09 Déc

Fauve d’or – Prix du meilleur album Angoulême 2021 : L’Accident de chasse de David L. Carlson et Landis Blair

Ils ont reçu le Fauve d’or à Angoulême en début d’année pour leur premier album L’Accident de Chasse, les auteurs américains David L. Carlson et Landis Blair sont les invités de la librairie Bulle au Mans ce mardi 12 octobre pour une rencontre-dédicaces exceptionnelle.

Certains mensonges ont la vie dure. Celui de Matt Rizzo aura tenu de nombreuses années, jusqu’au jour où il décide de révéler lui-même la vérité à son fils. Non, sa cécité n’est pas due à un accident de chasse…

Lorsqu’en 1959, à la mort de sa mère, le jeune Charlie Rizzo doit retourner vivre chez son père à Chicago, il pense que celui-ci est devenu aveugle à la suite d’un accident de chasse. C’est en tout cas ce qu’il a toujours dit et personne ne l’a jamais contredit.

Pourtant, quelques années plus tard, alors que Charlie a fait un écart avec ses potes et que la police débarque à la maison, Matt, son père, lui révèle la vérité. Ce n’est pas un accident de chasse qui l’empêche de voir mais un braquage qui a mal tourné. Oui, son père a non seulement commis un vol à main armé pour le compte de la mafia italienne, mais il a également été incarcéré à la prison de Statesville où il est devenu le compagnon de cellule de Nathan Leopold Jr.

Ce nom ne vous dit peut-être rien mais il suffit de faire une petite recherche rapide sur internet pour apprendre que Nathan Leopold Jr et son comparse Richard Loeb, tous deux de très bonne famille, ont défrayé la chronique dans les années 20 en assassinant froidement un jeune garçon dans l’unique but de prouver qu’ils étaient capables de commettre le crime parfait.

© Sonatine / Carlson & Blair

De cette vie dont il ne savait rien, Charlie Rizzo finit donc par la découvrir de la propre bouche de son père. Le braquage, la prison, la cécité, l’envie de mourir, d’abréger ses souffrances et puis la littérature, une véritable révélation, et ce grâce à Nathan Leopold Jr qui le guida dans sa nouvelle vie d’aveugle dès son arrivée en prison et lui apprit le braille.

« Cette histoire est une tentative pour raviver la magie et le merveilleux de l’expérience humaine, ne serait-ce que le temps de quelques centaines de pages », explique le scénariste David L. Carlson. Tentative réussie ! Dans l’intimité relative d’une cellule, deux hommes se tendent la main pour dépasser la réalité et trouver rédemption et consolation à travers les grands textes, Platon et Dante en tête.

© Sonatine / Carlson & Blair

Pour mettre en images cette histoire vraie recueillie par David L. Carlson auprès de Charlie Rizzo, le trait de Landis Blair apparaît finalement comme une évidence. Connu de l’autre côté de l’Atlantique pour ses livres aux illustrations très noires, morbides, son dessin fait ici de milliers de hachures prend une dimension toute particulière et donne à l’ouvrage une force incroyable. Et c’est d’autant plus méritoire quand on sait qu’il s’agit là d’un premier roman graphique, et pour l’un et pour l’autre. Trois ans de travail intense pour un résultat impressionnant, 460 pages prodigieuses, et au bout du compte une lueur de poésie dans un tunnel de brutalités.

Eric Guillaud 

L’Accident de chasse, de David L. Carlson et Landis Blair. Sonatine Éditions. 29 euros

06 Déc

Sélection officielle Angoulême 2021. Kent State, Quatre morts dans l’Ohio ou l’histoire vraie d’une tragédie américaine

Ils étaient étudiants dans une ville moyenne des États-Unis, ils manifestaient pacifiquement contre la guerre au Vietnam, ils ont été tués par la garde nationale. Kent State, Quatre morts dans l’Ohio, raconte avec minutie les jours qui ont précédé cette tragédie du 4 mai 1970 et pointe avec gravité les dangers de l’autoritarisme…

En 1970, Derf Backderf n’a qu’une dizaine d’années mais la fusillade de l’université d’État de Kent qui est au coeur de ce récit et qui s’est jouée à quelques kilomètres de chez lui l’a suffisamment marqué pour qu’il en fasse un dessin à l’époque et un livre aujourd’hui.

Quatre ans de recherches lui ont été nécessaires pour écrire Kent State, Quatre morts dans l’Ohio, quatre ans pour consulter les archives, lire les témoignages de cours d’assises, les rapports du FBI et interviewer quelques témoins de l’époque.

Avec un résultat étonnant de précision et de rigueur. Jour après jour, quasiment heure par heure, Derf Backderf raconte la montée en puissance de la contestation dans cette université attisée par l’arrivée sur le campus d’une garde nationale armée jusqu’aux dents et agressifs.

Et bien sûr, ce qui devait arriver arrive. La garde nationale finit par tirer sur les manifestants :  quatre morts, neuf blessés graves et un choc, énorme, un séisme dont les répliques finiront par toucher l’Amérique entière.

Dans une interview pour le site comixbox, Derf Backderf explique : « C’est un récit qui parle de questions importantes, comme les dangers de l’autoritarisme et comment un gouvernement écrase les dissidences. Ces questions, j’en ai bien peur, deviendront bientôt encore plus d’actualité. Les puissants ont toujours utilisé les grandes crises comme celle-ci pour grapiller encore plus de pouvoir. Dieu seul sait ce qui va nous arriver avec ce clown grotesque que nous avons à la Maison Blanche. Et de la même manière, quand les gilets Jaunes manifesteront à nouveau, de quelle tolérance feront preuve votre gouvernement et votre police ? »

Tout aussi rigoureux qu’un Joe Sacco avec un trait plus souple, plus rond, moins austère, Derf Backderf signe ici une BD documentaire exemplaire qui allie rigueur journalistique et approche historique, un récit hyper-documenté, captivant de la première à la dernière page et forcément poignant. À l’heure où le pays est secoué par une vague de manifestations et d’émeutes liées à la mort de George Floyd, Kent State, Quatre morts dans l’Ohio pourrait figurer en très bonne place au palmarès du prochain festival d’Angoulême pour lequel il a été sélectionné.

L’album est en compétition pour le Prix du Public France Télévisions

Eric Guillaud

Kent State, Quatre morts dans l’Ohio, de Derf Backderf. Ça et là. 24€

© ç& et là / Backderf

08 Nov

Sélection officielle Angoulême 2021. Rusty Brown : le nouvel album de Chris Ware en temps et en heure malgré le reconfinement

Tenir un nouvel album de Chris Ware entre les mains, c’est un peu Noël avant l’heure, l’assurance d’un instant magique, mélange de lecture et de contemplation, de délectation et d’admiration. Car oui, les albums de l’auteur américain, Alph’Art du meilleur album en 2003 pour Jimmy Corrigan, sont des bijoux d’écriture, de graphisme, de narration et de conception. Rusty Brown n’échappe pas à la règle…

À l’heure du reconfinement et du chamboulement des calendriers de sorties, le nouvel opus de Chris Ware aurait très bien pu finir sagement rangé quelque part dans un entrepôt en attendant des jours meilleurs. Mais heureusement pour les nombreux admirateurs de l’auteur américain, le livre se trouvait sur le chemin des librairies lorsque les nouvelles mesures pour lutter contre la covid-19 sont tombées. De fait, vous pouvez dès aujourd’hui commander votre exemplaire dans toutes les bonnes librairies converties au click and collect et le récupérer contre 49,95€, oui tout de même, autant dire 50€, c’est cher, très cher, mais franchement mérité.

© Delcourt / Chris Ware

Il faut dire que Chris Ware ne fait pas dans la demi-mesure. Chacune de ses réalisations est le résultat d’un travail de longue haleine, ce qui explique le relatif petit nombre d’albums publiés de ce côté-ci de l’Atlantique, cinq à ce jour, Jimmy Corrigan (paru en France en 2002), Quimby the Mouse (2005), ACME (2007), Building Stories (2014) et donc Rusty Brown aujourd’hui, des albums qui sont plus précisément des recueils de périodiques et comic books parus aux États-Unis au fil des ans dans la collection Acme Novelty Library.

© Delcourt / Chris Ware

Avec toujours un extrême souci du détail dans le fond comme dans la forme ! L’oeuvre de Chris Ware se distingue par le soin apporté à la conception du livre et au choix du format, par la narration, exigeante et innovante, par le graphisme d’une incroyable méticulosité, une ligne claire raffinée proche de la perfection, et par ses histoires qui mettent en scène des gens ordinaires avec leurs faiblesses, leurs doutes, leurs angoisses, dans un monde tout aussi ordinaire mais où les connexions humaines deviennent de plus en plus complexes.

© Delcourt / Chris Ware

Un format à l’italienne, avec Jaquette-poster et dos toilé orange, une narration mettant en parallèle deux histoires distinctes jusqu’à leur point de rencontre, un récit que l’on présente comme la suite spirituelle et auto-fictionnelle de Jimmy Corrigan... Rusty Brown est ni plus ni moins une nouvelle démonstration de l’immense talent de son auteur, un regard nostalgique et acéré sur notre monde autant qu’une exploration toujours plus poussée des potentialités du neuvième art. Joyeux Noël !

Eric Guillaud

Rusty Brown, de Chris Ware. Delcourt. 49,95€

03 Juil

Sélection officielle Angoulême 2021. Baume du tigre ou l’histoire d’une émancipation féminine dans une famille issue de l’immigration chinoise signée Lucie Quéméner

Raconter l’immigration ne se limite pas à raconter le voyage, la fuite d’un pays pour un autre, la peur face à l’inconnu. Raconter l’immigration, c’est aussi raconter l’après-voyage, le chemin vers une intégration jamais facile, le poids des traditions, l’émancipation des nouvelles générations. C’est l’angle choisi par Lucie Quéméner pour cet album paru aux éditions Delcourt, un album en tout point remarquable…

La migration dans cette famille d’origine chinoise est déjà de l’histoire ancienne, c’est d’abord celle du grand-père, Ald. Et il est fier le grand-père, fier d’avoir fait sa place dans ce pays d’accueil, fier d’avoir monté son business à partir de rien, fier de ce qu’il offre aujourd’hui à sa famille, fier enfin de ses quatre petites-filles qui sont « le futur de la famille » et bien sûr de l’entreprise, un restaurant de cuisine asiatique.

Oui mais voilà, l’une des ses quatre-petites filles, Edda, a décidé de déposer le tablier et de faire médecine. Colère du grand-père qui ne voit là qu’un « projet absurde », révolte d’Edda et de ses sœurs qui se mettent aussi sec en grève et revendiquent en bloc la fin du couvre-feu le soir, la possibilité de sortir le week-end, l’arrêt des remarques sur leur apparence, sur leurs lectures, sur ce qu’elles regardent ou écoutent, les gens qu’elle fréquentent, et… surtout… elles veulent avoir dorénavant leur mot à dire sur le choix des études supérieures.

Ça fait beaucoup, beaucoup trop, pour le patriarche à tendance rigide et tyrannique. Le grand-père se braque. Les filles quittent le domicile familial bien décidées à s’émanciper…

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l’interview complète de l’auteure ici

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L’auteure de Baume du tigre, Lucie Quéméner, est née en 1998 d’un père breton et d’une mère chinoise. Si le récit n’est pas à proprement parler une autobiographie, il fait néanmoins écho à l’histoire de sa famille.

« J’ai voulu retranscrire dans ma BD mon expérience en temps que troisième génération d’une famille issue de l’immigration asiatique. J’ai créé un scénario de fiction dont la famille imaginaire aurait des problématiques s’inspirant de celles que j’ai ressenti dans ma propre famille: après le traumatisme de l’immigration et du racisme, les possibilité d’accomplissement personnel s’ouvrent de plus en plus au fur et à mesure des générations suivantes, et il faut alors savoir quoi faire de ce qui était un luxe pour nos parents ou nos grand-parents, et qui devient alors une responsabilité pour nous ». 

Même si le titre de l’album et le contexte familial ne laissent aucun doute sur les origines de cette famille, Lucie Quéméner aborde les thématiques de l’immigration, de l’intégration et de l’émancipation d’une façon plus large, plus universelle. En gommant déjà les clichés propres à l’identité chinoise, en essayant de « faire une histoire qui soit chinoise dans le fond et pas dans la forme. On devrait pouvoir écrire des fictions sur la culture chinoise sans qu’il y ait des motifs de dragons et des lampions dans chaque plan du décor, mais beaucoup de ce genre de décorum, souvent cliché, est utilisé dès qu’on évoque la Chine. C’est souvent quelque chose qui est évité dans les récits type « témoignage d’un Français en Chine », mais qui par essence portent un regard extérieur et étranger sur la culture du pays ou le vécu de ses habitants ».

256 pages en noir et blanc, un récit prenant, un dessin légèrement naïf, enfantin, mais séduisant, Baume du Tigre réunit toutes les conditions du succès. D’ailleurs, Lucie Quéméner est la très récente lauréate du premier Prix BD des étudiants de France Culture, prix qui récompense une bande-dessinée d’auteur émergent parue en langue française. « Les choses se sont un peu accélérées depuis ce prix, et passer de presque deux ans à travailler chez soi sans voir personne, à parler à la radio en direct, ça représente un changement assez déconcertant ! Mais ce prix est extrêmement encourageant bien sûr ».

L’album figure dans la sélection officielle du Festival International de la bande dessinée d’Angoulême 2021 et il est en compétition pour le Prix du Public France Télévisions

Eric Guillaud

Baume du Tigre, de Lucie Quéméner. Delcourt. 23,95€

© Delcourt / Lucie Quéméner

03 Juin

Sélection officielle Angoulême 2021. Le Dernier Atlas : une saga uchronique titanesque

Titanesque. C’est précisément le mot qui vient à l’esprit au regard de ce deuxième volet du Dernier Atlas. Titanesque par le robot trônant fièrement en couverture, titanesque par un scénario exigeant, ouvert sur notre monde et son passé…

Souvenez-vous, nous les avions rencontrés à l’occasion de la sortie du premier volet en mars 2019, les quatre Nantais Gwen de Bonneval, Hervé Tanquerelle, Fabien Vehlmann et Fred Blanchard, accompagnés de leur coloriste Laurence Croix, viennent tout juste de boucler le deuxième épisode de la saga uchronique intitulée Le Dernier Atlas

Quand on dit tout juste, ce n’est pas tout à fait vrai. L’album a connu un retard à l’allumage dû au coronavirus et au confinement. Deux mois de report mais au final un atterissage en douceur sur les étagères de toutes les bonnes librairies de France et d’ailleurs.

Et vous ne pourrez pas le louper. Avec sa couverture jaune du plus bel effet et ce robot géant en premier plan, le dernier Atlas au monde avec tous ses boulons, l’album se remarque de loin. 

La suite ici

10 Fév

Sélection officielle Angoulême 2021. Flipette & Vénère : deux sœurs, deux systèmes de valeurs, une belle histoire signée Lucrèce Andreae

À ma droite, Clara aka Flipette, à ma gauche, Axelle aka Vénère. Entre les deux, un gouffre, un océan, un monde, tout les sépare mais une chose va les réunir, la recherche d’un sens à donner à leur vie…

Tout les sépare, oui, même les 300 pages de ce livre. Clara la blondinette fait la couverture. Axelle la brune est sur la quatrième de couverture. Avec le privilège offert au lecteur de « choisir sa préférée au moment de l’exposer sur son étagère », écrit Lucrèce Andreae sur son compte Facebook.

Et la tâche peut s’avérer ardue tant les deux sont certes différentes, mais pareillement attachantes. Clara est une jeune artiste photographe qui doute en permanence de son talent. Peur d’elle-même, peur des autres, peur du monde.  « Je suis nulle », se lamente-t-elle. Et de juger son travail par trop scolaire, sans prise de risque, théorique, chiant, juste propret. « C’est égoïste, je m’amuse à faire mes p’tites bidouilles mais est-ce que le monde a besoin de ça ??? ». 

Une chose est sûre, Clara, elle, a besoin de prendre du recul. L’occasion va lui être donnée. Sa sœur qu’elle n’a pas vue depuis des lustres vient d’avoir un accident de scooter. Une jambe dans le plâtre et une mère qui s’inquiète légitimement. Clara est chargée de se rendre à son chevet.

Axelle n’est pas artiste pour un sou. Son truc à elle, c’est le social, aider ceux qui en ont besoin, ouvrir sa porte aux SDF le temps d’une douche, manifester contre les violences policières, dégoter des locaux pour abriter les réfugiés… Axelle est dans l’action, dans le combat, dans la colère permanente. Enfin, elle l’était, car aujourd’hui, elle est surtout dans le pétrin, une jambe dans le plâtre, bloquée chez elle.

En débarquant chez sa sœur, Clara découvre un monde qu’elle ne soupçonnait pas, le monde de la solidarité, de la démerde, de la lutte, de la résistance… Elle découvre aussi et surtout des hommes et des femmes qui ont trouvé un véritable sens à leur vie. Ici, pas le temps de se regarder le nombril. Alors, l’art vous savez…

Vous l’aurez compris je pense, Axelle et Clara sont les deux facettes de l’autrice Lucrèce Andreae qui réalise ici sa première bande dessinée. Avec une bonne dose d’humour et une certaine fraîcheur jusque dans le trait et la palette de couleurs choisie, Flipette & Vénère aborde des sujets universels dans un contexte politique tendu. Première BD mais non première oeuvre, Lucrèce est la réalisatrice de Pépé le morse, césar du meilleur court métrage d’animation 2018. Une autrice à suivre… et un album qui figure dans la sélection officielle du prochain festival d’Angoulême en janvier 2021.

Eric Guillaud

Flipette & Vénère, de Lucrèce Andreae. Delcourt. 27,95€

© Delcourt / Andreae