16 Oct

Interview d’Alexandre Chenet et Renaud Garreta, auteurs de l’album « Seul autour du monde » à paraître chez Dargaud

On le surnomme « L’Everest de la voile ». Et pour cause, le Vendée Globe, la course autour du monde en solitaire, sans escale et sans assistance n’a rien, absolument rien, d’une promenade de santé. Trois océans à traverser, trois caps à franchir dont le terrible Horn, des milles et des milles de mer à avaler… C’est ce qui attend les 20 skippers inscrits au départ de la prochaine édition le 10 novembre. En attendant de suivre leurs exploits, deux auteurs de bande dessinée, Alexandre Chenet et Renaud Garreta, nous proposent de vivre la course de l’intérieur avec « Seul autour du monde », un album au scénario élaboré, au découpage dynamique et au graphisme ultra-réaliste nerveux. Rencontre avec deux auteurs passionnants et passionnés…

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Bonjour Renaud, bonjour Alexandre, pouvez-vous nous dire pour commencer pourquoi vous avez choisi le cadre du Vendée Globe pour votre récit ?

Renaud Garreta. Parce que c’est pour nous la plus grande course en solitaire au monde. L’Everest de la voile, comme on l’appelle ! Humainement une des plus fortes par sa longueur et surtout sa difficulté.

Alexandre Chenet. Je me souviens la tête de Renaud fin novembre 2008. On était dans un même bureau à travailler sur des choses différentes et il gardait un œil sur ses SMS, voir si quelque chose se passait dans le VG. C’était une tête d’enfant, un grand gamin. Je ne sais pas quelle était ma tête, mais sur mon écran, le site du VG était discrètement ouvert

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Que représente la mer pour vous ? Un des derniers grands terrains d’aventure… ?

R.G. La mer, pour moi, c’est un élément incroyable, un formidable terrain de jeu, j’y vais dès que j’ai cinq minutes pour nager, surfer, kiter, ou naviguer… J’ai l’impression d’y être chez moi ! Et c’est, je pense, effectivement l’un des derniers grands terrains d’aventure, surtout dans le cadre d’un Vendée Globe.

Alexandre Chenet - © Cécile Gabriel

A.C. Je ne sais pas. Je n’y ai jamais réfléchi. Je suis partagé. C’est de longues semaines sur un habitable, en famille, tous les étés, beaucoup de mal de mer, de longues agonies de vomis. Ma sœur m’a dit qu’elle avait réellement crû mourir, un jour où l’on passait le Raz de Sein, certainement dans ce qu’il serait convenu d’appeler tempête, ou “pré-tempête”. Elle devait avoir entre 5 et 8 ans, collée à la bannette de devant, celle en triangle où tu roules d’un côté à l’autre, celle aussi où tu décolles à chaque passage de vagues, et pan !, et pan !, et pan ! Tu ne peux plus bouger, tu ne peux pas te lever pour sortir, tu te demandes quand ça va s’arrêter, et le vacarme de la coque tapant sur la mer, le vacarme des beuglements de ceux et celles restés sur le pont, obligés de hurler parce que sinon on ne s’entend pas… Et puis le huis clos familial, et s’échapper dans ses pensées et dans les livres… Mais la mer, c’est aussi une partie de notre planète, et notre planète m’intéresse. C’est amusant de voir à quel point nous, humain, nous ne nous sommes répandus que sur une toute petite partie et pourtant à quel point nous prenons de la place. Et la mer est bien souvent la voie qui mène là où nous ne sommes pas. Alors je te renvois page 44 sur l’intérêt d’aller où l’on n’est pas. Et puis dans la foulée, en page 45, tu as une petite chose sur les mers du Sud et l’aventure “inhumaine” et surtout tu as un basculement avec la 46… et l’humain. Ce sont des choses écrites face au Cap Horn ou en discutant à la radio avec les Chiliens du poste de surveillance – et de secours – de Punta Arenas. Ah, et dans ta question, tu parles aussi de l’aventure… je crois que j’ai déjà été assez long, non ?

Est-ce qu’il y a un marin qui vous fascine plus particulièrement ? Et quel marin suivrez-vous lors du prochain Vendée Globe ?

A.C. Dans une bonne interview, il faut une polémique. Alors si je dis Tabarly, je me souviens que c’était un militaire. Ah. Un militaire pour faire la guerre ? Y a-t-il d’autres militaires ? Alors bon. Je ne peux pas citer Tabarly. Renaud ?

R.G. Je n’ai pas une fascination pour un marin en particulier, ils font tous des choses extraordinaires, du premier au dernier, même si on ne peut qu’être admiratif devant le palmarès d’un Desjoyaux, des carrières d’un Tabarly ou des frères Peyron.

A.C. C’est pas mal ça de parler du palmarès ou de la carrière, sous entendue sportive. Je m’aligne sur Renaud !

R.G. Sur le prochain Vendée, nous suivrons plus particulièrement Arnaud Boissières, nous avons pu naviguer à son bord, alors, forcément, ça crée des liens.

A.C. Ca c’est bien vrai. On suivra Arnaud. Et puis aussi quand même un peu Le Cam, parce qu’il est roi mais sans cerfs, et puis Le Cléac’h, parce qu’être surnommé Le Chacal, il faut l’assumer, et puis Louis Burton, parce qu’il a franchement une bonne tête, et puis Gutkowski, parce que si on entend souvent son nom dans les médias ça fera peut-être un peu reculer le racisme ordinaire qui règne dans notre pays autour des “gens de l’Est”, et puis Beyou, De Broc, Dick, Sansó, De Lamotte, Gabart, Stamm, de Pavant, Golding, Thomson, Davies, Di Benedetto, Riou et Wawre. J’en oublie un ? Ah oui, Guillemot, mais c’est normal, je le gardais pour la fin, avec Arnaud, c’est le deuxième que je vais suivre de près. Et puis, je citerais Jean-François Coste (1989-1990) et Rich Wilson (2008-2009) pour leur communication pendant leur course que j’ai trouvé vraiment bien, humaine, intéressante, belle. Mais chut, Renaud s’est endormi durant cette trop longue énumération.

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Renaud Garreta - © Cécile Gabriel

Quel regard portez-vous sur le monde de la voile ? Sur ces nouveaux héros ? Sur leur médiatisation ?

A.C. Si tu sous-entends “sport” dans ta question, alors je t’avouerais que je ne suis pas attiré par le sport ou par une dimension sportive en soi. Je prends le fait sportif comme un moyen. Si je navigue, ce n’est pas pour faire du sport, c’est pour aller là où je ne pourrais aller sans naviguer. Si je fais de l’alpinisme, ce n’est pas pour escalader mais pour me retrouver là et dans des conditions que je ne pourrais connaître autrement. Renaud est un vrai sportif, tu aimes le sport pour ce qu’il est en lui-même, non ?

R.G. C’est vrai, la voile est un sport magnifique, très complet, que l’on fasse de la voile légère ou de la grande croisière. C’est bien que ce sport soit un peu plus médiatisé qu’il y a encore quelque temps, si ça peut faire découvrir le monde marin au plus grand nombre. En plus, les héros de cette discipline, n’ont pas la grosse tête, loin de là, il sont très accessibles et c’est un vrai plus par rapport à d’autres sports plus populaires. Et pourtant eux, ce sont vraiment de vrais héros !

A.C. Mmmmh… j’admire Renaud de pouvoir parler comme ça. J’ai l’impression d’être un salopard, un infâme cynique. Par exemple, je ne crois pas à “je me suis surpassé”, on ne peut pas se surpasser, c’est logique, physique, mathématique. Quant on se “surpasse”, c’est juste que l’on se connaît un peu mieux. Et ça, je trouve cela admirable en soi ! Mais donc la notion de héros… Ce sont des hérauts, oui ! Des hérauts du monde maritime, d’une abnégation, d’une foi en ce qui les porte. Et ça j’admire, ça j’aime. Bravo mesdames, bravo messieurs, vous me faites rêver, vos actes me donnent un peu de force pour tenter d’accomplir les miens, les nôtres je l’espère, quels qu’ils soient.

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Comment avez-vous préparé cet album ?

R.G. Nous connaissions déjà un peu ce milieu. Moi, je navigue depuis que je suis gamin. Mais pour le Vendée plus spécifiquement, nous nous sommes pas mal documentés. Nous avons discuté avec des personnes qui comptent dans le monde de la voile, comme Didier Ravon, rédacteur en chef de Voiles et Voiliers, ou comme Denis Horeau directeur de course du Vendée Globe. Et comme dit plus haut, nous avons aussi navigué avec « Cali », Arnaud Boissières, qui est vraiment un mec super, c’était un moment formidable. C’est aussi pour ça que l’on pense à ces sujets, faire de belles rencontres.

A.C. Et cet album est l’addition de nos expériences. De mon côté par exemple, en plus de la voile plaisance, j’ai quelques voyages qui m’ont permis de ressentir des choses, et puis de la montagne. Pour faire vite, je te renvois à patagonia2009.com par exemple.

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Quelles ont pu être les contraintes, les difficultés rencontrées au niveau du scénario et du dessin ?

R.G. La contrainte scénaristique, c’est de trouver un point de vue, un angle, et sur un sujet sportif, ce n’est pas évident.

A.C. On a cherché, on a multiplié les pistes. À un moment, on s’est dit “C’est bon, c’est celui-là”. Le résumé était : un huis clos, un homme seul, un bateau et la mer pour seuls décors, pas de communication avec l’extérieur. Tu as pu lire l’album, tu peux voir que finalement, on ne s’est pas tant éloigné de cela, même si c’est tout de même assez différent, non ? L’enjeu était de proposer ce qu’il se passait dans la tête d’une personne, seule, trois mois en mer. Forcément c’est une proposition, c’est une vision, c’est la nôtre, ce n’est pas la moyenne de ce que peuvent vivre les skippers du VG, c’est un humain, différent de tous les autres comme chacun nous sommes différents. Mais j’ai presque envie de dire qu’il n’y a pas d’invention, il y a du ressenti et du vécu.

Et de mon point de vue, proposer à Renaud des contraintes aussi austères que celles-là, au moins il y avait un challenge pour nous porter.

R.G. Graphiquement, il fallait trouver un traitement qui mette bien en valeur les éléments. J’ai donc choisi la couleur directe, qui permet de bien travailler les volumes et la lumière.

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On ne voit ni le départ, ni l’arrivée. Pourquoi ce parti pris ?

R.G. Notre angle pour raconter cette histoire, c’est un huis-clos, le skipper, son bateau et les océans, comme le principe de la course, alors il nous paraissait intéressant qu’il n’y ait pas de vue à terre, ou vraiment le strict minimum (une seule case pour l’arrivée de l’un des premiers concurrents).

A.C. Et paf, c’est ce que je disais, Renaud a relevé le challenge. Et puis toujours cette envie d’être dans l’introspectif plutôt que dans le démonstratif.

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Pourquoi avez-vous choisi un « Coubertiniste » plutôt qu’un favori, un « vrai » héros ?

A.C. Si tu “fictionnes” sur du réel, une petite règle tacite est de laisser l’Histoire dans le même état que celui dans lequel tu l’as trouvé en arrivant. En tout cas c’est une règle que je me fixe. Donc si tu prends un skipper “remarquable” dans l’une ou l’autre édition du VG, tu es tenu d’être dans le vrai factuellement. Ce n’était pas notre parti pris. Et puis on voulait interroger cette dichotomie qui est, pour faire court, la vision du grand-public, l’aventure, et la réalité de la plupart des skippers, la course. Je pense qu’on propose un personnage qui évolue par rapport à son avis tranché du début “c’est avant tout l’aventure”. Par bien des aspects, il n’y aurait pas, ou moins, d’aventure s’il n’y avait pas la course. Inversement, tous les skippers disent “c’est tout de même l’aventure”. Alors l’un enrichit l’autre, on a essayé de ne pas opposer ces deux aspects, plutôt de les interroger…

R.G. L’idée, ce n’était pas de raconter la course du vainqueur, mais plutôt de s’attacher à comprendre ce que peuvent venir chercher ces hommes et ces femmes, skippers dans cette épreuve qui n’est pas comme les autres, même si c’est forcément un peu différent pour chacun d’eux.

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La mer est bien sûr omniprésente, quasi enveloppante dans l’album. On sent que vous l’avez traité comme le deuxième personnage de ce livre, le bateau passant au troisième plan…

R.G. Si vous l’avez ressenti comme ça, tant mieux, c’était un peu l’idée. La mer, c’est l’élément ultime, jamais la même, toujours en mouvement, vous la parcourez, vous essayez de la dompter, mais c’est toujours elle qui décide de vous amener de grandes joies comme de grandes peines.

A.C. Je ne sais combien il y a de cases dans l’album. Renaud a dessiné presque autant de mer que de cases. Je suis sidéré de ne jamais ressentir une seule redondance. Je trouve ça beau et fort. C’est Renaud.

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Vous le savez, un film va être tourné pendant la course avec François Cluzet. Selon vous, quels sont les points forts de la BD par rapport au cinéma pour ce genre de récit ?

R.G. C’est bien qu’un film se fasse, ça fera découvrir cette course au peu de monde qui ne la connaît pas encore. Le cinéma, c’est un support formidable, vous avez le son, ça bouge, et dieu sait que c’est important pour ce type de sujet, après, il y a l’histoire, et je ne connais pas celle du film. La BD permet, elle, une plus grande liberté, je pense. C’est un travail peut-être plus personnel, vous n’avez pas besoin de gros moyen financier, d’une énorme équipe et moins de contraintes techniques.

A.C. Le champ de la bande dessinée est extrêmement large et riche. Ces dix ou vingt dernières années, on a notamment pu découvrir des albums intervenant dans des domaines insoupçonnés dans les décennies précédentes. On peut faire une bande dessinée centrée sur un personnage. On peut faire une bande dessinée qui ne soit que dans l’introspectif. On peut tout faire en bande dessinée. J’ai la sensation qu’en cinéma ce n’est pas le cas. Enfin si, c’est également le cas. Mais une bande dessinée, quelque soit le sujet abordé, à un coût de réalisation à peu près identique à une autre du même nombre de pages. En cinéma, on est dans des logiques qui me semblent différentes. La capacité financière joue un rôle important dans la création.

Avec Renaud, nous avons essayé de faire un album tout public, avec des éléments de départ assez difficiles à manier, l’introspection, la solitude (qui est très différent du terme “solitaire”, beaucoup des skippers du VG sont solitaires mais absolument pas en solitude), l’unicité du lieu et du personnage, l’enfermement, voir l’étouffement. Je ne sais pas si nous aurions pu le tenter en cinéma. Et puis on peut proposer des scènes où dans la réalité, le skipper ne prendrait pas sa caméra pour filmer, et où dans le cinéma de fiction, on ne s’attarderait pas. La notion du temps d’un plan de cinéma ou d’une case, l’ellipse de ces deux médiums de création, ne fonctionne pas du tout de la même manière, n’est pas perçue de la même façon.

En tout cas, j’attends avec impatience de voir ce que va donner le film, et pour en savoir un peu, je crois que nos deux projets sont bien différents.

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Quels sont vos projets ?

R.G. Je suis sur une nouvelle série qui sortira en 2013 chez Dargaud, cette fois dans l’univers des courses moto, ça s’appelle Warm Up. Sur cette série, je suis au dessin, à la couleur et au scénario. Sinon, je travaille toujours sur Insiders et sur le Maître de Benson Gate, avec Fabien Nury. Les deux prochains épisodes devraient paraître prochainement.

A.C. En écriture, j’ai quelques projets en cours. En prenant un peu de recul, ils abordent tous, par un aspect ou un autre, la réflexion sur des expériences vécues, la solitude, le rapport de soi à l’autre. Et en ce qui concerne les voyages, il y a beaucoup d’envie. Il y a beaucoup de pistes. Je peux vous en lâcher quelques unes, ça entretient l’envie, mais laquelle se réalisera ? Certainement une autre. Je propose de rejoindre le Spitzberg à la Nouvelle-Zemble, en kayak, à deux ou en solitaire, suivre le parcours inverse des rennes qui ont colonisé le Svalbard en dérivant sur des bouts de glaçons. Partir de Tokyo, en vélo, rejoindre le Nord, puis passer d’île en île dans les Kouriles en rencontrant les pêcheurs pour faire du stop, puis débarquer au Kamtchatka et rejoindre Petropavlovsk en ski de rando. Le copain avec qui j’aurais bien tenté cela vient d’avoir un enfant, ça va être difficile d’y partir bientôt. Ou sinon construire un bateau, par cœur pour Damien, et tourner autour de l’Antarctique, joindre ces îles perdues, en gravir les sommets. Sinon j’ai encore quelques autres envies, mais cela se mûrit lentement, petit à petit, jusqu’à ce que cela devienne comme une nécessité d’y aller. Et puis bien sûr, le budget à trouver. Tu penses que France 3 serait intéressé par un partenariat ?

Merci beaucoup Alexandre et Renaud et bon vent comme dirait notre Pernoud national…

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Interview réalisée par mail le 10 octobre 2012 par Eric Guillaud à lire également ici

© Toutes illustrations Chenet et Garreta – Dargaud