Les compétitions officielles ont au moins un mérite, celui d’exposer aux yeux d’un large public la richesse d’un art. Quarante-cinq albums ont été sélectionnés par les organisateurs du Festival international de la Bande Dessinée d’Angoulême qui se tiendra du 25 au 28 janvier 2024. Quarante-cinq, c’est peu face à la pléthorique production annuelle, mais c’est suffisant pour témoigner de la diversité, de la créativité graphique, de l’ingéniosité narrative, de la variété scénaristique. En voici un aperçu…
Bienvenue dans le monde le plus tordu et le plus impitoyable qui soit : celui des comic books. La phrase n’est pas de votre serviteur, mais d’un protagoniste de L’Illusion magnifique, histoire écrite par l’auteur italien Alessandro Tota. Nous sommes à la fin des années 30 à New York. Tandis que l’Europe se dirige tout droit vers la guerre, l’Amérique veut encore se croire à l’abri avec ses super-héros masqués, Superman et Batman en tête, tout juste nés de la plume et des pinceaux de quelques auteurs de génie. Le comic book est à la mode, une aubaine pour Roberta Miller fraîchement débarquée de son Kansas natal.
Après avoir connu un temps la misère et fréquenté les milieux communistes, Roberta Miller s’associe à Frank Battarelli, un peintre raté et de mauvaise réputation, pour concevoir les aventures de Dogman. C’est le succès ! Mais la jeune femme découvre la dure loi du capitalisme, la condition des artistes, exploités, dépossédés de leurs droits, jetés comme des malpropres. Elle découvre aussi l’amour et son homosexualité.
Prévu en deux volumes, L’Illusion magnifique raconte l’âge d’or des comic books et à travers lui une histoire des années 30, marquée par le triomphe du capitalisme et l’essor du communisme, une histoire rigoureusement documentée et merveilleusement mise en images dans un style plutôt classique, mais très séduisant, avec un petit côté suranné qui rappelle les vieux comics. L’illusion magnifique du rêve américain ! (L’Illusion magnifique, Livre 1 – New York 1938, d’Alessandro Tota. Gallimard BD. 29,90€)
Partout des inondations, des incendies géants, des villes asphyxiées, des campagnes atrophiées et surexploitées, partout la pollution, la pauvreté, et partout la police bien sûr pour tenter de protéger ce monde pourtant à bout de souffle et préserver les acquis des plus riches. C’est dans ce décor d’apocalypse que le Saint-Nicolas de Thierry Van Hasselt intervient. Invité au château, à partager le repas avec quelques nantis, Saint-Nicolas découvre la spécialité au menu : des enfants. Saint-Nicolas met le feu au château, tue le cuisinier et sauve les enfants… Dédié aux kids, aux agités, aux mutilés, aux fragiles, aux opprimés, aux invisibles, aux sans dents ou sans-papiers, ce livre signé par le fondateur de la maison d’édition Frémok est un plaidoyer pour la résistance, la révolte, la révolution, une histoire de Saint-Nicolas transposée dans notre époque contemporaine avec une mise en images singulière, des grandes vignettes, deux par planches qui nous jettent à la face tout le côté sombre de notre société. (La Véritable histoire de Saint-Nicolas, de Thierry Van Hasselt. FRMK. 29€)
Avant de vous lancer dans la lecture de cet album, assurez-vous d’être un moment au calme, car non seulement l’ouvrage fait plus de 400 pages, mais il est très difficile de s’en détacher. À la plume comme aux pinceaux, Fabrice Neaud, un auteur qui a mine de rien marqué l’histoire de la bande dessinée en co-fondant la maison d’édition Ego comme X et surtout en signant Journal, une autobiographie volumineuse parue en 4 volumes entre 1996 et 2002 que beaucoup considèrent comme une œuvre majeure dans la bande dessinée francophone.
Il y décrit avec précision, sans la moindre censure et avec la ferme volonté d’aller plus loin que ce qui s’était fait jusque-là en bande dessinée, sa quête personnelle de l’amour, les coups d’un soir, les coups qu’il aurait souhaité plus durables, sa passion pour le dessin, son regard sur la création, son quotidien de précaire, sa vie d’homo, les railleries, les hypocrisies, l’homophobie, les violences parfois… livrant toute son âme brute, tous ses doutes, ses peurs, ses rêves au regard du monde, ou du moins au regard du monde du neuvième art.
Le Dernier sergent paru en cette fin d’année 2023 est en quelque sorte une suite même si la lecture des précédents albums n’est pas nécessaire à sa bonne compréhension. Fabrice Neaud y relate sa vie entre 1998 et 2002, ses amours, ses emmerdes, sa famille, la mort de sa sœur et de son père, le sida, son travail d’auteur, Antoine, le fameux dernier sergent dont il tombe amoureux… offrant une nouvelle fois une radiographie de notre monde. (Les Guerres immobiles, Le Dernier sergent tome 1, de Fabrice Neaud. Delcourt. 34,95€)
Après Cruelle et Pucelle, c’est avec Jumelle, une histoire parue en deux volumes aux éditions Dargaud, que Florence Dupré La Tour poursuit et clôt la biographie de son enfance, sous l’angle ici de la gémellité ! À sa manière, avec humour jusque dans le trait, et une bonne dose de liberté dans le ton, l’autrice nous raconte cette histoire d’amour car oui il s’agit d’une histoire d’amour entre elle, Florence, et sa jumelle, Bénédicte, une relation fusionnelle, exclusive, qui forge leur identité de couple pendant leur plus tendre jeunesse mais dont elles finiront par s’échapper pour se construire une identité propre. Un passage du « on » au « je » qui ne se fera pas sans douleur comme le montre si bien ce récit qui, comme les précédents, se révèle passionnant et instructif ! (Jumelle tomes 1 et 2, de Florence Dupré La Tour. Dargaud. 20,50€ le volume)
Eric Guillaud