19 Avr

Théodore Poussin, l’album de la reconquête. Interview Frank Le Gall

Il y a du retour dans l’air, il y a surtout de la reconquête dans l’air pour reprendre l’expression d’un éditeur de la maison Dupuis. Treize ans sans nouvelles, c’est long, très long,  de quoi imaginer Théodore Poussin perdu à jamais pour le neuvième art, échoué dans quelques tripots enfumés de Singapour ou d’ailleurs, à se repasser le film de sa vie d’aventurier au long cours. Et il y a de ça ! Mais notre personnage a de la ressource, son créateur aussi. Frank Le Gall lui redonne vie dans Le dernier voyage de l’Amok, un treizième album époustouflant. Rencontre avec Frank Le Gall…

« On m’a fait remarquer que c’était l’album de la reconquête. Non seulementThéodore reconquiert sa dignité, il reconquiert ensuite son île et je suis reparti pour ma part en quête de moi-même et du public ». C’est bien ça, Le Dernier voyage de l’Amok est l’album de la reconquête. Vous avez aimé les aventures de Théodore Poussin il y a treize ans ? Alors vous adorerez ce nouvel épisode. Vous ne connaissez pas Théodore Poussin ? Alors vous allez découvrir l’un des grands personnages du neuvième art. Retrouver Théodore Poussin, c’est aussi quelque part retrouver Frank Le Gall. Interview…

Quelles sont les raisons qui t’ont poussé à arrêter la série il y a treize ans ?

Frank Le Gall. En fait, Je n’ai jamais arrêté la série, certains événements de ma vie privée m’ont empêché de travailler et m’ont rendu difficile le retour à la table à dessin. J’avais perdu l’entrainement, l’habitude. J’ai eu beaucoup de mal à m’y remettre. Bon, j’ai quand même fait un Spirou (Les Marais du temps, ndlr) ainsi que du scénario pour d’autres gens. Et je savais déjà il y a 13 ans ce que raconterait Le dernier voyage de l’Amok. Je ne termine jamais un album à l’aveuglette sans savoir où je vais après. J’ai en général deux ou trois albums d’avance dans la tête. À l’époque où les Théodore s’enchaînaient, je dessinais un album tout en écrivant le scénario du suivant, d’abord parce que, financièrement, je ne pouvais pas me permettre de m’arrêter entre deux albums. Mes droits d’auteur étaient encore insuffisants, je gagnais donc ma vie avec mes planches. J’étais condamné à faire des pages mais c’était une bonne chose…

On dit que c’est le dernier Théodore Poussin mais non

Reconnaissance du public et des professionnels, récompenses… Certains ont vu cet arrêt comme un suicide littéraire, même si le terme est un peu fort.

Frank Le Gall. Non. Le fait est qu’il n’y a pas eu de communication à l’époque. Certains journaux, notamment Télérama proche de mon lectorat, ont affirmé que la série était terminée en ajoutant que c’était dommage qu’elle n’ait pas rencontré le succès. J’ai trouvé ça drôle, en même temps ça m’a un peu froissé. Il suffit qu’un journaliste écrive ça et tout le monde le reprend en cœur… C’est comme avec Le dernier voyage de l’Amok, à nouveau, on dit que c’est le dernier Théodore Poussin mais non…

© Dupuis / Le Gall

Sans dévoiler la fin, on peut pourtant avoir le sentiment avec cet épisode que Théodore Poussin peut se retirer tranquillement de sa vie d’aventurier…

Frank Le Gall. Non non non… Les derniers mots qu’il prononce dans le livre sont « être vivant », c’est au contraire une promesse de vie, Novembre n’étant plus là (Frank le fait mourir dans les dernières pages, ndlr), il va falloir qu’il prenne sa destinée en main. Et puis, il a des choses à résoudre pour passer à l’âge adulte, mentalement, des choses qui sont évoquées dans l’album. Lors de sa rencontre avec la trafiquante d’armes Aro Satoe, le dialogue qu’ils ont entre eux donne énormément de clés sur ce qui va se passer maintenant. Si jamais j’avais eu l’idée saugrenue de terminer Théodore Poussin, ce que je ne ferai jamais, je n’aurais pas fait une fin comme ça, je me serais ménagé plus de place… Certains lecteurs disent que la fin n’en est pas vraiment une. Bien entendu, comme dans tous les albums de Théodore Poussin. L’album s’appelle Le dernier voyage de l’Amok. C’est à prendre au pied de la lettre, c’est le dernier voyage du bateau, pas celui de Théodore Poussin.

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retrouvez la chronique de l’album ici

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Tu viens de l’évoquer, Novembre serait donc vraiment mort?

Frank Le Gall. Ah ça… je ne dis rien mais il y a des indications dans l’album. Ce n’est pas la première fois qu’il meurt…

© Dupuis / Le Gall – recherches graphiques

Te souviens-tu de la sortie du premier tome, Capitaine Steene. Dans quel état d’esprit étais-tu à ce moment-là ? D’ailleurs, était-ce vraiment ton premier album ?

Frank Le Gall. Capitaine Steene est mon deuxième scénario mais le premier accepté. En fait, mon premier album, c’est Yoyo en 1984 réalisé avec Yann pour Glénat. Les éditions Dupuis de leur côté préféraient avoir la matière de trois albums pour sortir les deux premiers de façon rapprochée. Du coup, Capitaine Steene ne sortit en album qu’en 1987.

J’étais extatique, partout où je passais, on me parlait de Théodore

J’ai vite compris que Théodore Poussin était important, ne serait-ce que par les réactions des copains qui passaient à la maison. Chez Spirou, j’avais deux fans acharnés, René Hausman et Paul Deliège. René et Paul sont devenus mes parrains. Et des amis. J’étais extatique, partout où je passais, on me parlait de Théodore… il y a eu un succès d’estime immédiat et de mon côté j’ai eu très vite un attachement pour le personnage. Je me suis dit que j’avais trouvé ma série…

Et au moment du douzième tome, aimais-tu toujours autant ton personnage?

Frank Le Gall. Je n’ai jamais eu de problème, ni avec mon personnage, ni avec ma série. Mais la vie, qui n’est pas toujours un long fleuve tranquille, a fait qu’au moment de l’album Les Jalousies, effectivement, j’avais du mal à travailler. Il y avait un ressort cassé. C’était pénible de dessiner mais pas de dessiner Théodore, c’était pénible de dessiner tout simplement.

© Dupuis / Le Gall

Qu’est-ce qui t’a poussé finalement à reprendre les aventures de Théodore  ?

Frank Le Gall. Il y a eu plusieurs signes, des gens, des encouragements, qui m’ont poussé à accélérer le mouvement… Mais ça ne s’est pas fait brutalement. Il ne faut pas oublier que j’avais un projet chez Aire Libre qui est ensuite passé chez Futuropolis, une BD réaliste en couleurs directes, Mary Jane, qui m’a demandé énormément de travail en recherches de documentation, parce qu’elle se passait au 19e siècle, en recherches graphiques aussi parce qu’elle était plus réaliste avec des planches très longues à réaliser. J’ai dû mettre 10 ans pour faire 33 pages. Et tant que cet album n’était pas fini, il m’était impossible de passer à autre chose. Cette histoire bouchait mon horizon. Je bloquais. J’ai mis longtemps à le comprendre, à en faire mon deuil mais lorsque j’y suis enfin parvenu, j’ai pu me lancer dans le nouveau Théodore.

Théodore n’est pas un anti-héros, c’est un non-héros

Théodore Poussin a évolué au fil des pages et des épisodes, tant sur la plan du graphisme que du caractère. Est-il resté selon toi l’anti-héros de ses débuts ?

Frank Le Gall. Pour moi, Théodore n’est pas un anti-héros, c’est un non-héros. La nuance est subtile, c’est vrai, mais un anti-héros pour moi, c’est Blueberry dans la deuxième partie de ses aventures, quand il est mal rasé, déserteur… Un non-héros, c’est quelqu’un qui se comporte à l’inverse d’un Tintin ou d’un Spirou, il ne passe pas son temps à courir après les gangsters et ceux qui s’en prennent à la veuve et l’orphelin. Après, c’est tout de même un héros dans le sens où il est le personnage principal d’une histoire et qu’il a une quête. C’est un héros au même titre qu’Ulysse, toute proportion gardée, ou que Don Quichotte.

© Dupuis / Le Gall – recherches graphiques

Ton personnage est souvent présenté comme un savant mélange de Corto et Tintin. C’est aussi ta vision ?

Frank Le Gall. Tout le monde le dit, c’est flatteur bien sûr, mais j’aimerais mieux que les gens le voient comme Théodore tout simplement. Je relis des Tintin en ce moment et je suis comme à chaque fois étonné. Hergé à tout exploité, tout exploré, on est forcé de retomber sur lui. C’est un peu la même chose quand on fait de l’humour avec Charlie Chaplin. Impossible de trouver un gag inédit. Donc, dans les situations d’aventures, Hergé a tellement fait le tour qu’on se retrouve dans la même situation.

Qu’est ce qui a changé dans ta manière d’aborder le personnage et la série ?

Frank Le Gall. Rien. Si il y a des différences entre cet album et les précédents, c’est dû au fait que j’ai naturellement évolué. J’ai toujours évolué d’ailleurs. Et puis il y a eu Mary Jane qui m’a poussé vers plus de réalisme, il y a aussi le fait que je me suis mis à la peinture, j’ai pris en retour de grandes leçons sur l’équilibre des masses, la couleur… même si je travaille toujours en noir et blanc.

Comment définirais-tu ton style ?

Frank Le Gall. Je pense être un enfant d’Hergé au départ mais mâtiné de tellement d’autres auteurs, qui vont de Morris à Crumb, en passant par les dessinateurs réalistes américains, Alex Toth…

© Dupuis / Le Gall

Tu ne te rattaches à aucune école ?

Frank Le Gall. Non, je me rattache à une génération, celle du Spirou des années 80, la génération Yann et Conrad, Hislaire, Berthet, Frank Pé… il y a un côté famille entre nous. Je me sens très proche de Frank Pé parce qu’on s’influençait mutuellement, parce qu’on grandissait ensemble.

La littérature a toujours été cruciale pour toi. Quelles lectures… ont pu inspirer ce nouvel épisode ?

Frank Le Gall. Plusieurs livres m’ont inspiré, des livres que j’ai lus il y a longtemps. Il y a d’abord Au creux de la Vague, un petit roman de Stevenson dans lequel les trois héros sont dans la mouise au début du livre, ils dorment sur la plage, ils picolent… ça me plaisait bien cette idée de trois héros dans la débine, j’aime les trios, c’est mieux que deux personnages, il y a plus d’interaction, ça m’a poursuivi pendant des années et là, le nouveau Théodore me donnait l’occasion d’utiliser trois personnages qui vont remonter la pente.

Il y a aussi Rocher de Brighton de Graham Greene. J’avais envie de faire une première partie très importante à Singapour dans ce treizième album, j’avais aussi envie de faire une histoire à la Graham Greene avec des personnages qui se suivent, s’espionnent, complotent… Cette première partie est longue, disproportionnée diraient certains, mais les scènes d’action m’embêtent. De fait j’ai toujours tendance à les ramener au plus court. Dans Le dernier voyage de l’Amok, il y a beaucoup de place donnée à la préparation de l’expédition et à l’expédition en elle-même. Mais l’affrontement sur l’île est réglée très rapidement. Il y a une accélération sur la fin où je tue tout le monde. C’est voulu, la mort de Novembre par exemple n’est pas traitée avec emphase, il n’a même pas le droit à une scène à lui tout seul.

© Dupuis / Le Gall

C’est injuste…

Frank Le Gall. Non ce n’est pas injuste, c’est un signe. Un indice. Parlons franchement, si Novembre devait mourir, je lui donnerais plus de place bien évidemment. La fin est très abrupte mais c’est voulu. je ne reviens pas après 13 ans pour faire une fin paisible, je voulais que la cassure soit abrupte et qu’on se demande : « Et maintenant qu’est ce qui se passe? »

C’est comme un puzzle, j’ai tous les éléments, il me faut maintenant les assembler pour faire une seule image

Justement, tu travailles actuellement sur le 14e album. Peut-on espérer le lire avant dix ans ?

Frank Le Gall. Non, je ne mettrai pas 10 ans cette fois, je vous le promets… je vais le faire assez rapidement. Pour l’instant, j’en suis au stade où j’amasse certaines scènes dialoguées avant de m’attaquer à un découpage dessiné. Je travaille encore sur des parties de l’histoire que je n’arrive pas encore à raccorder, il me manque une cohérence pour le moment… C’est comme un puzzle, j’ai tous les éléments, il me faut maintenant les assembler pour faire une seule image.

Merci Frank. Propos recueillis par Eric Guillaud le 16 avril 2018

Le dernier voyage de l’Amok. Dupuis. 14,50€

© Dupuis / Le Gall