18 Déc

Angoulême 2024. Regard sur la sélection officielle : Le visage de Pavil, Mary-Pain, Monica et Fleur de lait

Les compétitions officielles ont au moins un mérite, celui d’exposer aux yeux d’un large public la richesse d’un art. Quarante-cinq albums ont été sélectionnés par les organisateurs du Festival international de la Bande Dessinée d’Angoulême qui se tiendra du 25 au 28 janvier 2024. Quarante-cinq, c’est peu face à la pléthorique production annuelle, mais c’est suffisant pour témoigner de la diversité, de la créativité graphique, de l’ingéniosité narrative, de la variété scénaristique. En voici un aperçu…

Tombé du ciel ! Ou presque. L’étrange aéroplane de Pavil s’est écrasé en territoire inconnu, Lapyoza, un village étrange lui aussi, planté au milieu d’un archipel, isolé, loin de tout, loin du monde, loin de SON monde, l’Empire. Impossible de repartir, impossible d’envisager un plan B, Pavil va devoir rester et patienter jusqu’au prochain bateau, d’ici à quelques semaines. Méfiants, le prenant d’abord pour un espion, les autochtones finissent par lui accorder l’hospitalité avec l’obligation de participer à la vie du village. Il est libre de ses mouvements mais il lui est interdit de se rendre dans les zones sacrées et de participer à toutes célébrations. C’est pourtant là que son intérêt semble le porter…

Une histoire singulière, une approche graphique minimaliste, des couleurs inattendues, un univers d’une richesse incroyable, des références à des légendes anciennes et des thématiques actuelles… Mais où Jérémy Perrodeau va-t-il chercher tout ça ? Peut-être un peu dans les jeux vidéo dont il raffole, beaucoup dans les méandres de son imaginaire sans limite et sans doute dans l’obligation qu’il se fait à chaque nouvel album de bousculer ses habitudes et d’explorer de nouveaux territoires. Aucun doute, Jérémy Perrodeau a un énorme talent pour créer des mondes parallèles et nous y embarquer avec lui ! (Le visage de Pavil, de Jérémy Perrodeau. Éditions 2024. 29€)

« Vous n’avez pas honte à votre âge de ne rien faire de votre vie ? » , « Tu devrais te prendre en main ! », Voilà ce qu’elle entend Mary-Pain lorsqu’elle se promène dans son village natal du sud de l’Espagne où elle est récemment revenue. Au chômage, sans un sou, elle a dû se résoudre à ce retour douloureux au bercail. Un échec personnel ? La crise ? Au moins, pourra-t-elle s’occuper de son grand-père qui glisse doucement mais surement vers la fin de son histoire. Fille unique, une mère décédée dans des circonstances qui lui ont laissé un traumatisme évident, un grand-père à charge et une maison familiale hypothéquée, la vie de Mary-Pain n’est qu’un chapelet d’emmerdes et de blessures mais après avoir touché le fond de la piscine familiale, depuis longtemps laissée aux seules feuilles mortes, la jeune femme pourrait bien se reprendre en main, comme ils disent dans le village, et retrouver dignité et envie.

Cette histoire de Mary-Pain pourrait très bien être celle de l’autrice elle-même, Lola Lorente, comme celle de millions d’Espagnols. Écrite entre 2013 et 2022, elle reflète la crise qui a durement touché le pays à partir de 2007. Son personnage, Mary-Pain est une enfant de cette crise, et sa différence, ses rondeurs, sa coupe de cheveux punk, ses vêtements, son style de vie, dénotent dans ce coin de l’Espagne replié sur lui-même qu’elle a voulu fuir et oublier. Le récit de Lola Lorente, au graphisme expressif, quasi-expérimental, nous parle de la crise, de la difficulté de se faire une place, de la frustration engendrée au sein de la jeunesse éprise de liberté. Son livre précédent lui a permis de décrocher le Prix Auteur révélation au Salon international de la bande dessinée de Barcelone. Une autrice à suivre ! (Mary-Pain, de Lola Lorente. Actes Sud BD. 28€)

Après avoir acquis une partie des droits de ses œuvres en langue française et réédité dans la foulée quatre albums parmi lesquels les fameux Ghost World et Patience, les éditions Delcourt ont publié pour Noël un inédit de Daniel Clowes baptisé Monica, album vertigineux qui signe le grand retour de l’auteur américain simultanément des deux côtés de l’Atlantique.

Cinq années auront été nécessaires pour boucler ce petit chef-d’œuvre graphique et scénaristique, cinq années pour dérouler la vie de son héroïne éponyme dans un chapelet de chapitres interconnectés et inspirés par ses propres souvenirs personnels.

Tout commence dans la jungle vietnamienne avant la naissance de Monica pour se terminer dans une ville de villégiature en Californie. Et entre les deux ? Une vie passée à la recherche d’un père inconnu et d’une mère qui l’a abandonnée, une romance en même temps qu’une satire sociale, le tout raconté à la manière de Daniel Clowes, avec un trait élégant rehaussé de couleurs pop et une touche d’étrangeté, de surnaturel, qui peut parfois dérouter le lecteur non averti et enthousiasmer le fan de base. (Monica, de Daniel Clowes. Delcourt. 21,90€)

L’auteur italien Miguel Vila s’était déjà fait remarquer avec Padovaland paru chez Presque Lune en 2022, un premier roman graphique qui nous immisçait dans la vie d’un groupe de jeunes gens coincés quelque part entre l’adolescence et l’âge adulte, sans véritable but, anesthésiés par les réseaux sociaux, handicapés des relations humaines. C’est encore un peu le cas ici, même si les protagonistes sont à l’étape d’après, ont pris leur indépendance et découvrent les relations de couple. Marco et Stella s’aiment mais au lit, ce n’est pas franchement l’apothéose. Marco n’y arrive pas, ne sait pas y faire. Chaque occasion se termine de la même façon, dans la frustration totale pour l’un et pour l’autre. Marco se réfugie sur les sites porno jusqu’au jour où il croise Lulu dont l’énorme poitrine crache du lait maternel à volonté. Son fantasme !

Influencé dit-il par Nick Drnaso, également en compétition cette année avec l’album Acting Class, et par Daniel Clowes, Miguel Vila se singularise par la composition de ses planches. Rien à voir avec le gaufrier traditionnel, l’auteur s’amuse à varier la taille et la forme des vignettes offrant à cette BD une lecture plutôt dynamique et agréable, le trait étant tout de même moins gracieux que celui de ses mentors. Une démarche assumée, Miguel Vila souhaitant donner une image réaliste et non idéalisée, fantasmée, du corps humain. Du côté de l’histoire, l’auteur explore une nouvelle fois les affres d’une jeunesse italienne confrontée à la vie, la vraie, entre mensonges, hypocrisies et désillusions. Un récit sans filtre qui place le lecteur par son écriture, par sa composition, en position de voyeuriste. (Fleur de lait, de Miguel Vila. Presque Lune. 22€)

Eric Guillaud