Les compétitions officielles ont au moins un mérite, celui d’exposer aux yeux d’un large public la richesse d’un art. Quarante-cinq albums ont été sélectionnés par les organisateurs du Festival international de la Bande Dessinée d’Angoulême qui se tiendra du 25 au 28 janvier 2024. Quarante-cinq, c’est peu face à la pléthorique production annuelle, mais c’est suffisant pour témoigner de la diversité, de la créativité graphique, de l’ingéniosité narrative, de la variété scénaristique. En voici un aperçu…
Mariée très tôt, trop tôt, à un homme choisi par sa mère, homme qui se révèlera être volage et joueur au point de ruiner le foyer, Yeon-lee n’a pas commencé sa vie d’adulte de la meilleure des façons. Et la suite n’est guère mieux ! Après avoir travaillé de nuit pendant des années pour éponger les dettes, tout en élevant trois enfants, la jeune femme doit se résoudre à divorcer pour échapper au pire. Et de se retrouver célibataire, position peu enviable dans la Corée contemporaine, employée dans une société de nettoyage, à récurer les toilettes sous le joug de chefs pervers, avec pour amant un coureur de jupons alcoolique. Bref, rien de bien réjouissant, pas la belle vie et le grand amour auxquels elle pouvait légitimement rêver ! Et autour d’elle, c’est la même chose, ses collègues, ses amies, doivent affronter, elles aussi, une vie sociale et intime difficile. Pourtant, Yeon-lee comme les autres parviennent tout au long de leur vie à faire face, à surmonter les difficultés, à soigner les blessures et même à toucher du doigt ce qu’on appelle le bonheur…
Portrait sensible de la gent féminine coréenne, Les Daronnes s’inspire des confessions de la propre mère de l’auteur, Yeong-Shin Ma, recueillies dans un carnet. Dans un esprit un peu fourre tout, elle y a consigné ses amours, ses amitiés, son travail… le récit de sa vie autant qu’une lettre à son fils. Couronné d’un Harvey Award aux États-Unis en 2021, l’album offre au delà de ce portrait intime, un regard sur la Corée d’aujourd’hui où la cause féministe a bien du mal à s’imposer face à une vague conservatrice et masculiniste musclée. Malgré ses 370 pages, le livre se lit d’un trait, aucune longueur à déplorer, et ce grâce à un ton qui oscille en permanence entre la comédie et la tragédie. (Les Daronnes, de Yeong-Shin Ma. Atrabile. 25€)
Avec une belle palette de styles graphiques, il y a même de la broderie, l’Espagnole Beatriz Lema raconte ici la maladie mentale d’une femme en se mettant dans la peau de Vera, sa fille. Est-ce une histoire autobiographique pour laquelle elle aurait changé de prénom, histoire de garder une certaine distance ? Peut-être ! Quoi qu’il en soit, Des Maux à dire est un récit bouleversant de vérité dans lequel nous assistons aussi impuissants que Vera à la lente détérioration de la santé mentale de cette femme. Exorcistes, psychiatres, médicaments… rien n’y fait, Adela, c’est son prénom, devient de plus en plus paranoïaque, méfiante, persuadée d’être habitée par le démon, et sujette à des pensées suicidaires. Sa vie est un enfer, celle de ses proches plus encore. Mais Vera ne la laissera jamais tomber, s’occupant d’elle jusqu’au bout, quitte parfois à s’oublier, à oublier sa propre vie.
Ce qui frappe à la lecture de ce livre, c’est l’immense liberté que s’est donnée l’autrice tant au niveau graphique, les pages alternant broderies et dessins au feutre ou au stylo, en couleurs ou en noir et blanc, qu’au niveau narratif. Un album surprenant mais profondément séduisant ! (Des Maux à dire, de Beatriz Lema. Sarbacane. 25€)
Avec un graphisme ligne claire qui rappellera par certains aspects celui de Chris Ware, l’auteur américain Nick Drnaso déjà remarqué avec ses albums Beverly, Fauve révélation 2018, et Sabrina, sélection officielle 2019, nous offre un récit troublant, voire déroutant, autour d’un groupe de personnages réunis dans un atelier de théâtre, un acting class. Ils s’appellent Rosie, Dennis, Angel, Lou ou encore Beth, font partie de la classe moyenne inférieure américaine, parfois en rupture sociale, rêvent tous de donner un autre sens à leur vie… Cours après cours, le professeur, John Smith, les amène à se dévoiler corps et âme dans des jeux de rôle qui abolissent la frontière entre la réalité et le théâtre, au risque de les perdre et de nous perdre par la même occasion. Sur un peu plus de 260 pages, Acting Class associe une monotonie graphique à une mise en couleurs sans éclat, pour figurer, sans doute, l’état dans lequel se trouve la société américaine une fois les masques tombés. (Acting Class, de Nick Drnaso. Presque Lune. 30€)
Eric Guillaud