Les monstres du titre, ce sont eux, nous, tout le monde. Fresque monumentale de 364 pages sur la folie des hommes, Monstres ne signe pas que le grand retour du trop souvent négligé Barry Windsor-Smith, c’est aussi l’un des romans graphiques les plus puissants de l’année 2021.
Barry Windsor-Smith est une exception, un électron libre dont ce volumineux roman graphique apparaît presque comme l’œuvre testamentaire. C’était surtout jusqu’à peu un auteur quasiment porté disparu qui, ici, réussit un brillant comeback à l’âge de soixante-douze ans.
Pour les fans de comics, cet anglais restera avant tout cet orfèvre au style presque préraphaélite et raffiné, tranchant fortement avec le reste de la production Marvel lorsqu’il fut choisi par le scénariste Roy Thomas pour illustrer la toute première série Conan en 1971. Même s’il n’en dessinera que les vingt-quatre premiers épisodes, citant le rythme « trop frénétique » de parution pour expliquer sa lassitude, il marquera de sa patte délicate la série, laissant le tôt baigner dans une atmosphère mystérieuse et envoûtante. Hélas, il disparaît par la suite progressivement des écrans radars, ne cachant pas sa désillusion face au marché « dévorant » des comics, ne laissant pas assez de place à l’artistique selon lui.
Monstres est d’ailleurs né d’une désillusion, un script a priori écrit d’abord pour la série HULK où il voulait explorer les potentiels traumas d’enfance de Bruce Banner qui auraient pu expliquer, en partie, sa transformation en géant vert fou furieux. Le refus de Marvel l’a forcé à réécrire progressivement l’histoire sur une période de plus quinze ans pour aboutir à un impressionnant volume qui ne cesse de surprendre le lecteur tout en dressant petit-à-petit un portrait d’une noirceur absolue de l’âme humaine, sentiment renforcé par le noir et blanc ultra-classieux et marqué de forts contrastes choisis par l’auteur.
Le titre et la toute première partie de l’histoire semblent pourtant d’abord presque mensongers. L’histoire commence lorsqu’on découvre et suit Bobby Bailey, jeune orphelin visiblement perdu et borgne qui se porte volontaire pour un programme top-secret de l’armée visant à créer un ‘super soldat’ du nom de Prométhée. Un point de départ ultra-classique rappelant forcément nombre de ‘naissances’ de super-héros célèbres : l’un des personnages n’est-il pas fier de montrer à son fils sa collection de comics des années 60 dessinée par Jack Kirby ? Captain America n’est-il pas né le jour où le maigrichon mais patriote Steve Rodgers a accepté de boire un sérum expérimental visant le même but ?
Sauf que le parallèle s’arrête là : alors que l’expérimentation tourne mal, on découvre que le scientifique qui en est à l’origine est en fait un ancien nazi réfugié aux USA. Pendant ce temps-là, l’officier recruteur qui a signalé le futur cobaye aux services secrets commence à avoir des remords, sentiment renforcé par ses visions de médium, don qu’il a légué à sa petite fille. Et lorsqu’il réussit finalement à faire évader Bailey, celui-ci est devenu un monstre grotesque de 4 mètres de haut, sorte de Frankenstein des temps modernes à la laideur absolue. Â partir de cette évasion, Windsor-Smith remonte ensuite le temps pour revenir au trauma originel de Bailey, celui qui lui a fait perdre son œil alors qu’il n’était qu’un enfant mais qui était, déjà, lié au projet Prométhée.
Malgré ses fréquents aller-retours entre plusieurs époques et ses longs dialogues, il fait preuve ici d’un vraie sens de la narration et surtout d’une attention peu commune aux détails, jusqu’à peaufiner les tapisseries au mur ou la collection de tubes à essai au troisième plan dans le laboratoire. Au-delà de cette façon de raconter très cinématographique, l’auteur fait surtout en sorte que dessins et scénario exaltent tout à tour subtilement ce qu’il y a de plus beau mais aussi de plus laid chez l’être humain. Monstres est aussi une dénonciation désespérée mais brillante de la façon dont de pauvres hères sont manipulés par le pouvoir en place pour asseoir leur soif de conquête, où comment il y a toujours des monstres pour donner naissance à d’autres monstres. Puissante, désespérée mais graphiquement et dramatiquement intense, voici sûrement l’une des plus belles BD de l’année 2021.
Olivier Badin
Monstres de Barry Windsor-Smith. Delcourt. 34,95 euros