Certaines couvertures suffisent à nous convaincre de l’importance du récit qui la suit, c’est le cas ici avec Shadow Life paru en janvier aux éditions Ankama et signé par une Japonaise et une Américaine, un album extraordinaire d’humanité qui nous raconte l’histoire d’une vieille femme asiatique confrontée à la vie et à la mort avec pour seule arme un aspirateur…
Je ne vous ferai pas le coup de l’écrire en caractères japonais mais Shadow Life est un chīsana hōseki, autrement dit un petit bijou, un petit bijou de sensibilité autant qu’une déclaration d’amour à nos ainés, les vieux. Oui les vieux et les vieilles comme Kumiko, 76 ans, qui malgré son souffle court et ses fuites urinaires a gardé une indépendance d’esprit intacte. C’est même devenu une obsession pour elle au point, un jour, de faire le tri dans ses souvenirs, d’en envoyer une bonne partie à la poubelle et de fuir sa maison de retraite pour emménager seule quelque part dans un appartement dont elle refuse de donner l’adresse à ses filles.
Ses filles sont bien évidemment folles d’inquiétude. Une attaque cardiaque, un malaise, une chute, sont si vite arrivés. Mais qu’importe, la vieille dame veut être libre de choisir sa vie. Elle parvient à se débrouiller seule jusqu’au jour où une tâche sombre apparaît sur son épaule et où l’ombre de la mort se met à planer au dessus d’elle. Un bon coup d’aspirateur devrait suffire à s’en débarrasser pense-t-elle. Mais on ne se débarrasse par de la mort aussi facilement…
S’il est vrai que depuis quelques temps, le troisième âge trouve de l’intérêt aux yeux des auteurs de BD, il est longtemps resté dans l’ombre des héros, occupant des rôles très secondaires.
Les Vieux fourneaux chez Dargaud, Le Plongeon chez Grand Angle, Ne m’oublie pas au Lombard ou encore Les Seignors chez Bamboo Éditions pour ne citer qu’eux changent la donne et la perception que nous pouvons avoir à la fois des personnes âgées et des héros de papier, parfois avec humour, plus souvent avec sérieux.
Avec Shadow Life, la scénariste japonaise Hiromi Goto a voulu nous parler de la vieillesse et de tout ce qui l’accompagne, la solitude, le fardeau des souvenirs, la maladie, la mort… mais Hiromi Goto aborde également, et c’est peut-être là le point fort de cet album, l’amour et la bisexualité. Car avant de se marier et d’avoir des enfants, Kumiko était amoureuse d’une femme avec qui elle vécut. Shadow Life raconte aussi cette histoire et les retrouvailles avec cet amour de jeunesse au crépuscule de sa vie.
Pour Hiromi Goto, qui a écrit de nombreuses histoires sur des femmes âgées asiatiques, il s’agissait ici de dépasser les clichés comme elle l’explique en postface :
« La représentation des femmes âgées en tant que figure captivante, héroïque, forte et complexe n’est pas chose courante dans la pop culture. Les médias mainstream les représentent souvent de manière clichée, contribuant à l’âgisme de notre société. J’ai vu plein de films sur des vieux bonshommes bougons, mais très peu sur des vieilles femmes. Pourriez-vous citer un film nord-américain grand public mettant en scène une héroïne âgée et queer, noire ou autochtone ? J’évoque ici le cinéma, car c’est la forme la plus visuelle qui soit. Et pour beaucoup d’entre nous, voir c’est croire ».
Si le scénario date d’une dizaine d’années, l’album a été finalisé pendant le confinement à un moment de souffrance générale et plus particulièrement pour la population âgée, donnant à l’album une intensité singulière.
« En ces temps incertains… », écrit Hiromi Goto, « nous avons besoin de lire des histoires qui nous font du bien. Qui mènent notre esprit et notre âme vers une sorte de sanctuaire. Qui nous transportent et nous offrent une parenthèse de joie, d’espoir, d’excitation et de réconfort. J’espère que Shadow Life sera l’une d’entre elles ».
Aucun doute, Shadow Life remplit parfaitement cette mission. L’album fait du bien, d’abord par son scénario à la fois beau et sensible, par son traitement réaliste avec des touches fantastiques, par son dessin fluide et élégant et enfin par ses personnages pour le moins attachants, notamment Kumiko avec sa bouille d’amour, une grand-mère comme on aimerait tous en avoir. Au fil des pages, on apprend à la découvrir, à comprendre sa façon de voir la vie et de combattre la mort… Un régal !
Éric Guillaud
Shadow life, d’Hiromi Goto et Ann Xu. Ankama. 22,90€