Après Max Jacob, Apollinaire et Matisse, voici enfin le dernier tome de la saga du jeune peintre espagnol appelé à être mondialement connu : Pablo. Commencée en 2012, cette série est née d’une idée de Julie Birmant qui a choisi le point de vue de la première muse de Picasso : Fernande, restée jusqu’à présent dans l’ombre du maître. Clément Oubrerie a relevé le défi de dessiner les premiers pas de l’artiste à Montmartre. Ce 4ème album débute en 1907 aux premières heures du cubisme.
– Est-ce que dessiner la jeunesse de Picasso quand il a commencé à peindre cela a été un défi ou un plaisir pour vous ?
Clément Oubrerie : Moi, j’adore Picasso de toute manière. Là, l’idée ce n’était pas du tout de faire de l’art en tant que tel, mais plutôt d’essayer de se rapprocher de l’esprit de l’époque et d’utiliser le matériel de l’époque comme le fusain.
– C’est une contrainte que vous vous êtes fixée d’utiliser le matériel de l’époque ?
– Oui et d’être plutôt sur des grands formats, de dessiner les images une à une, comme si cela était des tableaux.
– Votre style évolue au fil des tomes. Est-ce un choix délibéré ?
– Ce n’est pas conscient mais je ne m’interdis pas de changer, de m’adapter. J’essaye juste de suivre et d’être dans la dynamique du récit. Cela dépend selon l’humeur et il n’y a pas vraiment de règle. C’est que l’on n’est pas dans la ligne claire. Il n’y a pas une charte hyper stricte, c’est plus instinctif.
« Je n’ai rien inventé. Tout est réel. C’était totalement grandiose et démesuré ! » Clément Oubrerie
– Même s’il y a des références à la ligne claire d’Hergé avec l’épisode de la consommation d’opium ?
– Oui effectivement c’est effectivement une grosse référence et Tintin est dans mon panthéon personnel.
– L’essentiel du récit se déroule à Paris. Avez-vous travaillé avec des documents d’époque pour reconstituer l’ambiance du début du siècle ou avez vous choisi de vous rendre sur place ?
– Les deux. Tout est bon à prendre. Julie Birmant a une énorme documentation. Moi j’avais aussi pas mal de doc. Et pour le 4ème tome nous avons eu accès à toutes les archives du Musée Picasso. On le sait peu, il était fou de la photo très vite. Il a eu son premier appareil vers 1905. Avant la réouverture prochaine du musée, nous avons pu voir pleins de photos que personnes n’a jamais vues. Il y a aussi le musée de Montmartre qui est en pleine renaissance.
– Vous avez aussi utilisé leurs archives ?
– Oui, ils sont aussi énormément d’archives photographiques sur Montmartre du début du siècle et eux aussi nous ont donné les clés. C’était un truc un peu poussiéreux et là, il y a une nouvelle équipe qui est entrain de tout changer. Leurs photos sont classées par rues, commerces, par scènes et c’est une mine d’or pour les décors. C’est pour ce tome, que nous avons bénéficié de la plus grande quantité de matériel.
– Il y a une scène éblouissante, celle de l’exposition universelle avec, par exemple, un tapis roulant en bois.
– Je n’ai rien inventé. Tout est réel. C’était totalement grandiose et démesuré. Ils ont construits des trucs gigantesques qui ont été détruits juste après. Certains étaient plus ou moins de bon goût. Il y avait des monuments du kitsch, des trucs incroyables.
« Fernande, c’était une femme fatale, il n’y avait pas un homme qui n’était pas sous son charme ! » Julie Birmant
– Vous êtes une parisienne, cela a été utile ?
Julie Birmant : Je suis né à Pigalle et c’est là où j’habite encore. J’ai récupéré ma maison natale et mes enfants vont encore à l’école tout en haut de Montmartre. Donc je passe tous les jours devant le Bateau Lavoir.
– Et cela a eu une influence dans la genèse de cette histoire ?
– Oui effectivement. Je me suis dit c’est marrant : je suis né là, je vis là et je ne connaissais pas cette histoire. Je suis parti de ce fait là et de la lecture des mémoires de Fernande qui sont des mémoires un peu brouillonnes, un mélange de journaux intimes et de récits, un peu cousus comme cela ensemble de bric et de broc. Mais le fait d’entendre la voix de quelqu’un de singulier et d’inconnu, c’est cela qui m’a donné envie de faire cette enquête sur qui était Fernande et quel a été son rôle dans la naissance de l’Art moderne.
– Comment êtes vous tombées sur ces mémoires ?
– Ca je ne sais plus. Je me souviens juste que j’avais voulu savoir qui était Picasso jeune, avec qui il était ou peut-être devant la vitrine du Bateau Lavoir, on parlait de la belle Fernande et je ne savais pas qui c’était et donc j’ai fait des recherches. J’ai lu le bouquin à la bibliothèque de Clignancourt, il était dans une réserve et personne ne le lisait.
– Vous êtes la découvreuse de l’histoire de Fernande ?
– Oui et non. C’est vrai que j’ai exhumé beaucoup d’éléments car Picasso n’en jamais vraiment parlé. Pour le tome 4, je me suis rendu compte que c’est la seule femme qui lui ait échappé vraiment, parce qu’elle était tenue par rien, pas même l’appât du gain. Elle était vraiment assez loufoque. Picasso a essayé en fait de la rayer de l’histoire. On dit que c’est à cause d’Olga, sa femme, jalouse et assez folle, que Picasso ne voulait pas d’ennui et qu’il ne voulait surtout pas qu’il y ait de mémoires qui paraissent. Je pense qu’il y a aussi de ça, comme elle lui échappait, d’une certaine façon il lui faisait payer en la rayant de l’histoire. C’est pour cela qu’aucun des hagiographes de Picasso n’en parle, puisqu’ils buvaient ses paroles. Et comme Picasso balayait Fernande d’une phrase, ils n’allaient pas chercher plus loin. Et c’est une époque reculée par rapport à la mort de Picasso en 1973 et ce sont des faits qui se passent en 1910.
– Vous la voyez comment Fernande ? C’est une des 1ères femmes modernes du 20ème siècle ?
– Le destin de ces femmes à l’époque était très dur. Elle s’enfuit de chez son mari, un ouvrier qui la cogne, à qui elle a été mariée de force, puisqu’une nuit elle lui a cédé, du coup elle était déshonorée. Qu’est-ce qu’elle peut faire avec 1,50 franc en poche ? Elle va dans un bureau de placement pour devenir une femme de chambre comme cela est raconté dans Le journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau. C’est-à-dire devenir la maîtresse du patron et avoir un destin de femme soumise et laborieuse. Sauf que là son destin bascule devant une boulangerie comme elle le raconte, car il y a un type qui lui achète des brioches. Il se trouve que c’est un sculpteur qui lui dit : « viens chez moi, en échange du gîte, tu vas poser. » C’est comme cela qu’elle trouve une solution en devenant modèle. Mais la question de la liberté se pose quand même car c’est être libre sous le regard des hommes. Qu’est-ce que cela veut dire être libre sous le regard de Picasso, d’un génie ? Est-ce que ce n’est pas aussi un emprisonnement ?
– Ce tome 4, c’est la fin de ce grand amour ?
– Ce sont les conséquences des Demoiselles d’Avignon. C’est très lié à Fernande. C’est assez violent sur ce qu’est le désir d’un homme pour une femme et comment leur histoire va échouer. C’est un conflit entre l’amour, la liberté et l’art et on voit comment cela se résoud avant la guerre de 14.
– Est-ce qu’il existe des photos de Fernande à cette époque ?
– Quelques unes, mais elle n’était pas très photogénique comme d’autres grandes muses. Elle n’est pas forcément très séduisante sur ces photos. C’était pourtant une femme fatale, il n’y avait pas un homme qui n’était pas sous son charme. C’est aussi un des mystères des femmes fatales, elles ne sont pas forcément photogéniques.
Didier Morel
Pablo (t4) Picasso de Julie Birmant & Clément Oubrerie © Dargaud
Pour prolonger le plaisir, rendez-vous au Musée de Montmartre jusqu’au 31 août 2014. Vous y retrouverez une exposition des dessins originaux, issus des 4 tomes, et des sculptures Clément Oubrerie. Musée de Montmartre 12, rue de Cortot 75018 Paris