Pari osé pour Delirium. Jusqu’à maintenant la petite mais costaude maison d’édition avait construit sa réputation sur des rééditions luxueuses de comics de la culture bis. Mais cette fois-ci, elle mise sur un jeune auteur contemporain inconnu jusqu’à lors en France, Michel Fiffe. Panorama est la première des deux séries qu’elle s’apprête à rééditer et malgré son austérité de surface, sa radicalité risque de diviser.
Pourtant, lorsqu’on ouvre Panorama, ce choix ne semble d’abord pas si révolutionnaire. Au contraire : avec son trait parfois volontairement désordonné et très dépouillé ainsi que ce choix d’un noir et blanc cru, le style Fiffe apparaît en fait surtout plutôt austère et naïf. Mais ce n’est que pour mieux surprendre le lecteur dès la quatrième page et dès la première ‘métamorphose’ de l’un des deux personnages principaux, Augustus. Un jeune homme paumé à la sortie de l’adolescence et dont le corps ne répond plus, pour mieux se déformer lors de crises violentes pour ne devenir plus qu’une masse désordonnée de chair. Désespéré, il fait alors appel à Kim, sa petite amie, seule personne selon lui capable de le sauver bien qu’elle soit elle-même aussi perdue que lui…
La première référence évidente ici, c’est bien sûr le cinéma de David Cronenberg et plus globalement ce qui a été qualifié de ‘body horror (‘horreur organique’), art où le corps est supplicié à l’extrême. Comme son compatriote cinéaste, le canadien semble manipuler ses héros comme on manipule une marionnette, tout en lui faisant subir les pires sévices. Et plus Augustus et Kim explosent leur enveloppe charnelle et plus le sens du récit les suit, mettant aussi bien à mal la chronologie ou autre repère spatio-temporel, au point qu’à plus d’une reprise, le lecteur se sentira potentiellement perdu. Sauf que comme dans un film de Cronenberg, c’est bien là le but : emmener les gens loin, très loin au point qu’ils ne savent plus où ils sont.
Sauf qu’ici en sous-couche, on découvre également une double parabole. Sur la confusion des genres mais aussi sur le passage à l’âge adulte, cette période troublée et troublante où le corps – NOTRE corps – subit des changements qu’on ne peut pas contrôler ni comprendre. Fugueurs et sans repère parental, ni Augustus ni Kim ne savent quelle est leur place dans ce monde. Et personne autour d’eux ne semble en mesure de les comprendre ni même vouloir les aider. Le monde extérieur – ici une mégapole désincarnée et sale – est à l’égale de leurs corps : une prison dont ils ne peuvent s’échapper.
Avec sa perpétuelle déconstruction scénaristique, son style assez minimaliste traversé par de soudaines poussées de fièvres carrément psychédéliques et surtout son choix de sujet atypique qui mettra sûrement mal à l’aise certains, Panorama sort complètement des clous et ne plaira donc pas à tout le monde. Mais c’est bien ce qui le rend si unique. Et c’est aussi au passage la découverte d’un auteur dont on attend donc désormais l’autre série appelée à sortir pour la première fois en France, Copra.
Olivier Badin
Panorama de Michel Fiffe, Delirium. 20 euros