Et si notre régime démocratique n’était pas moins tyrannique qu’un régime autoritaire ? En d’autres termes, la majorité a-t-elle toujours raison ? Ce sont les questions auxquelles nous amènent à réfléchir Un Ennemi du peuple à travers l’histoire d’un lanceur d’alerte qui se retrouve seul contre tous dans un petit paradis thermal rongé par la corruption des hommes politiques et la manipulation de l’opinion publique…
Bienvenue à La Baleine heureuse, un paradis thermal au milieu de l’océan où passer des vacances de rêve. C’est ce que promet la brochure et le fait est que l’accueil des habitants est plutôt royal pour tous les touristes qui débarquent des paquebots. Des habitants avenants, un village pittoresque, des eaux thermales aux vertus thérapeutiques incroyables… Bref, un paradis, effectivement !
Sauf que… oui il y a toujours un « sauf que » ou un « mais » dans les plus belles histoires, sauf que le docteur du coin, Tomas Stockmann, reconnaissable à ses grosses lunettes et à sa fine moustache, a de sérieux doutes quant à la qualité des eaux qu’il fait discrètement analyser. Et effectivement, les résultats ne sont pas bons du tout, l’eau est contaminée par des microorganismes toxiques et des centaines, des milliers, de touristes et curistes se baignent dans ces eaux chaque jour. Un véritable scandale sanitaire prêt à exploser !
Sauf que… oui il y a parfois plusieurs « sauf que » ou « mais » dans le meilleur des mondes, le fameux docteur n’est autre que le frère du maire et grand instigateur de ce paradis thermal, que celui-ci ne veut rien entendre… et reçoit bien évidemment le soutien des politiques, des financiers et de la population qui préfère continuer à profiter des bienfaits de cette eau tombée du ciel ou presque sans se poser de questions embarrassantes… De quoi faire du docteur le vilain petit canard de la communauté, un ennemi parfait, l’ennemi du peuple !
Jouée pour la première fois en 1883, il y a pratiquement 140 ans, la pièce du dramaturge norvégien Henrik Ibsen porte ici, avec cette très belle adaptation en bande dessinée de Javi Rey, un écho à nos préoccupations actuelles. Bien sûr, on ne parlait pas de lanceurs d’alerte à l’époque mais, on le sait, le monde a toujours été divisé en deux catégories, ceux qui ont le pouvoir et ceux qui ne l’ont pas. Dans ce récit, le docteur Stockmann n’a aucun pouvoir, le peuple non plus malgré une apparente démocratie.
Pessimiste sur la nature humaine, ce récit illustre à merveille le mécanisme infernal dont usent les corrompus de ce monde pour discréditer leurs adversaires et manipuler la masse laborieuse.
Noire dans le fond, l’adaptation de Javi Rey est lumineuse dans la forme, offrant une esthétique selon l’auteur lui-même plus proche de l’âge d’or d’Hollywood, du rêve américain, que de la Norvège du XIXe siècle, avec un trait simplifié hérité de la ligne claire, des couleurs vives, une mise en scène qui est tout le contraire d’une histoire confinée, à huis-clos, comme peuvent l’être les pièces de théâtre.
Sans connaître la pièce d’Henrik ibsen, un petit tour sur internet vous permettra de constater que l’adaptation de Javi Rey est assez proche de la pièce, même si bien évidemment l’auteur a souhaité moderniser l’ensemble par une autre approche esthétique on l’a vu, par un découpage plus rythmé, des décors extérieurs…
Un album incontournable de ce début d’année qui nous amène à réfléchir sur notre société, notre démocratie, notre liberté. Et ce n’est jamais inutile !
Eric Guillaud
Un ennemi du peuple, de Javi Rey d’après la pièce d’Henrik Ibsen. Dupuis. 23€