Et pour fêter cet anniversaire, qui aura lieu précisément le 14 juillet, le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, rue du Temple à Paris, lui ouvre ses portes. L’exposition, intitulée Les Mondes de Gotlib, vient de démarrer depuis quelques semaines. Elle prendra fin le 27 juillet. L’occasion pour les lecteurs de 77 ans – et plus ! – de redécouvrir une des figures incontournables de la bande dessinée française. L’opportunité pour les plus jeunes de faire connaissance avec un amoureux des lettres, des mots et de la culture.
L’affiche de l’exposition confronte d’emblée le visiteur à l’un des thèmes essentiels de Gotlib : le comique du pastiche et de la parodie. Un comique aux références culturelles donc. Ici, un autoportrait qui s’inspire du personnage d’Orange Mécanique de Stanley Kubrick. Une référence qui inscrit le dessinateur dans un univers de la violence au service d’une réflexion sur l’Homme. Les « saynètes » ou « historiettes » – comme Gotlib se plaisait à appeler ses créations – mettent en effet en image les contradictions inhérentes à la nature humaine.
Car ce qu’entend montrer la première partie de cette exposition, c’est que la question du rire chez Gotlib est intimement liée au paradis perdu de l’enfance et au traumatisme de la Shoah. Marcel Gottlieb (L’orthographe de son vrai nom) est né au sein d’une famille juive hongroise, immigrée à Paris dans les années 1920. Son enfance heureuse, dans le quartier de Montmartre, est bouleversée par l’obligation de porter l’étoile jaune, un épisode qu’il raconte dans son autobiographie J’existe, je me suis rencontré :
« J’avais huit ans, et je ne savais pas que j’étais juif moi-même. A l’école, les copains ne parlaient que de ces pourris de youpins, répétant probablement ce qu’ils entendaient de leurs parents. Comme je ne savais pas trop qui étaient ces salauds, j’avais tendance à opiner du bonnet, pour ne pas avoir l’air con. Un beau jour, quand ma mère m’a cousu l’étoile jaune, l’étoile de shérif comme disait Gainsbourg, j’ai réalisé que je faisais partie des salauds de pourris de youpins en question. Pour employer un euphémisme … ça m’a fait un choc. »
La disparition de son père, Ervin, arrêté en septembre 1942 par la police française, conduit à Drancy puis déporté, constitue le second « choc » pour le jeune Marcel. La famille ne reverra plus celui qui en 1939 s’était engagé volontairement dans l’armée française. Commence alors une course pour la survie : Marcel et sa jeune sœur Liliane échappent à une rafle en 1943 ; ils sont ensuite cachés, grâce à des religieux catholiques, chez des fermiers en Eure et Loire.
Ces traumatismes imposés par l’Histoire ne vont directement apparaître que dans deux des créations graphiques de Gotlib. La première, publiée en 1969 dans Pilote, s’intitule Chanson aigre-douce et met en scène un petit garçon de 8 ans qui est hébergé par une famille de paysans dans les années 1940. Un jour d’orage, troublé par une comptine dont il ne comprend pas vraiment la signification (« Leblésemouti, Labiscouti, Ouleblésmou, Labiscou »), l’enfant se réfugie dans l’étable de la ferme en compagnie d’une chèvre qu’il a adoptée et qu’il caresse tendrement. Ce n’est qu’une fois adulte qu’il fera le rapprochement entre cet « habit » qui se « coud » et le port de l’étoile jaune sous le régime de Vichy.©
Quatre ans plus tard, dans L’Echo des Savanes, Gotlib publie une bande dessinée en 15 planches, intitulée La Coulpe, pour évoquer les affres de la création artistiques et les doutes personnels qui l’assaillent. Les quatre vignettes de la planche d’ouverture présentent un petit garçon, vu de dos, qui fait une farce à un camarade de son âge. Il l’asperge d’eau, un peu à la manière des clowns. Mais la dernière vignette constitue une chute narrative brutale : ce n’est pas une fausse fleur qu’il a cousue sur sa veste, mais l’étoile jaune ; et d’un air triomphant, l’enfant proclame :
« Je viens de saisir le sens de l’expression humour grinçant. De beaux jours se préparent ! »
Si Gotlib s’est toujours montré très pudique quant à son histoire familiale, on peut quand même considérer que tout son art se nourrit de ces épreuves personnelles. Ainsi, en 1968, dans deux planches intitulées Manuscrit pour les générations futures, le dessinateur a raconté la destruction des Halles de Paris en prenant comme protagonistes des rongeurs. Le déménagement du marché central vers Rungis est vécu par le « peuple des rats » comme un « grand cataclysme » (shoah en hébreu) car il donne lieu à une opération de dératisation de grande ampleur, à l’aide d’un gaz nommé « le fléau ». Une métaphore évidente de la destruction du ghetto de Varsovie, et au-delà de la politique nazie d’extermination des juifs.
Plus généralement, le comique qu’il pratique, et notamment l’usage massif de l’autodérision, conduit à le classer parmi les représentants de « l’humour juif ». Le personnage de Superdupont qu’il invente est à voir comme « un concentré pathétique et ridicule de la médiocrité d’une France vichyste, xénophobe, arc-boutée sur ses mythes identitaires » (Paul Salmona, préface du catalogue de l’exposition). Son goût pour l’anticonformisme, sa condamnation de toute forme de censure, s’inscrivent dans son rejet des morales étriquées ou excessives. Sa manière de s’affranchir des conventions de la case de bande dessinée, en donnant une place essentielle au texte, et surtout à la graphie des mots, serait également à relier à la fonction des lettres dans la tradition juive : « un monde dont le sens est caché » (Anne-Hélène Hoog, dans le catalogue de l’exposition.
Gotlib a interrompu sa carrière de dessinateur au milieu des années 1980. Cette exposition est la première rétrospective à réunir une sélection de 150 planches originales, complétées par des archives photographiques personnelles, ainsi que par des documents écrits et audiovisuels. Vous pourrez apprécier à sa juste mesure l’extrême précision de son coup de crayon.
Pas de panique si vous avez des enfants : les planches les plus osées n’ont pas été retenues. Mais il s’agit plus d’un parti pris que d’une censure, en commun accord avec le dessinateur lui-même.
Loretta Giacchetto
A parcourir pour en savoir plus sur Gotlib par Gotlib et le hors-série collector qui rassemble des planches parues dans Fluide glacial et dans Pilote
Ainsi que l’expo en photo vu par Dargaud et les premières pages du catalogue de l’exposition.