C’est l’un des grands sujets de société actuels et même un enjeu de société. La condition animale. Doit-on mettre un terme aux élevages intensifs, fermer les abattoirs industriels, arrêter purement et simplement de consommer de la viande et du poisson, considérer toutes les espèces sur un plan d’égalité ? Le Nantais Stéphane Betbeder et le Lyonnais Paul Frichet tentent de nous sensibiliser sur le sujet à travers une fable en bande dessinée à paraître aux éditions Glénat….
Il était une fois quatre animaux domestiques, une vache, Renata, une poule, Ferdinand, une brebis, Soizic, et un cochon nain, le fameux Néo du titre. Tous vivaient en harmonie ou presque dans une ferme tranquille située quelque part dans un bocage qui pourrait ressembler à celui de Notre-Dame-des-Landes, là où l’état souhaitait il y a encore peu construire un aéroport.
Un jour, des hommes armés jusqu’aux dents débarquent dans la campagne, expulsent les paysans et emmènent les animaux à l’abattoir. Renata, Soizic, Ferdinand et Néo parviennent à s’enfuir et se réfugier dans la forêt proche, parmi les animaux sauvages.
Par cette fable, Stéphane Betbeder et Paul Frichet souhaitent nous sensibiliser à la cause animale, nous interroger sur le rapport que nous entretenons, nous les humains, avec les autres espèces. Ici pas de déluge en vue, pas d’anthropomorphisme déplacé, pas de militantisme exacerbé non plus, nous assurent-ils, mais une volonté de montrer que les cochons, brebis, poules, vaches… sont des animaux comme les autres dotés d’une sensibilité, d’une intelligence.
Alors bien sûr, cette bande dessinée, vous ne la trouverez pas chez votre boucher, dixit l’éditeur, par contre vous la trouverez facilement chez votre libraire préféré dès le 6 mars. En attendant, nous avons cuisiné le scénariste Stéphane Betbeder pour en savoir un peu plus…
Comment vous est venue l’idée de cette histoire ?
Stéphane Betbeder. Je répondrai par le petit texte argumentaire que j’ai envoyé à l’éditeur qui explique combien ce sujet remonte à loin dans mon histoire perso et est le résultat d’un long processus mental.
« J’ai vu ma grand-mère tirer sur la peau d’un lapin pendu par les pattes pour lui ôter son manteau, ou rompre le cou d’un poulet avant le repas dominical. J’ai vu mon grand père pleurer dans l’étable quand une vache partait chez le boucher ou qu’un veau mourait. Au cours des ans, j’ai vu les montagnes de bidoche sous cellophane grandir dans les supermarchés. Écœuré par tout cet étalage, j’ai supprimé la viande de mon assiette, le poisson a suivi peu après. J’ai été surpris de l’émoi suscité par les images de torture animale filmées à la dérobée aux abattoirs de Mauléon. Je me disais qu’il y avait des combats plus importants, plus urgents, plus nobles. Peu après, j’ai été intrigué d’apprendre qu’un article avait été ajouté à la constitution, reconnaissant les animaux comme « êtres sensibles ». J’ai appris que les poules savaient compter jusqu’à cinq, qu’un rat était capable d’empathie en venant au secours d’un camarade en mauvaise posture, qu’un cochon pouvait littéralement mourir de peur dans une salle d’abattage. Mon végétarisme, qui n’était au départ qu’une lubie passagère, s’est alors transformé en choix éthique L’animal est un être sensible. Il souffre comme nous et il a, lui aussi, conscience de lui-même. L’écriture de l’Arche de Néo s’est nourrie de ce vécu, de ces réflexions, de ce choix ; j’y donne la parole aux animaux en essayant d’imaginer la manière qu’ils ont d’appréhender le monde que nous, humains, leur imposons« .
Vu l’état de la planète, diminuer drastiquement notre consommation de viande est un pas qui me semble nécessaire, responsable
Dans l’Arche de Noé, il est question de sauver l’espèce humaine ainsi que l’espèce animale du déluge. Ici, il est question de sauver avant tout l’espèce animale de son plus grand prédateur, l’homme. Quel est votre objectif, la sensibilisation à la condition animale ou la conversion au veganisme ?
Stéphane Betbeder. Loin de moi l’idée de faire du prosélytisme, et j’espère que ce n’est pas la sensation qu’on a à la lecture de notre album, sinon c’est foiré. C’est bien sûr plus proche de la sensibilisation à la condition animale et la volonté qu’on puisse imaginer sortir peu à peu de notre anthropocentrisme. Maintenant, vu l’état de la planète (dernier rapport du GIEC, tribune des 15 000 scientifiques publiée dans le Monde il y a près d’un an etc…) diminuer drastiquement notre consommation de viande est un pas qui me semble nécessaire, responsable.
Et si ça peut amener les gens à se poser des questions sur leur consommation de viande et à considérer les animaux comme des êtres vivants avant de les considérer comme des produits ou des « robots » au sens cartésien du terme, ça me va. Ne nous méprenons pas, jamais je ne me serai lancé dans cette histoire si je n’avais pas d’affection pour les personnages, leur parcours, leur sensibilité. L’Arche de Néo est une fable et comme toute fable ça interroge une question sociétale du moment, mais aussi et surtout : ça raconte.
Dans les premières pages, il est fait allusion à l’antispecisme, c’est une philosophie que vous partagez ?
Stéphane Betbeder. Je considère qu’une œuvre militante fait toujours (ou alors je n’ai pas lu ou vu les bonnes œuvres) un mauvais bouquin ou un mauvais film. Je le répète, je n’ai pas fait un livre militant, j’ai raconté une histoire et il se trouve que celle-ci a pour thème l’une des questions essentielles pour notre avenir sur cette planète. je n’ai pas écrit cette BD dans le but de dénoncer ou de donner des leçons. Je garde toujours en tête ce que disait Orson Welles pour le ciné (que je paraphrase peut être mal, mais c’est le souvenir que j’en ai et qui m’a marqué) : « un bon film, c’est simple : c’est une bonne histoire, une bonne histoire et une bonne histoire ». C’est une recette que je garde toujours en tête quand je compose un scénario.
Certains voient dans l’antispecisme le mépris de l’homme. Qu’en pensez-vous ?
Stéphane Betbeder. Je pense aussitôt aux remarques des masculinistes qui voient dans le féminisme un mépris de l’homme. Ou des blancs qui voient dans les mouvements anti-racistes, un mépris des blancs. Réducteur et caricatural.
Pour revenir à l’antispécisme, je comprends cette réticence, même si je trouve que c’est un faux débat. Et je ne suis pas antispéciste. Peter Singer (je crois), chantre de l’antispécisme, disait qu’un animal en pleine santé avait plus de valeur à ses yeux qu’un enfant handicapé. je ne sais si c’est de la provoc ou s’il le pensait vraiment, mais ce genre d’argument me choque tout autant qu’une personne lambda omnivore. Ceci dit, ce qui me choque aujourd’hui c’est le mépris de l’animal. quand on pense que 60% des mammifères de la planète sont destinés à notre consommation alors qu’il ne reste que 4% de mammifères sauvages (les 36% restant sont les humains), il y a quand même quelque chose qui ne tourne pas rond.
Dans la majorité des bandes dessinées animalières, les animaux anthropomorphisés le sont généralement par leur morphologie ou leur comportement. Ce n’est pas vraiment le cas ici sauf qu’ils parlent, se comprennent et sont sensibles aux événements qui se déroulent dans leur environnement. Ils vont même se rebeller contre l’abattoir. Quelles ont été vos influences pour cet album ?
Stéphane Betbeder. C’était une volonté de ne pas anthropomorphiser les animaux, je voulais être au plus près de ce que je les imagine être. Là, je dois rendre hommage au travail de Paul, le dessinateur. C’est son graphisme et sa sensibilité qui ont su leur donner vie et les rendre touchants, expressifs, et qui permettent de se projeter dans leur aventure. Sans son talent le pari aurait été perdu.
Concernant les influences, je me suis inspiré de mes lectures sur la condition animale. Référence très importante, les deux derniers bouquins de Frans de Waal un éthologue qui étudie les primates depuis plus de 30 ans. « Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux ?» et « dernière étreinte ». Et aussi bien sur, le livre WaterShip down, dont je parle dans les remerciements de mon album, un livre des années 70 édité en france en 2016 sur une bande de lapins qui fuient leur garenne pour en reconstruire une autre. Ce bouquin qui fut un immense succès dans les pays anglo-saxons m’a bouleversé. En BD, je pense à Blanco de Taniguchi qui m’a marqué quand j’étais plus jeune, NOU3 la BD SF qui suit 3 animaux robots armes de guerre expérimentales, et en littérature encore L’appel de la forêt de Jack London. Encore un bouquin d’adolescence qui m’a énormément touché.
L’action se déroule dans une ZAD non identifiée. On pense bien évidemment à la ZAD de Notre Dame des Landes. C’est un combat que vous avez soutenu ? Vous vous y êtes déjà rendu ?
Stéphane Betbeder. Oui, j’y suis allé plusieurs fois. et j’y ai rencontré certains des habitants pour justement documenter L’Arche de Néo. Car le parcours physique qu’ils font est un vrai trajet, ils partent de la ZAD de NDDL pour aller à Châteaubriant où se trouve un abattoir. j’ai pris deux jours pour faire tout ce parcours et prendre des centaines de photos sur lesquelles Paul s’est appuyé pour dessiner les scènes. Dès le départ mon idée était claire : s’influençant du manga, je voulais des décors réalistes et des personnages archétypaux.
Oui, je soutiens ces initiatives comme les ZAD qui défendent une vision du monde qui prend en compte les problèmes auxquels nous commençons à être confrontés : accélération du changement climatique, hausse de températures, pénurie des ressources énergétiques. Je pense que ces initiatives encore marginales sont les « mauvaises herbes » qui augurent du monde de demain, quand le mode de vie et le confort que nous avons tous aujourd’hui ne sera concrètement plus possible.
À mort les vaches est le premier tome. Combien en prévoyez-vous ? Et qu’aborderont-ils comme thématique ?
Stéphane Betbeder. Il y en aura 6 pour une raison que je ne peux pas expliquer ici sans dévoiler le grand arc narratif du projet, mais je sais exactement où je vais et comment cette série se termine.
Le prochain tome se nomme « remède de Cheval ». Néo et ses amis essaient de rejoindre Pig island, l’île aux cochons, et ils devront demander l’aide d’un cheval de race particulièrement égocentrique et imbuvable pour tenter de traverser l’atlantique. Ce tome aborde en filigrane le traitement des animaux dans les cirques et dans les concours équestres. Les prochains toucheront aussi des thématiques particulières liées au traitement des animaux et du rapport que nous entretenons avec eux.
C’est facile à vendre aux éditeurs ce genre de sujet ?
Stéphane Betbeder. Très. Je pense que Glénat y a même vu une aubaine. C’est un sujet dans l’air du temps qui a une résonnance chez beaucoup de gens, le thème et le traitement sont originaux et se démarquent de la production habituelle. Maintenant reste à voir si le pari qu’on a fait ensemble saura trouver son lectorat. En tous les cas, notre éditeur a joué le jeu, nous a soutenus tout au long de sa production jusqu’à sa commercialisation et je l’en remercie vivement.
Propos recueillis par Eric Guillaud le 28 février 2019.
À mort les vaches, L’arche de Néo (tome 1), de Betbeder et Frichet. Glénat. 14,95€ (sortie de l’album le 6 mars)