Véritable fenêtre sur le monde, les éditions çà et là nous proposent depuis 18 ans maintenant des ouvrages d’une très grande exigence au point de remporter deux années de suite le fauve d’or à Angoulême pour Écoute, Jolie Marcia et La Couleur de choses, ainsi que le Fauve Prix de Public France Télévisions pour Naphtaline. L’année 2023 est repartie sur les chapeaux de roue avec notamment ce livre qui nous emmène dans la montagne du Kurdistan iranien pour un drame dont les hommes ont tristement le secret depuis la nuit des temps…
« Les morts nous ont abandonnés, nous laissant souffrir à la surface de la Terre ». Cette phrase prononcée par le personnage féminin de l’album a de quoi nous glacer le sang. Comment préférer le sort des morts à celui des vivants ?
Pourtant, plus on avance dans la lecture du roman graphique de Mana Neyestani, plus ces quelques mots résonnent en nous au point de devenir une évidence. Depuis notre société occidentale globalement riche et privilégiée, l’histoire des Oiseaux de papier vient heurter de plein fouet nos certitudes. Comment au XXIe siècle, des hommes et des femmes peuvent-ils encore sciemment risquer leur vie pour simplement nourrir leur famille ?
Au centre du récit : les kolbars. Ces porteurs kurdes iraniens transportent des marchandises d’un côté à l’autre de la frontière entre l’Irak et l’Iran, la plupart du temps à même le dos. Et bien-sûr au risque de leur vie car, aux chemins escarpés et dangereux, viennent s’ajouter le danger des mines enfouies ici depuis la guerre Iran / Irak et les tirs des garde-frontières.
Rien que pour le mois de janvier 2023, selon le Centre de statistiques et de documents de l’Organisation Hengaw des droits de l’homme, 2 kolbars auraient été tués et 12 autres blessés, victimes de tirs directs pour 9 d’entre eux.
Auteur Iranien connu pour ses dessins de presse, pour ses récits sur le régime totalitaire iranien et sa condition de réfugié, Mana Neyestani, décrit ici avec justesse et force le quotidien difficile des kolbars et ce à travers une fiction qui, précise-t-il, « n’a aucune prétention de description exhaustive de leurs vies. Il ne s’agit que de bribes de leur réalité, mêlées à mon imagination et aux nécessités du récit ».
Et de fait, Les Oiseaux de papier met aussi en images une magnifique histoire d’amour, bien évidemment tragique, entre une jeune femme qui rêve de liberté derrière son métier à tisser et un jeune kolbar. Car derrière l’oppression de l’homme, il y a aussi et toujours la question de l’émancipation de la femme. Un récit poignant dont le dessin fait de fines hachures renforce le caractère dramatique.
Mana Neyestani, qui a été condamné à des peines de prison et a reçu des menaces de mort pour une caricature lorsqu’il était encore en Iran, est aujourd’hui réfugié en France. Il a reçu en 2010 le Prix du courage décerné par le CRNI (Cartoonists Rights Network International), en 2012 le Prix international du dessin de presse des mains de Kofi Annan et en 2015 le Prix Alsacien de l’engagement démocratique. Autant dire le sérieux de ce travail à valeur journalistique.
Eric Guillaud
Les Oiseaux de papier, de Mana Neyestani. çà et là / Arte éditions. 20€