05 Sep

La BD fait sa rentrée. Eclats et Cicatrices : un diptyque à la fois intimiste et universel du Hollandais Erik de Graaf (ENTRETIEN)

Elle s’appelle Esther, lui, Victor. Elle est juive, lui non. Ils sont amoureux mais la guerre va les séparer. Lorsqu’ils finissent par se retrouver, le monde a changé, plus rien ne ressemble à avant, la famille, les amis, pour certains, ne sont plus là. Quant à l’amour…

Eclats et Cicatrices, deux volumes pour une seule et même histoire, une histoire intime au coeur de la grande histoire. Nous sommes en 1946, Esther et Victor se retrouvent après des années de séparation. La guerre est passée par là avec son cortège d’horreurs, de trahisons, de chagrins, mais aussi, parfois, ses actes de bravoures et ses histoires d’amour.

En 1939, Esther et Victor s’aimaient, l’avenir leur appartenait, ils parlaient mariage, enfants, avant que les Allemands n’envisagent d’envahir le pays. Victor est mobilisé, Esther s’enfuit, les Allemands débarquent, le gouvernement capitule, c’est le début de l’occupation. Certains Néerlandais optent pour la collaboration, d’autres rejoignent la résistance, comme Victor. Les années passent…

Lorsqu’ils se retrouvent par hasard en 1946, Esther et Victor ont des années de vie à se raconter. Défile alors en une succession de flashbacks le récit de la guerre, de leur guerre. Aucun sensationnalisme ici, Erik de Graaf s’attache plutôt à décrire les émotions et un quotidien plus souvent ordinaire qu’extraordinaire. C’est la marque de fabrique de l’auteur. Comme il nous le confie dans cette interview, ce qu’il aime avant tout, c’est raconter des « histoires personnelles avec de la profondeur » et contribuer à sa manière à entretenir la mémoire collective.

Erik de Graaf © Thijs van Mastrigt.

On vous connaît peu en France. Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

Erik de Graaf. À l’origine, je suis graphiste et cogérant d’une agence de design. La bande dessinée a commencé de façon thérapeutique quand j’étais à la maison suite à un burn-out, il y a des années. C’est maintenant devenu ma deuxième profession.

On vous classe dans la catégorie ligne claire. On est pourtant bien loin d’un graphisme à la Chaland ou même à la Serge Clerc. Qu’est-ce qui vous rapproche selon vous de ces deux artistes que vous citez régulièrement parmi vos influences ?

Erik. Ils m’ont particulièrement inspiré pour développer un style élégant et clair, tant dans les lignes que dans l’utilisation de la couleur. J’ai ensuite cherché et trouvé ma propre voie dans ce domaine, où mon arrière-plan graphique est indéniablement présent. Mon style est plus hollandais, plus calme et plus simple. Quelqu’un l’a récemment appelé « l’hyper ligne-claire ».

Le diptyque Eclats/Cicatrices est votre deuxième roman graphique. Il raconte une histoire d’amour sur fond de guerre. Comment est né ce projet ?

Erik. J’ai été inspiré lorsque j’ai lu un article de journal à la fin des années 1990 qui décrivait comment les voisins, les amis, la famille se sont attaqués, voire se sont suicidés pendant la guerre en ex-Yougoslavie alors qu’ils vivaient auparavant en bonne harmonie. Cela m’a montré ce qu’un conflit armé peut faire aux gens ordinaires. J’ai « projeté » ça sur la Seconde Guerre Mondiale parce que c’est plus proche de moi parce que j’ai grandi avec ça pendant les cours d’histoire à l’école et ma grand-mère m’en a beaucoup parlé.

Je voulais aussi montrer comment de tels événements laissent des cicatrices à jamais et ont un impact durable sur la vie des gens.

© Dupuis – Champaka Brussels / de Graaf

Quelle vision aviez-vous de la guerre avant ce roman graphique?

Erik. Une vision plus myope. Je pensais davantage à qui avait eu raison et tort pendant la guerre. C’est aussi ce que j’avais appris dans ces cours d’histoire à l’école dans les années 1970.

Votre travail sur Éclats et Cicatrices a-t-il modifié cette vision ?

Erik. Sans aucun doute ! En lisant beaucoup et en me documentant, j’ai découvert que les choses sont souvent plus nuancées, que l’histoire n’est pas toujours noire ou blanche. Il y a souvent beaucoup de tons gris à découvrir si vous plongez dans les histoires. Cela ne veut pas dire que des choses terribles se sont produites, bien sûr.

Globalement, quelle place occupe la seconde guerre mondiale dans la mémoire collective des Hollandais ?

Erik. Très importante ! Cette année, nous avons célébré 75 ans de libération. Malheureusement, de nombreuses festivités n’ont pas pu avoir lieu à cause de la Covid-19.

Même aujourd’hui, nous devons continuer à raconter l’histoire de la Seconde Guerre mondiale aux jeunes générations pour leur montrer la grande importance de la liberté. J’essaye d’y contribuer avec mes livres.

© Dupuis – Champaka Brussels / de Graaf

Quel message aimeriez-vous faire passer par ce récit ?

Erik. Ne jugez pas trop vite quelqu’un ou quelque chose. Plongez-vous dedans et ne formez votre opinion qu’alors car souvent les choses sont plus nuancées et les choses ne sont pas si noires et blanches. Je pense que c’est un son important à cette époque où le populisme est de plus en plus présent et gagne en puissance.

Quel regard portez-vous sur la production (cinéma, littérature…) autour de la deuxième guerre mondiale ? Quelles peuvent être vos références dans ce domaine ?

Erik. J’aime vraiment les histoires personnelles avec de la profondeur que ce soit dans la bande dessinée, la littérature, les documentaires et les films. Par exemple, La guerre d’Alan d’Emmanuel Guibert, ou Moi, Rene Tardi par Jacques Tardi. Le roman sur la vie de Johannes Post, membre de la résistance hollandaise, ou un film comme Le Pianiste.

Est-ce qu’il y une BD qui vous a particulièrement marqué ?

Erik. Le livre Heimat de Nora Krug. En tant qu’Allemande vivant à New York, elle avait honte de ses origines. Après avoir parlé à une femme juive qui a survécu à l’Holocauste, elle a décidé de se plonger dans sa propre histoire familiale. Elle voulait savoir ce que sa famille avait fait pendant la guerre. Le livre est une quête passionnante magnifiquement représentée.

Et demain ? Vos projets ?

Erik. Je travaille sur un hommage sans texte à mon grand « héros » Yves Chaland. Toutes les pages sont dessinées et je vais bientôt commencer à colorier.

Merci Erik, propos recueillis le 4 septembre 2020

Eric Guillaud 

Eclats et Cicatrices, d’Erik de Graaf. Dupuis / Champaka Brussels. 25€ le volume

03 Juil

Rencontre avec Lucie Quéméner, auteure de l’album Baume du tigre

Issue de la promotion Arthur de Pins de l’Académie Brassart Delcourt, Lucie Quéméner signe ici son premier roman graphique. Une histoire d’immigration, d’intégration et d’émancipation féminine au sein d’une famille d’origine chinoise. Interview…

© Vollermlo

Baume du Tigre n’est pas à proprement parler une autobiographie mais fait tout de même écho à l’histoire de ta famille. Plus précisément ?

J’ai voulu retranscrire dans ma BD mon expérience en temps que troisième génération d’une famille issue de l’immigration asiatique.
J’ai créé un scénario de fiction dont la famille imaginaire aurait des problématiques s’inspirant de celles que j’ai ressenti dans ma propre famille: après le traumatisme de l’immigration et du racisme, les possibilité d’accomplissement personnel s’ouvrent de plus en plus au fur et à mesure des générations suivantes, et il faut alors savoir quoi faire de ce qui était un luxe pour nos parents ou nos grand-parents, et qui devient alors une responsabilité pour nous.
J’ai construit cet album autour de ce thème et me suis appuyée sur les choses que j’ai pu vivre et observer pour mieux imaginer et écrire mon récit.

© Delcourt / Quéméner

Comment t’est venue l’idée de ce récit ?

J’avais depuis longtemps l’envie d’une histoire où les actions d’individus sont expliquées par les actions des générations qui leur précèdent. Avec l’idée d’un album dont le titre serait « Baume du tigre », j’ai pensé que parler de la culture chinoise, où la relation parent-enfant est si importante, serait un bon moyen de revenir sur une histoire multi-générationnelle. Le thème de l’immigration est venu ensuite logiquement.
L’idée d’une maison au bord de la mer, éloignée de tout, a fixé une trame pour le scénario, puisqu’elle induit intuitivement l’idée d’un cercle familial très isolé du reste de la société, renfermé sur lui-même, oppressant, mais aussi une idée de fuite pour aller vers la ville, et l’histoire s’est structurée autour de ça.

© Delcourt / Quéméner

Et quelle est son ambition ?

Là où on se représente la plupart des récits d’immigration comme racontant la traversée d’une frontière, j’avais envie de prendre cette idée à contre-pied et de faire un anti-récit de migrant, où l’intrigue démarrerait une fois que tout est réglé et que les personnages sont installés dans leur pays d’accueil.

Ensuite, j’ai aussi voulu essayer de faire une histoire qui soit chinoise dans le fond et pas dans la forme.
On devrait pouvoir écrire des fictions sur la culture chinoise sans qu’il y ait des motifs de dragons et des lampions dans chaque plan du décor, mais beaucoup de ce genre de décorum, souvent cliché, est utilisé dès qu’on évoque la Chine. C’est souvent quelque chose qui est évité dans les récits type « témoignage d’un Français en Chine », mais qui par essence portent un regard extérieur et étranger sur la culture du pays ou le vécu de ses habitants.
Bien sûr, toutes ces bandes dessinées contribuent à la richesse et à la variété de la production et sont donc importantes. Mais, parce que je ne l’ai pas vu évoquée si souvent, et surtout en BD, il m’a semblé d’autant plus important de parler de la culture chinoise à travers ses thèmes, en l’occurrence celui de l’immigration et la diaspora, la structure familiale chinoise traditionnelle, la conception de l’amour parental et filial, etc… sans faire appel à l’esthétique et au graphisme qu’on lui attribue souvent.

© Delcourt / Quéméner

Première BD et déjà un prix. Comment le vis-tu ? 

Les choses se sont un peu accélérées depuis ce prix, et passer de presque deux ans à travailler chez soi sans voir personne, à parler à la radio en direct, ça représente un changement assez déconcertant !
Mais ce prix est extrêmement encourageant bien sûr. Il l’est d’abord d’une manière très concrète, puisque qu’il a entraîné l’intérêt de la part de médias, de librairies, etc.. ce qui représente une avancée significative vers l’espoir de continuer à faire des bandes dessinées encore quelques temps. Il l’est aussi d’une manière plus émotionnelle, bien sûr, de savoir que ce qu’on a fait a été considéré comme digne d’intérêt, à la fois par des professionnels de la culture et des étudiants: Je suis particulièrement honorée de voir ma bd primée par un jury d’étudiants et donc de personnes de ma génération, à qui tout particulièrement j’espère pouvoir m’adresser avec pertinence. On espère toujours faire quelque chose qui parlera à nos pairs, donc je suis heureuse si ça a pu être le cas pour certains.

Propos recueillis par Eric Guillaud le 27 juin 2020

Retrouvez la chronique de l’album ici

15 Juin

Jeannot, une bande dessinée de Carole Maurel et Loïc Clément sur le deuil d’un enfant

Perdre un enfant n’est pas dans l’ordre naturel des choses. C’est un drame sans nom pour les parents. Avec Jeannot, album paru aux éditions Delcourt, Carole Maurel et Loïc Clément abordent ce sujet délicat avec infiniment de finesse aussi bien dans le texte que dans le trait…

Parler de la mort n’est pas chose facile, parler de la mort d’un enfant encore moins, et en parler à des enfants peut relever du défi. Carole Maurel et Loïc Clément l’ont relevé avec succès. Jeannot est un bijou de sensibilité, d’humanité, de tendresse et de poésie, un ouvrage qui s’adresse à la jeunesse mais pas seulement nous explique la dessinatrice Carole Maurel.

« Il y a une certaine habilité côté scénario qui fait que l’album s’adresse aussi aux adultes même s’il est clairement ciblé enfant. Il y a deux portes d’accès possibles, deux niveaux de lecture qui sont intéressants. Par exemple, quand Jeannot communique avec les plantes, nous, adultes, pourrions le penser atteint de quelques troubles cognitifs. Les enfants, eux, y verront un pouvoir surnaturel, un super-pouvoir, même s’il s’avère être une malédiction pour Jeannot ».

La suite ici

23 Mar

Confiné, le message d’Etienne Davodeau depuis son atelier à Rablay-sur-Layon

Il a été l’invité de l’émission ArtOtech de France 3 Pays de la Loire il y a quelques mois, il donne aujourd’hui de ses nouvelles via une vidéo. Confiné chez lui dans la campagne angevine, Etienne Davodeau travaille actuellement sur son prochain album qui raconte notamment une randonnée sur les crêtes du Massif Central, des séquences qui lui permettent de s’évader de ce quotidien enfermé…
https://www.youtube.com/watch?time_continue=81&v=DDDSC6Sf-F0&feature=emb_logo

Pour revoir l’émission ArtOtech avec Etienne Davodeau, c’est ici…

18 Nov

De Chaplin à Charlot, la vie d’une étoile du cinéma racontée par le Nantais Bruno Bazile et le Belge Bernard Swysen

Tout le monde connaît Charlot. Mais qui connaît vraiment son créateur ? Avec Bernard Swysen au scénario, le Nantais Bruno Bazile vient de retracer sa vie dans une BD parue chez Dupuis. Nous l’avons croisé à l’exposition Chaplin du Musée d’arts de Nantes. Interview et déambulation…

@ F3 – Eric Guillaud

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04 Oct

Rencontre avec la Nantaise Tahnee Juguin, auteure avec jean-Denis Pendanx de l’album Mentawaï !

Tahnee Juguin est nantaise mais ses pensées et ses pas l’emmènent régulièrement sur l’île de Siberut en Indonésie aux côtés des Mentawaï. Avec Jean-Denis Pendanx au dessin, elle vient de signer chez Futuropolis une oeuvre à forte valeur ethnographique sur ce peuple longtemps menacé. Interview…

@ Eric Guillaud

J’avais donné rendez-vous à Tahnee Juguin sous les anciennes halles des Fonderies de l’Atlantique à Nantes où l’on fabriquait hier les hélices des plus grands paquebots, parmi lesquels le France. Elles abritent aujourd’hui un jardin luxuriant où palmiers, bananiers et fougères arbustives nous plongent dans une ambiance exotique. 

On ne pouvait finalement rêver meilleur endroit pour parler de son album sorti il y a quelques jours aux éditions Futuropolis, un premier album qui nous emmène au-delà des océans et des montagnes, dans les forêts de l’île de Siberut en Indonésie, où vit une partie du peuple mentawaï.

En compagnie du dessinateur Jean-Denis Pendanx, lui-aussi grand voyageur, Tahnee Juguin nous raconte sur près de 160 pages l’une de ses nombreuses visites à ce peuple animiste, longtemps opprimé sous la dictature de Soeharto, aujourd’hui encore en lutte pour ne pas être assimilé à la société indonésienne. 

Nous sommes en 2014, Tahnee débarque avec un réalisateur pour tourner un documentaire sur les Mentawaï avec l’idée de les faire participer au tournage. Mais les choses ne se passent pas comme prévu et Tahnee, écartée du projet, ne peut que constater un « détournement » des images et à l’arrivée un documentaire qui ne « reflète pas toute la réalité des Mentawaï ».

Tahnee a alors 21 ans, elle décide de monter le projet Mentawaï Storytellers avec pour missions et valeurs l’indépendance et la libre expression des communautés mentawaï par le biais de la gestion d’un tourisme responsable et la réalisation de films par les Mentawaï eux-mêmes.

C’est cette histoire que déroule l’album, un plongeon au coeur des traditions mentawaï, au coeur également d’un projet transversal qui fait appel à la BD mais aussi à la vidéo, un projet qui a aujourd’hui son compte Facebook et son site internet. Tour à tour conférencière pour Connaissance du monde, bergère dans les Alpes, serveuse en restauration rapide, Tahnee a aujourd’hui trouvé sa voie, bien déterminée à la poursuivre…

L’interview ici

28 Sep

INTERVIEW. Carnets de la ZAD : Quand le scénariste des aventures de Michel Vaillant Philippe Graton se fait photographe

Dans le milieu de la bande dessinée, il s’est fait un prénom en signant depuis 25 ans les scénarios des aventures de Michel Vaillant créées par son père Jean Graton. Mais Philippe Graton est aussi un excellent photographe. Il vient de publier Carnets de la ZAD, un livre réunissant 80 photos prises à Notre-Dame-des-Landes. Rencontre…

Philippe Graton sur la ZAD

Philippe Graton est un amoureux des cabanes. Dans le Bruxelles des années 70, elles ponctuaient son horizon d’enfant, perdues dans un terrain vague, coincées entre un boulevard et une voie ferrée, trônant fièrement au milieu d’un potager. Pour lui, elles représentent des « îlots de convivialité et de poésie en plein cœur de la ville » où « la notion de débrouillardise et de partage, dans un monde de plus en plus individualiste, mérite d’être observée… ».

Lorsque certaines d’entre elles se sont trouvées un jour menacées de démolition par quelques promoteurs immobiliers peu sensibles à la poésie des lieux, Philippe Graton monta une exposition sauvage, accrochant sur les grilles du chantier trente tirages géants des photos de cabanes qui s’y trouvaient. De quoi éveiller l’intérêt des médias, alerter les riverains et finalement sauver ce qui pouvait l’être encore.

Si les zadistes avaient existé à cette époque et en ce lieu, peut-être en aurait-il fait partie. Il les découvrira bien plus tard à Notre-Dame-des-Landes, attiré par d’autres cabanes, les cabanes de la révolte. Pendant cinq ans, il se rendit régulièrement sur place pour immortaliser ces habitations forcément éphémères. Mais il y rencontra aussi des visages, des hommes et des femmes occupés la plupart du temps aux tâches du quotidien et, parfois, à défendre leur territoire des gendarmes venus les déloger.

Disponible en librairie depuis le 24 septembre, Carnets de la ZAD nous offre plus qu’un énième reportage sans âme, c’est véritablement un autre regard que Philippe Graton pose ici, celui d’un homme qui aime raconter des histoires en images, que ce soit en photos comme il le fait dans ce livre ou en bande dessinée à travers les scénarios qu’il écrit depuis 25 ans pour les célèbres aventures de Michel Vaillant lancées par son père Jean Graton.

Au-delà des cabanes et des visages, au-delà du quotidien et des barricades, Philippe Graton restitue une aventure hors norme à travers quatre-vingts photographies inédites et une retranscription de ses notes de terrain à lire – elles-aussi – comme une aventure.

La suite ici

19 Août

L’INTERVIEW. Inès Léraud, une enquête en bande dessinée sur les algues vertes

Le tournage de l’adaptation cinématographique d’Algues vertes, l’histoire interdite a débuté en ce mois de septembre 2022 en Bretagne. L’occasion de relire l’interview que nous avait accordée Inès Léraud en 2019 à l’occasion de la sortie de son enquête en bande dessinée, une interview à retrouver ici…

Article mis en ligne en août 2019. Initialement publiée dans les pages de La Revue dessinée en 2017, l’enquête Algues vertes, l’histoire interdite d’Inès Léraud et de Pierre Van Hove est sortie en album un peu avant la trêve estivale 2019. Les algues vertes, elles, n’ont pas pris un moment de vacances proliférant à nouveau durant l’été sur les plages bretonnes et particulièrement dans la baie de Saint-Brieuc. Au point que certains évoquent aujourd’hui un véritable tsunami. Retour sur une enquête qui dérange aujourd’hui encore avec la journaliste Inès Léraud…

Comment avez-vous découvert ce fléau des algues vertes ?

Inès Léraud. Par un citoyen de Saint-Brieuc, qui se promenait régulièrement avec sa fille en bas âge sur la plage, recouverte d’algues vertes. Sa fille avait développé aux yeux une keratite, et il avait découvert que ça pouvait avoir un lien avec une exposition chronique à l’H2S (hydrogène sulfuré, le gaz toxique produit par les algues vertes en décomposition). Il avait mené des recherches sur les problèmes de santé causés par les algues vertes en putréfaction (le gaz qu’elles produisent peut même tuer). Il m’a transmis ses documents. Voilà, tout est parti d’une enquête citoyenne !

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retrouvez la chronique de l’album ici

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Pourquoi avoir choisi le médium bande dessinée pour votre enquête ?

Inès Léraud. J’ai commencé par faire des émissions de radio (France Inter, France Culture) mais j’avais le sentiment de ne jamais avoir assez de place : j’aurais eu besoin d’une dizaine d’émissions pour raconter toute cette histoire ! Je voulais aussi toucher un plus large public. Un livre ou un long métrage de cinéma me semblait être un format approprié. Finalement le hasard a fait que j’ai rencontré les éditeurs de La Revue dessinée, qui m’ont présenté Pierre van Hove : c’était parfait car la BD est à mi-chemin entre un livre et un film. Ça à l’exigence d’un livre, tout en ayant le côté divertissant d’un film.

@ Delcourt / Léraud & Van Hove

Comment s’est déroulée l’enquête ?

Inès Léraud. C’est un travail de fourmi. J’ai cherché éperdument des témoins de cette histoire. J’en ai rencontré des dizaines, peut-être une centaine (médecins, scientifiques, industriels, directeurs de communication de préfecture, maires, militants associatifs, agriculteurs, ramasseurs d’algues vertes, journalistes locaux, victimes, etc…) qui m’ont raconté ce qu’ils ont vu, entendu, parfois ce qu’on leur a répondu quand ils ont voulu alerter. Beaucoup d’entre eux possédaient de nombreux documents qui prenaient la poussière dans leur grenier, auxquels ils m’ont donné accès. J’ai aussi bien sûr fait une énorme revue de presse de tout ce qui était paru dans la presse locale et nationale. A la fin j’avais dans mon bureau des milliers de notes, de documents, une sorte de puzzle à 5000 pièces qu’il fallait recouper, assembler. A travers le scénario de cette BD, je devais restituer la complexité de l’histoire, tout en la rendant fluide, agréable à lire, avec des personnages vivants, incarnés.

Vous méritez Le prix Elise Lucet de la désinformation

On le voit très bien dans votre récit, les pressions ont été nombreuses contre les lanceurs d’alerte dont vous faites partie finalement. Avez-vous été menacée avant ou après la sortie du livre ?

Inès Léraud. J’ai simplement reçu quelques remarques désagréables comme un directeur de communication de Préfecture qui m’a menacée de me poursuivre en diffamation si je publiais le contenu de l’entretien que je venais d’avoir avec lui ; quelques élus locaux qui ont écrit sur leur page facebook que je venais “salir la Bretagne” (alors que ce qui salit la Bretagne c’est en l’occurence les marées vertes, non ?!) et un scientifique pro-agroalimentaire qui m’a écrit “Vous méritez Le prix Elise Lucet de la désinformation”.

Je pense qu’en France du moins, c’est très compliqué de menacer un journaliste car il a à sa disposition tout pour rendre public les pressions qu’il reçoit. Et finalement, toutes ces remarques à priori désagréables n’ont fait que stimuler mon enquête.

@ Delcourt / Léraud & Van Hove

Vous parlez de silence, de déni, de la part de l’état mais on pourrait aussi parler d’hypocrisie et même d’entrave à la manifestation de la vérité…

Inès Léraud. Tout à fait. Au début de mon enquête je parlais de déni. Aujourd’hui, après 3 ans et demi passés plongée dans cette affaire, je parle volontiers d’entrave à la vérité et même de mensonges.

depuis 2006 à minima l’Etat est conscient du danger

Pensez-vous que l’état a à ce jour tout de même pris conscience du danger de ces marées vertes ?

Inès Léraud. La Préfecture des Côtes d’Armor, qui représente l’Etat, a depuis 2006 la preuve formelle que l’H2S produit par les marées vertes est mortel. Mais elle n’a pas rendu public ce rapport , et en 2008, elle a déclaré qu’il n’avait jamais été prouvé que les algues vertes puissent tuer -raison pour laquelle j’ai parlé de mensonge -. Donc on peut dire que depuis 2006 à minima l’Etat est conscient du danger. Et s’il avait tenu compte des alertes du Dr Pierre Philippe (urgentiste à Lannion) il l’aurait été 17 ans plus tôt !

@ Delcourt / Léraud & Van Hove

Cet été encore, la Bretagne est soumise à un « véritable tsunami » pour reprendre les propos de l’eurodéputé Yannick Jadot. Et ça ne risque pas de s’arranger. Même à Toulouse, les algues vertes prolifèrent sur les bords de la Garonne… Que faudrait-il faire pour inverser la tendance ?

Inès Léraud. En ce qui concerne les algues dans la Garonne je ne peux pas me prononcer car je ne connais pas (encore) bien les phénomènes d’eutrophisation en eau douce. Mais en Bretagne, c’est clair, et difficile à entendre pour notre société : il faut changer le modèle agricole dominant, sortir complètement de l’agriculture intensive, réduire drastiquement la pression animale, éviter toute culture de céréales nécessitant des engrais, augmenter la surface de prairies, et ce au moins sur les bassins versants concernés par les algues vertes,

Finalement, les solutions sont les mêmes que celles permettant de diminuer les émissions de CO2 et méthane, responsables du changement climatique, dans notre atmosphère !

Les agriculteurs et les consommateurs sont aujourd’hui prisonniers de leurs conditions d’existence matérielles, qui souvent les empêchent de tendre vers l’écologie.

L’important, on le voit dans les pages de votre livre, c’est de changer les mentalités. Mais ce n’est pas gagné…

Inès Léraud. Changer les mentalités de qui ? A nos yeux avec Pierre Van Hove, changer les mentalités des gens en général c’est un enjeu mineur par rapport à changer celles des décideurs économiques et politiques ! D’ailleurs, selon nous, ces derniers se dédouanent beaucoup de cette façon : “c’est aux consommateurs de changer”, “c’est aux agriculteurs de changer de mentalité”, “nous on n’y peut pas grand-chose…” Avec Pierre, on n’est pas d’accord avec cette version des faits. Les agriculteurs et les consommateurs sont aujourd’hui prisonniers de leurs conditions d’existence matérielles, qui souvent les empêchent de tendre vers l’écologie. Le mouvement des Gilets Jaune l’a bien rappelé. On voit par ailleurs que tout le système agricole a radicalement changé après-guerre sur décision politique. Il faudrait aujourd’hui des décisions politiques en faveur d’une plus juste répartition des subventions et des richesses ; une mise en valeur des projets agricoles alternatifs. Or le Conseil régional de Bretagne, par exemple, tout en prétendant instaurer “le bien manger” dans la région, continue de soutenir, via des subventions notamment, de gros projets agro-industriels (cause des marées vertes) !

@ Delcourt / Léraud & Van Hove

Un mot sur la mise en images signée Pierre Van Hove, à la fois sobre, précise et épurée, avec une petite touche d’humour qui permet, je trouve, d’alléger un peu le propos. C’était voulu ? Nécessaire ?

Inès Léraud. Pierre est un créateur, je n’ai aucune prise sur lui ! Il s’est énormément imprégné de l’enquête, on est allé ensemble en Bretagne pour rencontrer différents témoins de tous bords afin qu’il se fasse un avis personnel. Il a aussi mené ses propres recherches sur internet et dans des livres, il a lu plein de choses sur l’histoire de l’agriculture. Je ne savais absolument pas ce qui allait sortir de tout ça. J’avais écrit un scénario, qu’il pouvait, par le dessin, “interpréter” de mille façons, comme un musicien devant une partition. J’imaginais qu’il ferait un truc grave et sérieux. Et un jour, il m’a envoyé ses premières planches, dans ce style léger, simple, souvent drôle ou ironique. J’ai tout de suite été subjuguée par l’intelligence du découpage, de la mise en scène. Ensuite avec Mathilda, la coloriste, ils ont choisi de mettre des couleurs pop ce qui a achevé de m’étonner et de me plaire.

Propos recueillis par Eric Guillaud le 15 août 2019

Algues vertes, l’histoire interdite d’Inès Léraud et Pierre Van Hove. La Revue dessinée / Delcourt. 18,95€ La chronique de l’album ici

28 Mar

Lucien et les mystérieux phénomènes : une fiction pour imaginer la vie autrement signée Delphine le Lay et Alexis Horellou

Changer nos habitudes, consommer autrement, viser le zéro déchet, respecter la nature… Impossible ? Pour Delphine le Lay et Alexis Horellou, c’est au contraire possible et même aujourd’hui nécessaire. Leur nouvel album, Lucien et les Mystérieux phénomènes paru chez Casterman, est en tout cas fait pour éveiller les consciences des plus jeunes. Un bon début…

Ces deux-là nous ont habitué à avoir des choses à dire. Qu’ils utilisent le mode documentaire avec Plogoff et Cent Maisons ou le mode fiction avec Ralentir et aujourd’hui Lucien et les Mystérieux phénomènes, c’est toujours avec un objectif bien précis : nous faire savoir qu’un autre monde est possible et que tout ça dépend de nous.

Alors, allez-vous me dire, ils vont nous faire la morale, pire encore nous faire culpabiliser. Mais non !  Delphine et Alexis savent très bien que ça ne sert à rien, mieux vaut y aller par petites touches, en explorant et proposant des pistes, en les mettant en scène dans des histoires comme celle-ci.

« Vivre autrement demande de faire des efforts… », nous déclaraient Delphine et Alexis en 2017 au moment de la sortie de Ralentir. « Or rien ne nous incite à en faire. Tout nous maintient dans la recherche du confort matériel et donc de la sécurité financière. L’argent est un fléau. Nous détruisons tout pour lui. Et c’est quelque chose de si puissant, que nous ne reviendrons jamais en arrière (sauf quelques uns). Donc, un jour, il n’y aura plus d’internet, de réseaux sociaux et d’info en temps réel. Ce jour-là, il faudra réapprendre tout ce qu’on a perdu. Et si on arrive à ne pas s’entretuer, peut-être que ceux qui auront fait le choix de vivre autrement pourront filer quelques coups de mains… »

Avec Lucien et les Mystérieux phénomènes, Alexis et Delphine nous parlent une nouvelle fois de décroissance, de consommation raisonnée, de zéro déchet, à travers l’histoire d’un gamin, Lucien, citadin fraîchement débarqué dans un petit village avec ses parents.

Ce qui commence comme le récit d’un retour à la campagne prend des allures de récit fantastique avec la découverte d’un château qu’on dit hanté.

En guise de fantôme, Lucien y rencontre un homme qui a décidé de vivre autrement, de se retirer du monde et de vivre en autosuffisance. Son nom ? H. Price. Oui comme le chasseur de fantômes Harry Price. Sauf que lui se prénomme Honoré.  A son contact, Lucien découvre une nouvelle vision de la vie…

Comme toujours avec notre tandem mayennais, l’album allie un graphisme très agréable, avec des influences Art nouveau dans la mise en page, et un scénario intelligent qui pousse à la réflexion. Mission remplie !

Eric Guillaud

L’empreinte de H. Price, Lucien et les Mystérieux phénomènes (tome 1), de Delphine Le Lay et Alexis Horellou. Casterman. 16€ (sortie de l’album le 3 avril)

@ Casterman / Le Lay & Horellou

22 Mar

Le Dernier Atlas : le projet fleuve de quatre auteurs nantais

Ils sont quatre, quatre Nantais, des auteurs confirmés dans le milieu de la bande dessinée. Ils ont décidé de s’associer autour d’un projet à grande échelle. Trois volumes, six cents pages, un polar tendance SF, ou l’inverse, avec des vrais morceaux de robots géants à l’intérieur. Rencontre…

Gwen, Hervé et Fabien @ éric guillaud

Fabien Vehlmann, Gwen de Bonneval, Hervé Tanquerelle, Fred Blanchard. Si vous vous intéressez un minimum à la bande dessinée, alors ces quatre noms vous parlent forcément.

Le premier est le scénariste actuel des aventures de Spirou et Fantasio, mais aussi de la série Seuls adaptée au cinéma en 2017, le deuxième a signé Adam et Elle ou plus récemment Polaris ou la nuit de Circé, le troisième a réalisé le dessin et écrit le scénario de Groenland Vertigo, le dessin de Professeur Bell ou de La Communauté, enfin le dernier, directeur du label Série B des éditions Delcourt, est aussi designer pour la BD et le cinéma, associé à une multitude de projets parmi lesquels le récent Renaissance

Et il fallait bien des auteurs de poids pour porter ce nouveau projet. Le Dernier Atlas, c’est d’abord plusieurs centaines de tonnes d’acier, un robot géant comme vous n’en avez jamais vu, élaboré aux chantiers de Saint-Nazaire pour la reconstruction de la France et peut-être pour d’autres missions moins avouables.

Mais c’est aussi un scénario exigeant, un mélange savamment dosé de polar et d’uchronie qui nous emmène des rues de Nantes au parc de Tassili en Algérie, en passant par la ville de Darukhana en Inde, une bande dessinée de divertissement enrichie par une volonté affichée de poser un regard lucide sur notre monde et son passé, notamment sur la guerre d’Algérie.

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