12 Sep

BD : dix bonnes raisons d’aimer cette rentrée

On a encore du sable entre les doigts de pied, du soleil plein les yeux mais il faut se rendre à l’évidence, les vacances sont terminées. Retour au travail pour les uns, à l’école pour les autres. Malgré tout, la rentrée a de bons côtés, à commencer par le flot de nouveautés BD qui inondent nos librairies préférées. En voici déjà dix qu’on a particulièrement appréciées…

L’Employé du Moi fait toujours du bon boulot. Sinon, ce ne serait pas L’Employé du Moi. Avec cette fois un album coédité avec la petite maison d’édition ça et là qui fait elle aussi du bon boulot. Et cet album, au format roman avec les coins d’un arrondi du plus bel effet, s’intitule Keeping two qu’on pourrait traduire par… comme il vous plaira. Car ce qui est important est à l’intérieur, 320 pages d’une belle histoire d’amour qui parle du début à la fin de la peur de la mort de l’autre. Vu comme ça, ce n’est pas très gai mais l’auteur, Jordan Crane, qu’on présente comme l’un des chefs de file de la bande dessinée indépendante américaine, avait envie de parler de ce sentiment que l’on éprouve inévitablement au bout d’un moment de vie commune. Et il le fait avec beaucoup d’originalité dans la narration, d’intelligence dans l’écriture, de tendresse dans les personnages, le tout porté par un graphisme épuré sous une palette de couleurs limitée à deux nuances de vert. La couleur de l’espérance ? Ce roman graphique aura demandé 20 ans pour voir le jour, l’auteur revenant régulièrement à son écriture entre deux autres albums, 20 ans de travail et un petit bijou à l’arrivée, à déguster sans peur ! (Keeping two, de Jordan Crane. L’Employé du Moi / ça et là. 24€)

Direction l’Italie pour un thriller tout en atmosphères enfumées. Gauloises, c’est son nom, narre la rencontre entre deux hommes que rien ne rapproche si ce n’est qu’ils n’ont pas l’un et l’autre des gueules d’anges. Le premier s’appelle Ciro, c’est un tueur à gages napolitain sans pitié, du genre à faire des heures sup, un grand fumeur de gauloises avec un petit quelque chose de Robert de Niro. Le second, Aldo, est un boxeur sarde qui ne fait pas vraiment dans la tendresse. Ciro est accusé d’avoir tué le protégé d’un parrain local. Va-t-il payer pour ce crime ? C’est à Milan que les deux hommes vont se retrouver et que l’affaire va se jouer.  Aux manettes, deux auteurs italiens qu’on ne présente plus, Andrea Serio (Rhapsodie en bleu…) et Igort (5 est le numéro parfait, Les Cahiers ukrainiens…), une collaboration évidente tant l’économie des mots voulue par le scénariste se marie parfaitement avec les atmosphères réalisées aux crayons de couleurs par le dessinateur. Une BD à lire et à contempler… (Gauloises, de Serio et Igort. Futuropolis. 17€)

N’ayons pa peur des mots, Xavier Coste est un monstre, un monstre du neuvième art, un auteur complet qui n’hésite pas à sortir de sa zone de confort pour chacun de ses projets, tant par le thème abordé que par l’approche graphique. Après la très remarquée et remarquable adaptation de 1984 de George Orwell, Prix Uderzo de la meilleure contribution au 9e art et Prix BD Fnac France Inter, l’auteur nous offre justement pour cette rentrée un petit bijou autour des monstres, les vrais, les freaks, ceux qui faisaient déplacer les foules dans les baraques de foire et les cirques avant l’apparition du cinéma. L’Homme à la tête de lion raconte le destin de l’un d’entre eux, un homme à la pilosité faciale envahissante. Hector Bibrowski, c’est son nom, débute dans les cirques en Europe avant de traverser l’Atlantique et de devenir une vedette aux côtés de sœurs siamoises, hommes tronc, géants, femmes à barbe et autres curiosités. Mi-homme, mi-fauve, Hector est un érudit et s’il s’accommode de sa condition, c’est avec l’espoir de devenir un jour un artiste reconnu pour son art. En attendant, les badauds viennent lui tâter les poils…Un magnifique album au format carré de plus de 200 pages avec des planches et notamment des dessins pleine page de toute beauté, une utilisation de trames qui relève l’atmosphère générale et un personnage captivant, qui exista dans la vraie vie sous le nom de Stephan Bibrowski. Lumineux ! (L’Homme à la tête de lion, de Coste. Sarbacane. 29€)

Même si tout n’est pas rose au village, la vie est plutôt paisible pour Merel. La quarantaine, célibataire sans enfants, Merel partage son temps entre son élevage de canards, le club de football local et ses articles pour un journal régional. Une vie paisible jusqu’au jour où, au détour d’une de ses blagues, les femmes du village commencent à la soupçonner de coucher avec tous les hommes. Commérages après commérages, la mécanique de la rumeur se met en marche. D’une femme libre, Merel devient une femme légère, une allumeuse, une méchante… peut-être même une sorcière. Merel devient le bouc émissaire du village tout entier. Hommes, femmes, enfants, personne ne l’épargne. On la raille, on lui tourne le dos, on la harcèle, on lui crève les pneus, on allume un feu sur le pas de sa porte. De quoi transformer sa vie en un enfer. Premier roman graphique de l’autrice et premier roman graphique de la nouvelle collection Les Ondes Marcinelle, Merel nous parle des gens, les vrais, capables du meilleur comme du pire. Une belle écriture, un bon coup de crayon, une belle découverte. (Merel, de Clara Lodewick. Dupuis. 24€)

Histoire émouvante mais ô combien positive et pleine d’espoir, Le Printemps de Sakura nous emmène au pays de soleil levant, Sakura est une petite fille née d’un père français et d’une mère japonaise décédée dans un accident de la circulation alors qu’elle n’avait que 5 ans. Depuis, elle vit seule avec son père et se rend souvent chez ses grands-parents en France pour les vacances. Mais un déplacement professionnel oblige le père à confier Sakura à sa grand-mère maternelle qu’elle connait peu. Le temps d’un printemps, elle découvre cette vieille femme pleine d’amour, elle découvre aussi la culture japonaise, son raffinement, sa poésie, sa gastronomie… et les Kamis, ces esprits qui pour les Japonais sont dans chaque être, chaque objet. Un album délicieux à lire et contempler pour la beauté des planches et des décors. Beau comme un cerisier en fleur! (Le Printemps de Sakura, de Jaffredo. Vents d’Ouest. 19€)

Voici l’histoire d’un homme qui avait tout et qui a tout perdu avant de se perdre lui-même dans le labyrinthe de la vie. Et quand je dis tout, je dis l’essentiel, l’homme a perdu sa fille, Wendy, morte avant d’avoir pu grandir, morte avant qu’il ne devienne un père Avec le temps, il a fini par oublier son visage et de penser qu’il pourrait l’oublier totalement le terrifie. Jusqu’au jour où il reçoit un appel téléphonique de… Wendy. Du moins en est-il persuadé. Et de partir à sa recherche à travers la ville… Aux manettes du récit, le Canadien Jeff Lemire dont on a déjà pu mesurer le talent de ce côté-ci de l’Atlantique dans Essex County, Winter road ou encore The Nobody. Avec Le Labyrinthe inachevé, il détricote le fil d’une vie marquée par la tragédie dans les rues de Toronto. Un récit qui plaira aux inconditionnels de Lynch et Murakami, ses deux grandes inspirations. (Le Labyrinthe inachevé, de Jeff Lemire. Futuropolis. 27€)

Voilà une autobiographie qui devrait rappeler pas mal de souvenirs aux étudiants qui sont passés par la case de l’assistant pédagogique, du pion pour faire plus simple. Timothée Ostermann est de ceux-là. L’auteur, qui avait déjà partagé avec nous son expérience dans un supermarché Leclerc à travers un roman graphique intitulé Voyage en tête de gondole, reprend ici la plume et les pinceaux pour nous plonger dans l’univers d’un lycée professionnel situé quelque part en Moselle, un lycée qu’on peut aisément deviner dans un quartier assez défavorisé. On serait tenté de rire dans un premier temps à l’écoute et à la vue de la bande d’ados qui animent les couloirs, en se disant que Timothée Ostermann a volontairement grossi le trait et caricaturé la vie quotidienne dans cet établissement. Mais finalement, l’album est plus profond que ça et montre comment une partie de la population est laissée sur le bas-côté de la route avec, pour les aider à s’en sortir, des jeunes venus d’un autre milieu mais tout aussi précaires, comme Timothée Ostermann, alors artiste à mi-temps. Pas de panique, on a quand même le droit de rire. Un auteur à suivre de très près notamment pour son graphisme très personnel et son sens de la narration. (L’artiste à mi-temps, de Timothée Ostermann. Sarbacane. 28€)

Madame Hibou est de retour ! On avait pu découvrir ce personnage dans l’album Ma Voisine est indonésienne paru début 2021 chez le même éditeur, elle revient ici nous offrir sa vision de la France mais aussi de son pays dans une série de saynètes prépubliées sur le compte Instagram de l’auteur. Et tout y passe : depuis la façon dont ont les femmes françaises de porter les sacs à main jusqu’à la gastronomie, en passant par le quasi-rituel français qui est de consulter la météo avant de sortir, les styles vestimentaires, le rapport des Français au travail, la neige ou les terrasses de café bondées, le tout dans le somptueux décor de la capitale normande, Rouen, peu représentée finalement en bande dessinée. Et pour en avoir arpenté les rues de long en large dans ma jeunesse, je peux vous dire qu’on s’y croirait, Emmanuel Lemaire y vit, donc rien d’étonnant. Un bon petit bouquin pour voir notre pays sous un autre angle ! (La France vue par madame Hibou, de Lemaire. Delcourt. 17,95€)

On le sait, les histoires d’héritage peuvent changer une vie. C’est le cas pour Tulip et Rowan, deux frangins qui végétaient chez leur mère en Écosse jusqu’au jour où un notaire débarque chez eux pour leur annoncer une mauvaise et une bonne nouvelle, dans l’ordre le décès dans un accident de leur tante et de son mari, qu’ils ne fréquentaient guère, et leur nouveau statut d’héritiers propriétaires d’une grande maison avec terres située à quelques kilomètres au nord de Londres. De quoi éveiller en eux les rêves les plus fous à commercer par la création d’un potager sur leurs nouvelles terres et d’un restaurant bio dans la capitale anglaise. Mais bien sûr, tout ne se passe pas comme prévu. Le monde de la gastronomie est impitoyable et les deux frangins devront leur salut à la découverte d’un champignon des plus délicieux. Histoire de famille, amour de la bonne cuisine et des bons produits, le tout arrosé d’un bon petit crime, voilà une belle recette imaginée par l’Écossais James Albon déjà responsable et coupable de l’album C’est mort Darling publié aux éditions Sarbacane en 2018. (Recette de famille, de James Albon. Glénat. 27€)

Alors bien sûr, il y aura toujours ceux qui n’accepteront pas la reprise des aventures de Corto Maltese, qui crieront leur vie durant au scandale, au sacrilège, qui diront à qui veut les entendre, ou les écouter, que ça n’a rien à voir, que le dessin est ceci, que le scénario est cela, qu’il n’y a plus la même poésie… bref que Corto est mort en même temps que son géniteur Hugo Pratt en 1995. Mais le fait est que Corto a encore de belles aventures devant lui, comme nous l’ont prouvé récemment Bastien Vivès et Martin Quenehen en revisitant l’univers avec un héros plongé dans le contexte de notre époque contemporaine (Océan noir, Casterman), comme le prouvent aussi depuis maintenant 7 ans Díaz Canales et Rubén Pellejero avec des albums certainement plus fidèles à l’esprit insufflé par le maître même s’ils y apportent leur propre griffe. Nocturnes berlinois est leur quatrième album dans la série qui compte dorénavant 16 tomes. On y retrouve notre marin aventurier dans le Berlin de 1924 entre République de Weimar et montée du Nazisme, à la recherche du meurtrier de son ami Steiner qu’il devait retrouver ici. « Vous êtes juif ? », lui demande un commissaire allemand. « Seulement le samedi », lui répond Corto Maltese. Imparable ! (Nocturnes berlinois, Corto Maltese tome 16, de Díaz Canales et Rubén Pellejero Casterman. 17€)

Eric Guillaud