07 Sep

14-18 : les éditeurs montent au front

Capture d’écran 2014-09-06 à 15.58.57Casterman, Futuropolis, Delcourt, Dupuis, Glénat, Le Lombard… pas un éditeur n’a fait l’impasse en cette année de commémoration. Chacun y est allé de sa contribution à la mémoire collective, façon fiction ou documentaire. Après Finnele, La Mort blanche, La Grande guerre de l’Américain Joe Sacco ou encore La Guerre des Lulus, voici en cette rentrée une nouvelle livraison d’albums qui nous plongent corps et âme dans l’horreur absolue de la Grande guerre… 

Et on commence avec peut-être la plus prolifique maison d’édition en la matière, Casterman, maison d’édition qui a connu la guerre de 14 comme quelques autres d’ailleurs. C’était la guerre des tranchées n’est pas une nouveauté, simplement un chef d’oeuvre régulièrement réédité depuis 1993 et signé Jacques Tardi. Comme l’auteur l’exprime lui-même en introduction, C’était la guerre des tranchées n’est pas un travail d’historien. « Il ne s’agit pas de l’histoire de la Première guerre mondiale racontée en bande dessinée, mais d’une succession de situations non chronologiques, vécues par des hommes manipulés et embourbés, visiblement pas contents de se trouver où ils sont, et ayant pour seul espoir de vivre une heure de plus, souhaitant par-dessus tout rentrer chez eux… ».

Pas de héros dans ces pages, juste des anonymes comme le 2e classe Binet qui se demande bien ce qu’il fout là à défendre une patrie à laquelle il ne croit pas. Il ne se le demandera pas longtemps. Comme tant d’autres, Binet finit le nez dans la boue et la merde, fauché par une mitrailleuse allemande.

Surtout, ne fermez pas le livre avant d’avoir été jusqu’au bout. Dans les dernières pages, Jacques Tardi donne son opinion, tranchée comme toujours et sans mauvais jeu de mots, sur cette commémoration du centenaire et l’intérêt soudain du plus grand nombre pour la période. Du Tardi dans le texte !Capture d’écran 2014-09-06 à 16.09.01

Toujours chez Casterman, le premier volet des Poilus d’Alaska raconte une histoire méconnue pour ne pas dire totalement inconnue, classée secret défense par l’armée française nous précise l’éditeur. Une histoire de poilus à quatre pattes, des chiens, oui oui, que le capitaine Louis Moufflet ira chercher en Alaska avec leurs traineaux pour venir en aide aux divisions françaises empêtrées dans la neige quelque part du côté des Vosges. Rien à voir avec La Guerre des tranchées mais l’album apporte un éclairage différent sur la Grande guerre, en retrait pour l’instant (2 tomes sont prévus) du front et des tranchées.

album-cover-large-23630Cette histoire là commence dans les cabinets, les lieux de commodités, le petit coin quoi. Et finalement, comme le suggère le sergent Sabiane, un des personnages de ce récit, l’endroit pourrait ressembler au paradis. Parce que sorti de là, c’est l’enfer des tranchées, l’horreur de la guerre, partout l’odeur de la mort, les rats et surtout, surtout, ces officiers qui envoient les sans grades au turbin avec de fortes chances d’y rester. Pas de pitié. Alors, les poilus se rebiffent même s’ils savent que ça peut leur coûter cher. 3000 soldats ont déjà signé la pétition de la côte 108 pour dénoncer les exactions du général Nivelle que l’on surnommait Le Boucher.

Malgré un graphisme peu convainquant, presque dérangeant, Le Chant du cygne apporte à sa manière un éclairage sur les mutineries de 1917 après la fameuse « offensive Nivelle » qui fit 350 000 morts du côté des Alliés. Une histoire prévue en deux tomes !9782756035307_1_75

Plus classique dans le fond et la forme quoique que très ambitieux, le projet 14-18 de Corbeyran et Le Roux se présente comme une saga qui nous accompagnera sur cinq ans et comptera à terme dix albums. Même si dans chacun d’eux, un événement marquant servira de toile de fond, c’est bien le quotidien des soldats que veulent mettre en lumière les auteurs à travers le destin de huit personnages principaux, huit jeunes hommes issus du même petit village et enrôlés dans la même compagnie. « La série 14-18 », explique Corbeyran, « est filmée au ras des tranchées. Elle exprime le point de vue des soldats, les petits, ceux à qui on ne demande pas leur avis ». Une histoire de l’intime à grand spectacle !

Couv_221989Pour finir, voici un roman graphique qui nous invite à prendre de la hauteur en suivant les aventures d’un as de l’aviation, Hubert Lessac, 25 ans, 19 victoires… et une folle envie de mourir. Il faut dire que le jeune homme vient de perdre l’amour de sa vie, Louise, peu encline à attendre la fin de la guerre pour le retrouver. La lettre de rupture lui fait l’effet d’un coup de poignard. Mais plutôt que de se tirer une balle dans la tête, Hubert choisit de mourir au combat, dans les airs. Et ce qu’il espérait se produit. Son appareil est abattu. Malheureusement, il s’en sort miraculeusement et est pris en charge par une bande de poilus atypiques dont il partagera le quotidien.

Olivier Supiot, auteur par ailleurs du Dérisoire, album qui lui valut le Prix du dessin au festival d’Angoulême de 2003, signe ici un album très réussi graphiquement parlant mais pas seulement. Les ambiances, les gueules de tranchées comme il appelle ses héros, les dialogues, les couleurs, l’histoire elle-même font de La Patrouille des invisibles un album marquant. L’interview de l’auteur à lire ici

Eric Guillaud

Dans le détail :

C’était la guerre des tranchées, de Tardi. Editions Casterman. 25 €

Les Poilus d’Alaska, de Brune, Delbosco et Duhand. Editions Casterman. 13,50 €

Le Chant du cygne, de Babouche, Dorison et Herzet. Editions Le Lombard. 14,99 €

14-18, de Corbeyran et Le Roux. Editions Delcourt. 14,50 €

La Patrouille des invisibles, d’Olivier Supiot. Editions Glénat. 24,90 €

13 Avr

Joe Sacco s’inspire de la Tapisserie de Bayeux pour raconter le premier jour de la bataille de la Somme dans l’album « La Grande Guerre »

Couv_211472Selon que vous considérez la tapisserie de Bayeux comme l’ancêtre de la bande dessinée ou pas, alors vous considérerez ce nouveau livre de l’Américain Joe Sacco comme une bande dessinée… ou pas. Quoiqu’il en soit, l’auteur-journaliste, connu pour ses bandes dessinées reportages en Palestine ou en Bosnie, signe ici une oeuvre pour ne pas dire un chef d’oeuvre absolument étonnant, inspiré effectivement de la Tapisserie de Bayeux. Pas de cases, pas de bulles, pas de textes et pas de perspectives, La Grande Guerre raconte le premier jour de la bataille de la Somme le 1er juillet 1916, une reconstitution minutieuse, heure par heure, qui se déroule sous nos yeux, de gauche à droite, sur une bande de papier de 6m70 très précisément.

On commence la journée en compagnie du général Douglas Haig, commandant en chef du corps expéditionnaire britannique, qui comme tous les dimanches assiste à la messe. Puis on rejoint les convois de soldats et de matériels en route pour la ligne de front avant de descendre dans les tranchées, de vivre le bombardement de l’artillerie préalable à l’assaut des fantassins britanniques, puis c’est la réplique des Allemands, les milliers de morts, les cadavres qu’on évacue des tranchées, les blessées qu’on laisse sans secours, les postes d’évacuation sanitaire débordés, les tombes qu’on creuse à la va-vite…

Toute l’horreur de cette bataille préparée de longue date par les généraux et les états-majors de l’armée britanniques s’étale sur ces 6m70 de fresque, toute l’horreur mais aussi la stupidité du haut-commandement incapable d’arrêter le massacre alors que visiblement leur plan d’un bombardement massif sur les lignes allemandes (des centaines de milliers d’obus ont été tirés ce jour-là) a échoué. Résultat des courses, plus de 20 000 Anglais sont tombés pendant cette première journée qui fût l’une des plus sanglantes de la Première Guerre mondiale.

Un livret comprenant notamment une préface de Joe Sacco et les explications de l’historien américain Adam Hochschild accompagnent cette fresque.

La Grande Guerre est un album impressionnant qui devrait faire date dans l’histoire du Neuvième art et notamment dans la façon de raconter la guerre de 14-18 !

Eric Guillaud

La Grande Guerre, de Joe Sacco. Editions Futuropolis. 25€

L’info en +

En juillet et aout prochains, la station de métro Montparnassse-Bienvenüe accueillera le long du couloir du tapis roulant une fresque de 130 mètres reprenant l’ensemble du panorama de Joe Sacco.

© Sacco - Futuropolis/Arte Editions

© Sacco – Futuropolis/Arte Editions

 

27 Fév

3 questions à Régis Hautière, scénariste de La Guerre des Lulus chez Casterman

© Roller

© Roller

Présenté comme l’un des auteurs les plus prolifiques du moment et surtout considéré comme l’un des plus brillants scénaristes, Régis Hautière aborde la science fiction comme l’histoire, le polar comme l’aventure, avec la même intelligence d’esprit, la même limpidité dans l’écriture, la même humanité dans l’approche. A l’occasion de la sortie du tome 2 de La Guerre des Lulus, et en cette année de commémoration, Régis Hautière nous parle de la Grande guerre, de sa représentation dans la série et de sa place dans la mémoire collective…

La représentation de la guerre dans votre album est moins frontale, moins violente, que dans un album de Tardi par exemple, la jugez-vous pour autant édulcorée?

Régis Hautière. Non. Il est certain que la facette de la guerre que nous avons choisi de montrer (celle du quotidien d’un petit groupe d’enfants) est moins atroce que celle des combats de tranchées. Il est vrai aussi que nous nous sommes donné comme objectif de réaliser une bande dessinée tout public et pas uniquement réservée aux adultes. Néanmoins, notre récit n’est pas exempt de dureté et nous ne cherchons pas à rendre la guerre jolie ou sympathique. Nous avons seulement choisi de l’aborder sous un angle qui nous évite de montrer des images pouvant heurter certaines sensibilités.
Nous n’avons pas la prétention, dans la Guerre des Lulus, d’apporter un regard global sur la guerre de 1914. Notre récit est un simple point de vue sur la Grande Guerre et, comme tout point de vue, il est réducteur puisqu’il n’aborde le conflit que sous l’un de ses angles. A ce titre, le point de vue d’un poilu ou celui d’un officier d’artillerie est tout aussi réducteur. La Grande Guerre ne se résume pas aux tranchées du front ouest, sa réalité est multiple et beaucoup plus vaste. Les privations et humiliations subies par les civils vivant dans les territoires occupés par les Allemands, par exemple, constituent l’un des aspects de cette réalité.
La particularité du point de vue proposé dans la Guerre des Lulus est triple : celui qui l’exprime n’est pas un militaire, il n’est pas adulte au moment des faits et il évolue en zone occupée. La guerre telle qu’il l’a vécue et telle qu’il la dépeint est donc très différente du tableau qu’en brosserait un soldat envoyé au front. Mais cette vision n’est pas moins vraie ou moins pertinente que celle du soldat ; les deux se complètent.

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La Guerre des Lulus n’est pas C’était la guerre des tranchées mais ce n’est pas non plus le Club des cinq

En choisissant l’angle des enfants, n’y a t il pas un risque de donner une image romantique d’un fait, d’une époque, qui ne le sont absolument pas  ?

R.H. Je ne pense pas. Ne serait-ce que parce que les Lulus vivent des choses difficiles, ils connaissent la faim, le froid, la peur, la désillusion et une certaine forme de désespoir (même si leur naturel est plutôt optimiste). La Guerre des Lulus n’est pas C’était la guerre des tranchées mais ce n’est pas non plus le Club des cinq. Les Lulus vont vivre et voir des choses difficiles, des choses auxquelles ils n’auraient pas été confrontés en temps de paix.
A partir du tome 3, notamment, les Lulus quittent leur forêt et leur cabane. Ils vont découvrir, et le lecteur avec eux, que la vie des civils dans la zone occupée n’a rien d’une sinécure.

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L’un des éléments principaux de fascination, par rapport à la guerre de 1914, est sans doute qu’elle nous semble à la fois lointaine et contemporaine

Pourquoi selon vous la Grande guerre fascine autant les Français ?

R.H. Je crois que l’intérêt des Français pour cette guerre est relativement récent. Lors des années qui ont suivi cette guerre on a cherché à oublier : les civils voulait passer rapidement à autre chose, la guerre terminée on voulait profiter de la paix, et les soldats étaient incapables de parler des horreurs qu’ils avaient vécues. Et puis la seconde guerre mondiale est arrivée et elle a occupé les esprits. A mesure que cette période s’éloigne de nous, on s’y intéresse de nouveau, avec peut-être cette fois le recul nécessaire et le désir de comprendre comment cette monstrueuse absurdité a pu se produire.
L’un des éléments principaux de fascination, par rapport à la guerre de 1914, est sans doute qu’elle nous semble à la fois lointaine et contemporaine. C’est une guerre moderne, du point de vue technologique, mais aussi terriblement archaïque, si on regarde les stratégies mises en œuvre.
L’intérêt des Français pour cette guerre me semble cependant très inférieur à celui des anglo-saxons. L’Anzac Day, par exemple, célébré chaque année par les Australiens et les Néo-Zélandais,  n’a aucun équivalent français.

Merci Régis

Interview réalisée le 26 février 2014 par Eric Guillaud

Retrouvez la chronique de l’album ici-même

17 Fév

Putain de guerre!, la boucherie de 14-18 vue par Jacques Tardi aux éditions Casterman

9782203051300FSA tous ceux qui rêvent d’une bonne petite guerre pour remettre les jeunes dans le droit chemin et les vieux au travail, alors voici un livre fait quasiment pour eux mais aussi pour les autres, la réédition en intégrale de Putain de guerre! de Jacques Tardi et Jean-Pierre Verney aux éditions Casterman.

On connaît Jacques Tardi et son vif intérêt pour le sujet, son obsession serait-on même tenté d’écrire tant la guerre et ses horreurs hantent une partie significative de son oeuvre.

De La Fleur au fusil à Putain de guerre! en passant par Varlot soldat, La Der des Ders ou La Véritable histoire du soldat inconnu, Jacques Tardi n’a eu de cesse de crier son incompréhension, son indignation face à cette boucherie à ciel ouvert, ce suicide collectif, dessinant sans relâche les tranchées, les bombes, les barbelés, les gaz… et surtout les hommes, ces hommes français, allemands ou autres, terrés, apeurés, côtoyant chaque jour les rats et la boue, les excréments et les charognes, les boyaux et les morceaux de cervelles, les gueules cassées et les corps en décomposition. Des héros ? Non, Tardi les dessine comme des hommes plus souvent avec la trouille au ventre que l’envie d’en découdre. Dans ses albums, comme ici dans Putain de guerre!, Tardi va au plus près pour toucher l’horreur de sa pointe de crayon. Un véritable témoignage lu et approuvé par les historiens notamment par Jean-Pierre Verney, son ami, qui signe ici une trentaine de pages sur la Grande guerre accompagnées de moultes photographies.

Initialement paru en deux volets, Putain de guerre! est un putain de récit qui devrait vous faire aimer la paix pour l’éternité !

Eric Guillaud

Putain de guerre!, de Tardi et Verney. Editions Casterman. 25 eurospl20

04 Fév

Régis Hautière et Hardoc nous plongent dans la Grande guerre avec « La Guerre des Lulus »

Ils s’appellent Ludwig, Lucas, Luigi, Lucien mais tout le monde les connaît sous le nom des Lulus, quatre gamins qui usent leurs fonds de culotte sur les bancs de l’assistance public, quatre joyeux Lulus qui préfèrent parcourir les bois alentours que fréquenter la chapelle de l’orphelinat. Aout 1914, c’est la guerre et l’ordre d’évacuation est donné. L’orphelinat se vide, les villages alentours aussi. Mais les Lulus, planqués dans leur cabane ne sont pas prévenus. Ils se retrouvent seuls, bientôt rejoints par une jeune réfugiée de Belgique. Elle s’appelle Luce et deviendra la cinquième Lulu de la bande…

Pourquoi La Guerre des Lulus risque d’être l’un des grands succès de ce début d’année ? Plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, la guerre de 14-18 est un thème largement apprécié du grand public et un thème récurrent dans la bande dessinée francophone, traité par de nombreux auteurs dont l’un des plus grands, Jacques Tardi. Ensuite, parce que la guerre est ici traitée sous un angle particulier, celui d’enfants, de civils donc. L’aspect pesant, noir, des tranchées, est évité. « On est dans la guerre de 14, mais à côté… », confirment les auteurs dans une interview accordée à Daniel Muraz. Enfin, parce que le graphisme semi réaliste de Hardoc, le scénario et les dialogues de Régis Hautière ont l’intelligence de la simplicité. Comme La Guerre des boutons, dont certains ne manqueront pas de noter une certaine proximité, La Guerre des Lulus est une histoire universelle. EGuillaud

La Guerre des Lulus (tome 1), La Maison des enfants trouvés, de Régis Hautière et Hardoc. Editions Casterman. 12,95 euros