C’est l’une des photos les plus symboliques du Débarquement, l’une des plus mythiques de Robert Capa et plus largement de la photographie de presse.
Comme pour toutes les icônes, on lui a attribué un nom, le sien est « The Face in the surf ». Elle représente un soldat américain rampant sur la plage d’Omaha Beach. On y lit toute l’urgence, toute la violence de cet événement historique déterminant pour la suite du conflit.
« Si tes photos ne sont pas bonnes, c’est parce que tu n’es pas assez près », disait Robert Capa. Toute sa vie, le photographe n’eut de cesse de se glisser aux premières loges, parfois au péril de sa vie comme ici sur la plage d’Omaha Beach et plus tard en Indochine où il trouva la mort en marchant sur une mine. C’était il y a exactement 60 ans !
Les photos qu’il prit ce fameux jour du 6 juin 1944, il en reste onze, sont les seules à témoigner du premier assaut sur les plages normandes.
Dans « Omaha Beach, 6 juin 1944 », premier album d’une série de monographies co-produite par les les éditions Dupuis et l’agence Magnum, le scénariste Jean-David Morvan et le dessinateur Dominique Bertail reviennent sur la genèse de cette photo. Interview…
Pourquoi ce photographe ? Pourquoi cette photo ?
Jean-David Morvan. Parce qu’elle a été prise il y a presque 70 ans et que c’est une des 11 photos (aujourd’hui 10) qui existent d’un moment connu dans le monde entier : le débarquement à Omaha Beach. Mais même si cette photo est icônique, c’est tout le reportage sur le débarquement qu’il était intéressant de traiter. Soit l’avant et l’après, à travers l’œil de Robert Capa.
Comment prépare-t-on, se prépare-t-on, à un album comme celui-ci, qui n’a rien à voir avec la fiction ?
J-D. M. La première chose que j’ai faite fut de lire » Slighty out of factums », l’autobiographie de Capa. Et puis l’ICP (International Center of Photography, ndlr) m’a dit : la plupart de ce que vous avez écrit est faux. J’ai répondu que ce n’était pas possible puisque justement c’était Capa qui l’avait écrit. Et justement m’a-t-on dit : il a beaucoup transformé le réel. Capa était un joueur, sa vie aussi, il en a fait une martingale. Il m’a fallu piocher des infos dans tous les livres sur sa vie. Ce fut passionnant de démêler la vérité de la légende.
Vous êtes-vous rendu sur la plage d’Omaha ? Qu’avez-vous ressenti ?
J-D. M. Une fois, il y a très longtemps.
Dominique Bertail. Oui, J’y étais déjà allé plus jeune. Mais quand j’y suis retourné seul à l’occasion de cette album, l’émotion était beaucoup plus forte. Je me suis concentré sur ce que l’on voit de chacun des endroits de la plage et de la falaise, quand on a le nez dans le sable, les pieds dans l’eau ou quand on est enfermés dans un bunker sombre, pour pouvoir en dessiner tous les points de vue. Ça crée une très forte empathie de s’imaginer la perception de chacun de ces soldats. Le sol est encore très chargé de toute cette souffrance. J’avais ressenti la même sensation sur le site de la bataille d’Austerlitz. Ce n’est pas innocent de mettre en scène et dessiner une bataille; on prend conscience que ce n’est ni un événement historique ni stratégique mais bien une multitude de drames humains. Pour peu qu’on prenne le temps et l’attention, les fantômes apparaissent et racontent.
La réalisation de l’album a-t-elle changé votre vision du Débarquement ? D’ailleurs, quelle vision en aviez-vous ?
J-D. M. J’avais la même vision que tout le monde je pense : « le jour le plus long », « il faut sauver le soldat Ryan », « Band of brothers », « Apocalypse ». Je pense qu’il y a peu de mensonges historiques sur cet évènement. Cependant c’était très intéressant d’avoir le point de vue d’un photographe si brillant (à tous les points de vue) que Capa. Il y ajoute des détails qui décadrent ou recadrent un peu le regard.
D.B. Je n’avais pas bien pris la mesure de l’entreprise humaine et technologique. L’instant dramatique et la dimension militaire du débarquement masquent un peu l’immense travail en amont de ces centaines de milliers de stratèges, d’architectes, d’ingénieurs, d’artistes… Ces hommes ont conçu, construit et transporté – dans des conditions météorologiques extrêmes – d’immenses ports maritimes. C’est ahurissant et magnifique!
Et de Capa, que connaissiez-vous ?
J-D. M. Ses monographies et l’histoire de la valise Mexicaine, que nous devrions traiter en 2016. Comme je disais, je connaissais la légende. Et je suis entré dans le réel.
D.B. Je connaissais très peu le personnage, je ne connaissais que ses clichés. C’était une très belle occasion de le découvrir.
Quelle a été la principale difficulté rencontrée pendant la réalisation de l’album ?
J-D. M. Trouver la bonne documentation et surtout faire ressentir le personnage et sa vision du monde. Car cet album est basé sur SA vie autour du débarquement. C’est un récit personnel sur l’histoire, pas un récit historique contenant des personnages. Capa était unique, tout comme ce qu’il a vécu et ressenti.
D.B. Pour moi, ça a sans doute été de retrouver dans le dessin l’urgence, le drame et la spontanéité des clichés de Capa. Je l’ai dessiné très vite, dans un grand effort de concentration, en ne pensant qu’à l’énergie, avec le trac de se planter. D’habitude, la réalisation d’une BD, c’est une course de fond, là, c’était un sprint.
De quelle manière l’agence Magnum vous a-t-elle aidée ?
J-D. M. De toutes les manières ! Ce livre et cette collection n’existent que par l’écoute que Magnum nous a offerte. Sans eux, rien n’aurait été possible. Vivement les nouveaux livres d’ailleurs !
Quel regard portez-vous sur la photo d’une manière générale et sur la photo de presse en particulier ?
J-D. M. Je suis passionné par la photo et le reportage car il faut en une image faire ressentir le poids de l’histoire, la grande et la petite dans le même 160e de seconde. Évènement, regards, mouvement, lumière, cadrage, tout doit se coordonner au moment du déclenchement. Alors que pour arriver là, à cet instant décisif comme disait Cartier-Bresson, le photographe a dû passer par de nombreuses épreuves. C’est cela que la collection veut raconter.
D.B. J’ai toujours énormément regardé de photos de reportages, surtout les clichés des pionniers du XIXe, de Brady, de Curtis, les clichés de l’Ouest, de la guerre de Crimée, de la guerre de Sécession, de la Commune etc… Ça a toujours été pour moi un déclencheur à rêverie, une porte ouverte au voyage dans le temps et dans l’espace. J’aime redessiner ces clichés anciens, croiser les regards de toutes ces personnes désormais disparues, essayer de deviner leur vies, leurs pensées…
Selon vous, une BD peut-elle avoir autant de force qu’une photo ?
J-D. M. Les deux médias ne sont pas vraiment comparables. Et c’est justement ce qui les rend complémentaires. Mais la règle la plus importante de cette collection est : on ne redessine pas une photo telle qu’elle. Ce serait en tuer l’essence. On peut faire varier le point de vue au moment du shoot, mais jamais refaire le même cadrage. Les photos elles-mêmes sont publiées dans les pages qui suivent la partie bande-dessinée, avant un cahier « pédagogique » replaçant l’ensemble dans son contexte.
D.B. L’immense force de la photo, c’est l’instant qui révèle des espaces, des événements, des personnes qui ont existé. On voit ce que le photographe a vu. La photo est une preuve indiscutable. Elle est universellement compréhensible.
La puissance de la BD, elle, est plus complexe, plus pénétrante. La bande dessinée requiert une très forte participation du lecteur. Il doit imaginer une voix aux personnages qui n’appartiendront qu’à lui. Il doit reconstituer un mouvement et un espace à partir d’un dessin bidimensionnel et intemporel et sera seul maître de cette spacio-temporalité.
Mourir pour une idée, mourir pour une photo. Quel commentaire vous suggère le décès très récent de la photographe Camille Lepage qui comme Capa est morte en faisant son travail ?
J-D. M. Le courage d’avoir assumé ce qu’ils avaient décidé de faire de leur vie jusqu’au bout.
D.B. Je ne peux pas savoir, je ne suis pas photographe reporter. Mais j’ai l’impression que c’est une forme dure de sport extrême. On dirait une façon de vivre plus vite, plus fort, de nombreuses vies, nourries de danger et d’adrénaline. J’imagine que la mort doit continuellement accompagner les photographes reporter. C’est un métier merveilleusement beau et romantique. Cependant, je ne perçois pas les photographes comme des martyrs de l’information, mais comme des aventuriers au très grand appétit de vie et de réel.
Merci Jean-David et Dominique
Propos recueillis par Eric Guillaud le 20 mai 2014. L’album « Omaha Beach, 6 juin 1944 » sera disponible en librairie le 30 mai
A lire aussi l’interview de Clément Saccomani, directeur éditorial, chargé des nouvelles productions au sein de Magnum Photos