sur une aventure de plus de 86 ans. À l’image de la couverture, la mise en couleur devrait (nous n’avons pas pu à ce jour voir les planches entières de l’album) être dans des tons neutres, gris, une colorisation et non un coloriage. La nuance est de taille comme nous l’explique Michel Bareau, directeur artistique.
« Le défi pour nous était de dynamiser une œuvre qui n’a pas été conçue pour la couleur, en restituant une ambiance d’époque, à la manière de ce qui a été fait dans la série documentaire Apocalypse. Hergé avait inventé un système de coloriage qui permettait, à un moment où la sélection des tons était encore balbutiante, d’imprimer Tintin en trichromie, c’est-à-dire dans une combinaison de cyan, de magenta et de jaune. La seule intervention du noir, c’est la ligne claire, c’est donc le trait. Il n’y a donc aucune nuance d’ombres ou de dégradés dans le coloriage d’Hergé. Avec les moyens de notre époque, on a pu créer une sélection en quadrichromie, intégrant le noir, qui nous a permis de développer des tons plus nuancés, grâce auxquels on peut davantage travailler les ambiances. Quand Tintin approche de Moscou, par exemple, le ciel change de ton, il accompagne la montée en intensité du récit. Chose impossible avec les ciels toujours clairs d’Hergé. »
Des heures et des heures de travail pour un résultat qui devrait permettre à l’histoire, selon Michel Bareau, de gagner en lisibilité et de mettre l’accent sur une grande qualité de l’auteur, la précision. « Je suis convaincu… », confie-t-il dans un entretien avec Julien Bisson, « que cet album peut être lu par les plus jeunes, et leur permettre d’entrer par la suite dans l’ensemble des aventures de Tintin. Cela peut aussi leur permettre de s’interroger sur la Révolution d’octobre et l’entre-deux guerres. Pendant un temps, Hergé a été beaucoup critiqué pour sa critique du communisme dans l’album. Mais après la chute du mur de Berlin, des vérités sont apparues, et le récit paraît aujourd’hui nettement moins sulfureux qu’il ne l’était il y a encore quelques décennies. Tintin au pays des Soviets est un album qui gagne à être découvert, ou redécouvert, et je crois que cette colorisation peut en être l’occasion ».
Tintin en chiffres
Tintin, c’est 230 millions d’albums vendus depuis la création, 500 000 albums vendus par an en langue française, 77 langues à travers le monde. Tintin au pays des Soviets version 2017, c’est deux éditions différentes, une édition standard à 14,95€ imprimée à 300 000 exemplaires, une édition luxe à 31,50€ tirée à 50 000 exemplaires et une projection des ventes évaluée à 500 000 exemplaires pour l’année 2017.
Le + de l’INA
En 1981, déjà à l’occasion d’une réédition de l’album Tintin au pays des Soviets en fac-similé, Pascal Ory, historien de la culture et spécialiste de la bande dessinée, revenait sur la polémique qui entoure l’album d’Hergé…
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Eric Guillaud