02 Mai

Fukushima, violences policières, pandémie, chômage ou mode… quand la bande dessinée mène l’enquête !

Elles sont l’oeuvre de journalistes ou non, elles sont en tout cas le résultat de recherches approfondies sur une thématique précise, bâties autour de faits vérifiés, d’informations croisées, de sources identifiées. les bandes dessinées enquête ou reportage sont depuis des années maintenant, grâce notamment au travail de défrichage mené par le Français Etienne Davodeau, l’Américain Joe Sacco ou encore les magazines tels que La Revue dessinée, un genre à part entière du neuvième art. En voici cinq nouvelles démonstrations, des albums assez récents dans des thématiques variées…

On commence avec Fukushima judicieusement sous-titré Chronique d’un accident sans fin, un album de Bertrand Galic et Roger Vidal qui a la force et le sérieux d’une enquête journalistique même si une petite part de fiction permet de lier le tout et de donner du rythme. À partir du témoignage du directeur de la centrale, recueilli à l’occasion des différentes commissions d’enquête, et de lectures d’ouvrages spécialisés, les auteurs ont construit un scénario retraçant de façon très fidèle les premières journées de la tragédie. Avec un premier rôle attribué à ce fameux directeur qui s’est affirmé dans l’action comme un leader charismatique et avec une dramaturgie « naturelle » née des faits eux-mêmes et de leur enchaînement. Tout était là, la tragédie d’une ampleur inégalée, l’incompétence des élites, le courage des hommes sur le terrain, pour ne rien avoir à rajouter ou presque :  » En revanche, le flou (pour ne pas dire l’opacité) de certaines informations données par TEPCO… », précise le scénariste, « m’ont parfois forcé à poser des hypothèses et à faire des choix dans la mise en situation des personnages ». Un livre très documenté emmené par un dessin sobre et efficace. Aussi ahurissant que passionnant ! (Fukushima, de Galic et Vidal. Glénat. 18,50€)

Publié il y a quelques mois maintenant aux éditions Delcourt, l’album La Force de l’ordre n’en reste pas moins farouchement d’actualité. Et il le sera encore un bon moment tant il aborde un sujet qui a pris une place primordiale sur la place publique, notamment depuis la mort de George Floyd aux États-Unis. Didier Frassin, l’un de ses auteurs, est un anthropologue, sociologue et médecin français. Pendant près de deux ans, dans le cadre d’une enquête ethnographique, il a partagé le quotidien d’une brigade anti-criminalité, communément appelée BAC, et vécu avec eux leur quotidien, les arrestations arbitraires, les contrôles au faciès, la pression du chiffre, l’ennui parfois des patrouilles… De cette expérience, il en a tiré un livre paru au Seuil en 2011, adapté aujourd’hui en bande dessinée avec le concours de Frédéric Debomy au scénario et Jake Raynal au dessin. De quoi se rendre compte au moins de deux choses : qu’il ne suffit pas de n’avoir rien à se reprocher quand on habite les quartiers pour échapper aux contrôles, aux fouilles, aux interpellations et parfois, hélas, à bien pire, et que le quotidien des policiers n’a pas grand-chose à voir avec ce qu’on peut imaginer. Très instructif ! (La Force de l’ordre,  de Fassin, Debomy et Raynal. Delcourt. 17,95€)

Après une année de confinement, de couvre feu, plus de 100 000 morts en France, 3 millions à travers la planète, la covid-19 s’est tristement installée dans notre quotidien au point parfois d’en oublier les temps d’avant, quand on pouvait vaquer à ses occupations sans soucis de distanciation et de gestes barrières. Oui c’était possible. Patient zéro débute là où tout a commencé, du moins en France. Les premiers rapatriés de Wuhan, les premières toux, les premiers patients hospitalisés, les premières victimes, l’éventualité d’une diffusion pandémique du virus, la mise en état d’alerte du système de santé… Construit comme un reportage à partir de témoignages recueillis auprès des familles des malades dont le professeur Dominique Varoteaux, premier Français a avoir été emporté par la Covid, mais aussi auprès des élus de l’Oise, des médecins des hôpitaux de Compiègne et de Creil, des scientifiques qui ont participé à l’enquête sur le patient 0… cet album retrace avec justesse et précision le début de l’une des plus graves crises sanitaires de l’histoire avec aux manettes trois journalistes au scénario, Raphaëlle Bacqué, Ariane Chemin et Renaud Saint-Cricq, et Nicoby au dessin dont le trait sobre et doux adoucit un tant soit peu le propos très sombre. (Patient zéro, à l’origine du coronavirus en France, de Bacqué, Chemin, Saint-Cricq et Nicoby. Glénat, 17,50€)

C’est difficile à entendre mais c’est très probablement une réalité, le chômage sert notre système économique. D’où ce titre, Le Choix du chômage, et ce sous-titre, De Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique. Dans cette bande dessinée enquête, le journaliste Benoît Collombat qui a déjà signé Cher pays de notre enfance en compagnie d’Étienne Davodeau, et le dessinateur Damien Cuvillier remontent le temps pour nous expliquer comment le chômage s’est installé en France depuis Pompidou et le choc pétrolier, comment tous ceux qui lui ont succédé à la Présidence se sont promis, nous ont promis, de le combattre, comment il n’a cessé d’augmenter passant d’un peu plus de 500 000 en 1975 à pas moins de 3,5 millions de nos jours, comment l’économie a pris le pouvoir sur le politique et dirige aujourd’hui notre planète. Pendant trois et demi, les auteurs ont rencontré des hommes politiques, des économistes, d’anciens directeurs du Trésor et du FMI, des banquiers, des sociologues… avant de mettre tout ça en images. Résultat : 288 pages en noir et blanc, dans un style réaliste. La thématique peut paraitre parfois aride, la mécanique parfois complexe, mais, et c’est là tout le talent des auteurs, Le Choix du chômage est passionnant de bout en bout. À lire tranquillement ! (Le Choix du chômage, de Benoît Colombat et Damien Cuvillier. Futuropolis. 26€)

On termine sur une note plus légère avec une enquête dessinée dans le milieu de la mode. Plus légère mais tout aussi sérieuse. La mode est un art, c’est aussi une industrie qui génère des profits, comme le rappellent les auteurs dans les premières pages de l’album. Les auteurs, justement, Zoé Thouron dans le costume de la dessinatrice et scénariste, Frédéric Godart dans celui du sociologue. Car oui, La Mode déshabillée a une approche sociologique de la chose, prenant la mode sous tous ses angles, s’intéressant à ses origines, aux différents styles, au monde de la distribution, aux magazines, aux créateurs et créatrices, aux défilés, aux nouvelles tendance, aux nouvelles attentes, une mode éco-responsable peut-être, et un futur qui reste à coudre. Bref, La Mode déshabillée, c’est la mode sous toutes ses coutures, c’est drôle, très drôle, notamment grâce au trait nerveux et à la personnalité de Zoé Thouron et en même temps très instructif. (La Mode déshabillée, de Zoé Thouron et Frédéric Godart. Casterman. 22€)

Eric Guillaud