Si tout le monde connaît Moby Dick du romancier Herman Melville, c’est qu’au-delà de son statut d’œuvre majeure de la littérature américaine du XIXème siècle, c’est aussi et surtout un monument sur lequel chacun peut apposer l’étiquette qui lui correspond le mieux : fresque maritime, huit-clos en haute mer, récit initiatique, allégorie sociétale, etc. Pour le dessinateur Bill Sienkiewicz (Daredevil), il s ‘agit d’une quête mystique flamboyante.
Entre clair et obscur. C’est là que Bill Sienkiewicz a toujours aimé se réfugier, dans un style propice aux pleines pages et délavé entre aquarelle, acrylique, collage et esquisse aux contrastes subtils. L’Américain ne pouvait être qu’aimanté par ce pavé qu’est Moby Dick et son illuminé capitaine Achab, décidé coûte que coûte à tuer cette baleine blanche. Un monstre marin qui lui a arraché sa jambe gauche mais qu’il voit, surtout, comme la réincarnation du Mal absolu sur Terre.
Plutôt que s’atteler à la tâche (impossible) de condenser ce gros pavé en un seul album, Sienkiewicz a décidé de le transformer en un voyage graphique quasi-dénué de dialogues dépassant le simple cadre de la BD, où chaque page, ou presque, ressemble à un tableau. Le récit est fidèlement raconté à la première personne par l’intermédiaire du personnage principal Ismaël, embarqué à bord du baleinier Pequod au début de l’aventure, dans un style tour à tour presque documentaire et enfiévré. Mais sous la plume de Sienkiewicz, tous les participants à cette tragédie inéluctable sont comme des ombres, des hommes qui n’en sont plus vraiment avec déjà, semble-t-il, un pied dans l’au-delà. Achab ressemble plus que jamais ici à un démon vengeur plutôt qu’à un capitaine de vaisseau tandis que son ennemi juré, lui, est dépeint comme une sorte de légende venue du fond des âges.
Avec ses nombreuses ellipses et son découpage parfois déstabilisant, cette adaptation datant à l’origine de 1990 est une vision très personnelle. Ses auteurs (Sienkiewicz plus le scénariste Dan Chichester) en ont fait une expérience artistique troublante qui réussit l’exploit de s’éloigner de l’œuvre de Melville tout en mettant en valeur comme jamais la folie destructrice. Court (48 pages) mais bluffant.
Olivier Badin
Moby Dick de Bill Sienkiewicz & Dan Chichester, Delcourt, 14,95€