15 Déc

Notices pour servir à l’histoire du théâtre en Limousin (29): Expression 7 à Limoges

(c) Expression 7

En 1977, Max Eyrolle crée Expression 7. Corrézien d’origine (il dit : « ce n’est pas la Corrèze qui m’a marqué, c’est la qualité de la vie de mon enfance »), alors professeur de lettres et d’histoire, c’est d’abord un poète remarqué pour son « lyrisme baroque ». Son recueil Soleils de contrebande paraît aux Editions de Saint-Germain-des-Prés : « la poésie – dit-il –, c’est un peu louche, c’est un soleil qu’on va chercher un peu en contrebande. » La sienne est portée lors de spectacles par des chanteurs, des comédiens, des musiciens – il obtient une distinction de l’Académie du disque Charles-Cros. En 1975, il a écrit – avec Alain Labarsouque – les chansons (Sud-Ouest parle de « goualantes ») des Mystères de Paris mis en scène au Centre théâtral du Limousin par Jean-Pierre Laruy, d’après Eugène Sue : « Les mystères de Paris/C’est la valse du viol,/C’est la valse du crime/L’histoire au vitriol ». Parmi les comédiens de la troupe : Andrée Eyrolle et Michel Bruzat, futur créateur du théâtre de La Passerelle. Max Eyrolle écrit ensuite, pour les Tréteaux de la terre et du vent (où joue sa sœur), le texte d’une veillée-spectacle sur les problèmes de la vie en Limousin au milieu des années 70 : Mandragore. Spectacle beaucoup vu dans les campagnes et à Limoges à l’occasion de la « Quinzaine occitane » en 1976 – à l’époque où les associations et les militants occitans étaient très actifs. En 76 toujours, Max Eyrolle écrit certaines des chansons de Mistero Buffo de Dario Fo, pour les Tréteaux – elles sont interprétées par Jan dau Melhau. Il confie avoir écrit 400 ou 500 chansons – et a même reçu un prix à Cognac. Les journalistes locaux le qualifient encore de « poète corrézien ».

Archives Expression 7

Toujours pour la troupe itinérante, il arrange Village à vendre de Jean-Claude Scant1, conseillé par Pierre Maclouf2, pour « limousiner » le texte en y ajoutant même certaines scènes. En 1977, L’Echappée Belle accueille durant trois semaines J’Elle, (paru aux Editions de l’Athanor, qu’il signe sur place), interprété avec talent par sa sœur Andrée, dans une mise en scène de Daniel Gillet : poésie, atmosphère envoûtante, musique et sons répétés de Jacques Viteau. Le spectacle est repris deux ans plus tard avec Andrée Eyrolle et Patrick Michaelis (et Dominique Bassset-Chercot aux lumières). Centre-France n’hésite pas à écrire alors que « la silhouette somptueuse et mélancolique de Max plane un peu sur toute la vie culturelle du Limousin» et Le Populaire du Centre publie son portrait par Yannick Combet, (éternelle) cigarette dans une main, candélabre dans l’autre. Ce statut de poète lui pèse et le conduit progressivement à ne plus publier. En août 1976, il annonce la philosophie qui inspira la création d’Expression 7 : « nous nous intéressons particulièrement aux nouvelles orientations que prend l’expression artistique en général (notamment aux Etats-Unis) dans les domaines aussi variés que la danse, la musique, le théâtre. Cet intérêt se traduit, pour l’instant, par une recherche théorique qui, je pense, pourra déboucher au cours de l’année sur une réalisation théâtrale… ». A l’origine du projet, avec Max : Daniel Gillet, Dominique Basset-Chercot et Philippe Brezinscki. En voyant Gillet travailler la mise en scène (jusqu’en 1982), Eyrolle a quelques années plus tard le désir de le faire également (avec Laser Light en 1979). Durant plus de trente-cinq ans, Expression 7, qui s’installe au 20 rue de la Réforme en 1981 après un an de travaux (les locaux appartiennent à la famille Ab), explore avec constance et cohérence deux voies créatives : l’une autour de l’écriture de Max Eyrolle, auteur d’environ 25 pièces – dont Les nouvelles d’Inadieu ou La mélancolie des fous de Bassan ; l’autre en adaptant les grands textes du répertoire classique et contemporain, avec notamment tendresse et passion pour les auteurs russes et Steinbeck. Les mises en scène s’appuient sur un espace travaillé en collaboration avec des plasticiens (associés à la création des décors et des costumes ; exposés ; créant parfois sur scène, comme la peintre Frédérique Lemarchand), sur la continuité du mouvement des comédiens, avec une attention particulière à la danse contemporaine – Eyrolle étant d’ailleurs l’un des initiateurs de Danse Emoi en 1987 et accueillant régulièrement des chorégraphies (on se souvient de « L’Enfer » de Daniel Dobbels, autour de Matisse et du désir). La recherche d’une émotion est aussi une base du travail. Durant de nombreuses années, des ateliers théâtraux sont animés à Expression 7 par Andrée Eyrolle (1984-1990, avec des stages d’été sur l’Île de Vassivière) puis Denis Lepage et Gérard Pailler (1990-1993), enfin Jean-Paul Daniel3 et Gérard Pailler. Des interventions ont également lieu à destination des scolaires et des personnes handicapées. Parfois, les comédiens partent sur les routes, les parvis ou au pied des châteaux médiévaux (comme à Châlucet où je les invitai au début des années 1990), inspirés par Dario Fo pour leurs Jongleurs de juillet. Max Eyrolle, qui s’est toujours souvenu avoir été accueilli par Charles Caunant à L’Echappée Belle, a lui-même ouvert son théâtre à de nombreux artistes et compagnies ainsi qu’à divers festivals, dont Danse Emoi ou les Francophonies. Il a également accordé une place importante à la poésie, avec, par exemple: une performance de Michèle Métail (OULIPO) en 1985 ; « Poésie en liberté » (choix de textes contemporains avec la Limousine) ; « Romans courts » de Jean Mazeaufroid ; la venue d’Alain Borer pour évoquer Arthur Rimbaud ; « Eloge de la pleine lune » : chaque soir de pleine lune, un poète contemporain venant, en 1987, lire ses textes : Bernard Delvaille, Lionel Ray, Jean-Luc Parant, Charles Juliet, Michel Deguy, Bernard Noël et Julien Blaine ; des lectures de poètes d’Amérique Latine ; en 2008, le collectif Wild Shores y a proposé une adaptation optophonique de mon recueil La Calobra. Il faut aussi se souvenir de la venue de Lionel Rocheman pour un spectacle où s’exprimait à merveille l’humour juif. La musique a également trouvé sa place sur la scène d’Expression 7 avec divers concerts, en particulier de jazz, mais aussi de musique contemporaine et même occitane, par exemple avec Payrat et Combi. Des rencontres et débats divers y ont été organisés, de Pasolini aux rythmes scolaires. Des films projetés. Des photographies et des toiles exposées. Tout ceci fait d’Expression 7 un lieu culturel à la fois essentiel, vivant et très plaisant de la ville de Limoges. Lorsque je demande à Max Eyrolle quel regard il jette sur son parcours, il me répond : « Mélancolique ! […] Cette notion du temps qui passe est très présente, plus peut-être que dans d’autres lieux. Quelquefois, je me retrouve tout seul, la nuit dans le théâtre et je me demande même si une seule pièce a existé ! » Les souvenirs de nombre de comédiens passés par son beau théâtre-écrin flottent doucement dans l’air, celui, aussi, d’un bal vénitien donné en 1985 pour fêter le carnaval, avec des comédiens, les danseurs Dominique Petit et Anne Carrié ou les rockeurs de Quartier Louche.

1 Auteur dramatique, acteur et metteur en scène. Fondateur du Théâtre de l’Olivier à Aix-en-Provence (en 1973) puis du Théâtre du Cantou à Monpazier (début des années 1980).

2 De formation politologue, juriste et sociologue, Pierre Maclouf, a ensuite notamment créé et dirigé pendant dix ans le Programme Grands enjeux contemporains à l’université Paris-Dauphine.

3 En 2002, la Compagnie Jour après jour fut créée par la comédienne et danseuse Valérie Moreau et Jean-Paul Daniel, comédien et metteur en scène habitué des planches limousines. Ils présentèrent plusieurs spectacles intéressants jusqu’en 2009, du Limousin à Avignon. Jean-Paul Daniel s’est aussi investi dans l’aventure du Théâtre sur le Fil, une compagnie professionnelle fondée en septembre 2001, en Corrèze, par Séverine Garde Massias, ancienne élève de Michel Bruzat au Conservatoire d’art dramatique de Limoges.

04 Déc

Notices pour servir à l’histoire du théâtre en Limousin (28): L’échappée belle à Limoges

L’Echappée Belle – Mourir Bronzé (02.1977) (c) P. Colmar

 

En 1973, Charles Caunant, limougeaud d’origine, revient vers sa ville natale ; il est comédien, producteur à F.R.3 et il a la volonté de créer un café-théâtre inspiré du Café de la gare de Romain Bouteille. Il trouve une suite de caves médiévales 11 rue du Temple et convainc le propriétaire, Bernard de Fombelle, d’accueillir son projet. D’octobre 1975 à février 1977, 35 personnes donnent bénévolement de leur temps pour assainir, assécher, aménager le lieu. Toutes les économies de Caunant sont dépensées dans l’entreprise soit 50 000F de l’époque pour un théâtre de cent places. Le 9 février 1977, L’Echappée Belle est inaugurée, régie par une association dont le président d’honneur est Serge Moati, le réalisateur du Pain noir (dans lequel Caunant joue) et le vice président Serge Solon, directeur des programmes F.R.3 Bordeaux. Parmi les responsables et parrains : Jacques Rabetaud, professeur et comédien, Jean-Charles Prolongeau, artiste et céramiste, alors animateur de foyers socio-éducatifs, Georgette Bretenoux, Jean Dalbru, Georges Chatain, journaliste, Pierre Juglass, libraire. La salle propose des spectacles, du théâtre, des concerts (variétés, jazz), des expositions. S’y produisent Romain Bouteille, Marianne Sergent, Patrick Font et Philippe Val, Jean Pierre Sentier, Christian Pereira, les chanteurs Michel Sohier, Charles Elie Couture, Jacques-Emile Deschamps, Marie France Descouard, Françoise Rabetaud et Dominique Desmons, et bien d’autres. Charles Caunant écrit ‘’Mourir Bronzé’’, ‘’La caissière est mélomane’’, ‘’Le Festival du bref ’’. Patrick Jude, plasticien et professeur aux Arts Deco crée les affiches des spectacles. Un vent de liberté et de fraternité souffle dans la cave où se retrouvent artistes de renommée nationale et créateurs locaux comme Max Eyrolle et sa sœur Andrée. Jusqu’au docteur Henri Pouret, figure de la bourgeoisie limougeaude, qui viendra donner un jour une conférence sur l’art. L’Echappée Belle devient l’endroit underground fréquentés par les lycéens, les enseignants, les créateurs et spectateurs de tout poil attirés par l’esprit des lieux, éclairé à l’étincelle des poètes pour reprendre l’image de Pierre Desvaux fondateur de ‘’La Compagnie Chpeuneuneu’’.  L’entreprise portée par la passion des bénévoles cessa faute de soutiens financiers qu’elle n’a d’ailleurs jamais voulu demander. Charles Caunant avait ouvert une voie inédite à Limoges. Il vécut à Sète, restant en contact avec quelques amis fidèles comme Marc Wilmart qui fut un soutien personnel et médiatique important dans l’aventure de l’Echappée Belle dont la naissance fut annoncée à la fin de l’année 1973 dans un court métrage qu’ils cosignèrent. Il fut diffusé sur ce qui devint F.R.3 après l’éclatement de l’O.R.T.F. en 1975. Le film de 12 minutes avait pour titre : On ferme pour cause de réouverture.  Ce survol de la vie culturelle de la capitale régionale commençait par un poème sur Limoges en voix off de Charles Caunant sur des images d’entrée du Capitole en gare des Bénédictins :

Limoges ma ville

            Avec sa gare toujours bien limogesque

            Ses trolley-bus bien limogineux

            Ses maisons limogestes

            Ses bars si joliment limogeouillés

            Ses librairies bien limogeardes

            Ses cinémas limogiques

            Son théâtre bien limogéum

            Ses limougeauds tranquillement limoginés.

            Mes amis, là-dessus tout limogifs

            De me revoir si limogieux

            Et cette absente là-dessous

            Si complètement limogingue

            Que Limoges à la fin c’est à faire

            Limogir d’envie les images de l’autre Epinal,

            Qu’à Limoges après tout c’est

            Tellement

            Tellement

            Tellement limogiaque

            De revenir chez soi.

 

Charles Caunant est décédé en mars 2020.

 

 

 

 Andrée Eyrolle dans Jelle à L’Echappée belle © Archives Expression 7

 

 

Un envoyé spécial du journal L’Unité à L’Echappée belle

Bon vent à L’Echappée belle

 

Il manquait à Limoges quelque chose d’un peu fou. Un « fou » de théâtre, de chansons et de musique aidé d’une équipe d’autres « fous » vient de combler cette lacune en ouvrant un café-théâtre au beau nom « l’Echappée belle ».

 

A peine une dizaine de personnes un mercredi après-midi, au cinéma Star, pour voir «  L’homme qui aimait les femmes » de François Truffaut. Plus de 1 500 spectateurs le lendemain, le jeudi soir, au Théâtre municipal, pour écouter Lionel Hampton. Entre ces deux chiffres se situe la réalité de la vie culturelle à Limoges. Faut-il même parler de vie ? L’agglomération compte 160 000 habitants. Une récente enquête, menée par un groupe d’élèves d’un institut universitaire de technologie, a montré que, sur ce total, seulement 1 800 à 2 000 personnes sortaient régulièrement le soir pour aller au spectacle. Toujours les mêmes. Faut-il parler de public ? Jusqu’en 1968, Limoges a ronronné ; culturellement, s’entend. D’un côté on trouvait la très traditionnelle culture bourgeoise à base d’opérettes et de salons de peinture. Les croûtes de la Société des artistes limousins ou de la Société des arts, sciences et lettres, « Les cloches de Corneville », tels étaient les temps forts de la saison. Il paraît même que certains avaient trouvé audacieux qu’on osât présenter « Le chevalier à la rosé » de Richard Strauss ! Plus étonnant encore : un jour, le jeune directeur du Théâtre municipal — il ne l’est pas resté longtemps — manifesta son intention de monter un opéra de Wagner ; réponse lui fut donnée en plein conseil municipal par un élu centriste : « moi vivant, s’écria le personnage sérieusement indigné, on ne jouera pas de la musique allemande à quelques kilomètres d’Oradour-sur-Glane ! ». Parallèlement, sous l’estampille de la décentralisation chère à Vilar, Jean-Pierre Laruy et Georges-Henri Régnier présidaient aux destinées du Centre théâtral du Limousin. Régnier a émigré à Bourges. Laruy est resté. Le répertoire est le même qu’avant : hésitant sans cesse entre classiques et modernes. Résultat : le nombre des abonnés diminue d’année en année ; le Conseil général de la Haute-Vienne a constitué une commission de surveillance qui a été chargée de passer au crible les comptes et mécomptes du Centre théâtral du Limousin. Rien ne va plus de ce côté de la culture. Heureusement, après 1968, un petit vent frais s’est levé. Soufflant d’abord sur la peinture : en 1970, 1971 et 1972, des professeurs de l’Ecole des arts décoratifs ont organisé des Journées-rencontres où se sont confrontés des dizaines d’artistes représentant toutes les tendances de l’art contemporain. Puis le théâtre y a mis du sien, se dégageant de la morosité locale, accouchant de troupes nouvelles : le Théâtre de l’Evénement (créé par des militants cégétistes), le Théâtre de l’Ecale (né dans les milieux du (P.s.u. et de la C.f.d.t.) et le Théâtre de la Fête (une équipe d’« agit-prop » qui réagit sur l’événement). Des associations ont embrayé : Héliotrope, qui a organisé des concerts grâce à quoi les Limougeauds ont pu découvrir François Béranger, Areski et Brigitte Fontaine, Gilles Servat, Mama Béa Tekielski, Patric, La Bamboche, les groupes Zao et Magma, etc. Musicorium qui s’est consacré à la recherche musicale : de Confluence à Arcadie, en passant par Olivier Messiaen et la nouvelle musique anglaise. Mais tout cela n’était et ne reste que ponctuel ou éphémère. Il manquait encore à Limoges une structure vivante dont le caractère premier soit la permanence.

« Il manquait à Limoges quelque chose d’un peu fou », dit Charles Caunant. Plutôt que de palabrer, il s’est mis au travail. Limougeaud d’origine, ayant suivi Gabriel Monnet dans ses aventures de Bourges et de Nice, ayant démarré l’action culturelle à Belfort en compagnie de Marcel Guignard, il décida un beau jour de 1973 de revenir au pays. Il se réinstalla à Limoges comme comédien et producteur à F.r.3. Avec une idée derrière la tête : créer un café-théâtre. Il chercha d’abord un lieu, visitant garages, magasins et bistrots. Rien ne convenait. Tout était peu pratique ou trop cher. Il finit par tomber sur une suite de caves romanes dans le vieux quartier du Temple ; elles sont situées sous la Maison consulaire, ancienne maison du gouverneur de Limoges, qui est pour moitié encore en ruine mais pour l’autre moitié déjà restaurée. Un café-théâtre « Pourquoi pas ?, répondit le propriétaire des lieux, M. de Fombelle. J’ai toujours pensé que la vocation des bâtiments historiques doit être culturelle ». Les costumes de terrassiers entrèrent rapidement en piste. Des mètres cubes de terre passèrent ainsi des caves romanes à la cour Renaissance. Ce ballet de pioches, de pelles et de seaux dura d’octobre 1975 à février 1977. « Sans les copains, sans les copains des copains, sans ce réseau d’amitié, rien n’aurait été possible, avoue Charles Caunant. Au total, 80 personnes ont donné bénévolement leur temps, leur travail et leur ingéniosité ; une dizaine ont sué en permanence, pendant 18 mois, chaque jour, après leurs activités professionnelles habituelles ». Idée d’un homme, le café-théâtre de Limoges a été la réalisation d’une équipe. Non sans mal. Car creuser ne suffisait pas : il a fallu aussi assainir, assécher, casser des voûtes, rajouter des marches, paver, installer l’électricité et te chauffage, faire une sortie de secours… « Et trouver de l’argent, ajoute Caunant ». Evidemment, les outils, l’électricité, l’appareillage pour chauffer, l’estrade, les tables, les bancs, tout se paie ! Comme se paie l’entreprise de travaux publics à qui il a fallu faire appel pour certains travaux spécialisés. Toutes les économies de Caunant y sont passées. Quelques amis y ont été de leur poche. Et « la famille » a encore des dettes. Mais le résultat est là : « L’Echappée belle » a été inaugurée le 9 février 1977. C’est un beau nom, « L’Echappée belle ». C’est le nom d’une association régie par la loi de 1901, qui a pour objet « la création, la diffusion, la sensibilisation d’une activité théâtrale, artistique, culturelle, la recherche et la gestion des moyens nécessaires pour atteindre ce but ». Son président d’honneur est Serge Moati, le réalisateur du « Pain noir » si cher au cœur des Limousins. Son président est Charles Caunant et les autres membres du conseil d’administration sont… les terrassiers ! Officiellement « L’Echappée belle » n’est pas un café-théâtre, mais un théâtre de poche. A cause du fisc. Car si un théâtre ne verse que 7 % de T.v.a. sur ses recettes brutes, un café en débourse 17 % Un accord est finalement intervenu avec la direction des impôts : désormais, « L’Echappée belle » donne deux billets à chaque spectateur : un billet-spectacle et un billet-consommations. Moyennant quoi, en en octobre prochain, « L’Echappée belle » pourra fièrement arborer son appellation de « café-théâtre »… sans risquer une grosse pénalisation fiscale. « Notre épopée, dit Caunant, n’a été possible que parce que nous avions en mémoire l’expérience de Romain Bouteille et de son « Café de la gare » : eux aussi ont construit leur théâtre de leurs mains. » « L’Echappée belle », café-théâtre de province, est sorti du néant de la même façon que le plus célèbre des cafés-théâtres parisiens : « Le Café de la gare ». Elle en a également pris l’esprit : les trois premiers mois de programmation en témoignent. « Mourir bronzé », un spectacle irrévérencieux de Caunant, a ouvert le feu. Ont succédé : le chanteur Michel Sohié, le Modern Jazz Trio, le Théâtre en poudre, le chanteur Jacques-Emile Deschamps, les « one man show » de Christian Pereira et de Romain Bouteille, « J’Elle » (spectacle à un personnage de Max Eyrolle), une semaine de cabaret, le chanteur local Jean Alambre, le chanteur des quartiers populaires de Paris Christian Dente et la troupe du « Vrai Chic parisien », Patrick Font et Philipe Val en tête. On n’avait jamais vu ça à Limoges ! On voit rarement ça en province.

« Ce qu’on retrouve à « L’Echappée belle », explique un Limougeaud, c’est l’esprit des fêtes politiques, celles du P.s., du P.c. ou des gauchistes. Mais les fêtes ne durent qu’un jour ou deux. Alors que « L’Echappée belle » est un lieu libre où l’on peut aller tous les jours. » Ce lieu de liberté, Caunant le revendique : « Nous ne proclamons pas nos choix politiques sur nos affiches. Mais notre idéologie se lit, assez clairement je crois, sur notre scène. Ce sont les spectacles de Bouteille que nous donnons, pas du boulevard ! ». Les artistes le ressentent aussi de cette façon. « II faudrait beaucoup de lieux comme celui-là en France », dit Christian Dente. Pour Jacques-Emile Deschamps, « cette cave est une salle où j’ai vraiment envie de chanter, où je me sens bien, où je rencontre un climat et une chaleur humaine exceptionnels. C’est cela qui me semble important : ce n’est pas seulement un lieu de création, c’est aussi un lieu de rencontre. » Le public qui y vient le vit en effet ainsi : « Un catalyseur, un bain de jouvence qui nous sort des vieilleries locales. » Annie et Dominique sont de « la famille » ; elles ont manié seaux et pelles ; elles sont plutôt heureuses quand la cave s’emplit : « Nous avons construit un « chez nous », c’est vrai. Mais c’est vraiment chouette quand d’autres commencent à s’y sentir chez eux. Ceux qui viennent s’y ancrer de temps en temps prouvent que nous avions raison : il manquait à Limoges un lieu de tendresse et de fraternité. » Qui vient à « L’Echappée belle »? On ne sait pas encore très bien. Un millier de Limougeauds ont déjà pris la carte d’adhérent qui leur donne droit à une réduction sur tous les spectacles. Et 2 500 personnes sont déjà venues au moins une fois. Public mélangé, composé de lycéens, de militants, d’enseignants, de « bourgeois – libéraux – gauchisants – friqués ». Mais pratiquement pas d’étudiants ni « d’anarcho – gaucho – écolo – lecteurs-de- « Charlie » -et-fumeurs-de-joints ». « Une certitude, dit Caunant ; tous les jours nous vendons de nouvelles cartes. » Une évidence : « L’Echappée belle » est déjà entrée dans les mœurs. Sinon, pourquoi y croiserait-on tous les soirs le même jeune couple ? Lui est manutentionnaire dans un Monoprix de la place de la République ; lui et elle n’ont pas manqué un seul spectacle depuis l’ouverture. Ce qui ne veut pas dire que l’existence de « L’Echappée belle » soit définitivement assurée. L’entreprise est financièrement fragile. « Chaque mois, explique Caunant, avant de pouvoir comptabiliser toute recette, nous devons soustraire 4 000 F de dépenses en taxes, impôts, publicité, électricité et chauffage. C’est-à-dire que nous avons au moins 60 000 F de frais fixes par an. Pour l’instant, nous ne nous en sortons que parce que l’équipe continue à travailler bénévolement. Mais il n’est pas question de continuer ainsi éternellement. Je dirai même qu’il n’est pas question de rouvrir en octobre 1977 si nous sommes toujours endettés. » « Cette situation n’est pas normale, commente Christian Dente. « L’Echappée belle » est un lieu de création comme il y en a peu. On se demande pourquoi les pouvoirs publics s’en désintéressent » Alors, subventions ou pas subventions ? De la part de qui ? Ne pourrait-il y avoir une nouvelle orientation du budget culturel de la municipalité d’Union de la gauche de Limoges ? Une orientation qui tiendrait compte des nouvelles réalités culturelles de la ville. Et « L’Echappée belle » n’est-elle pas un de ces éléments nouveaux ? Peut-on inscrire la liberté de création noir sur blanc dans le texte du programme commun et l’ignorer sur le terrain ? « L’Echappée belle » de Limoges n’est qu’un exemple parmi d’autres. Il y a aussi un café-théâtre à Cahors et un autre à Montauban. Le phénomène fait tache d’huile sur le Sud-Ouest : « La Cave-poésie » existe à Toulouse, « Le Club Courteline » est né à Brive, « L’œil écoute  » à Poitiers, « La Caverne » à Périgueux, « L’Echanson » et « Les Argentiers » à Bordeaux. Des rencontres entre ces différents cafés-théâtres sont prévues. Une coordination de leur travail et de leur programmation est à l’ordre du jour. Serait-il juste que « L’Echappée belle ». dont l’aventure est exemplaire, disparaisse au moment où tout cela prend corps? « L’Echappée belle » qui porte bien son nom : sans aide, sans autre force que le pari d’un homme, ce café-théâtre aurait pu ne jamais exister. Une coopérative de production va s’installer à Limoges, dans la maison des Templiers, tout près de « L’Echappée belle ». Son premier produit sera le prochain album du chanteur Jacques-Emile Deschamps : « C’est le travail de Charles Caunant qui m’a donné l’envie d’installer la coopérative dans mon Limousin natal. Sans lui nous serions allés gonfler la liste déjà longue des maisons de disques parisiennes… »

 

Jean-Paul Liégeois, 20 mai 1977.

L’Unité était un hebdomadaire publié par le Parti socialiste français de janvier 1972 à décembre 1986. Il était dirigé par Claude Estier.

 

Notices pour servir à l’histoire du théâtre en Limousin (27): Les associations théâtrales brivistes

Le Théâtre du Cri s’est constitué en octobre 1971, à Brive-la-Gaillarde et a donné sa première représentation, au centre Raoul Dautry des Chapélies, le 17 mai 1972 avec Devant la porte de Wolfgang Borchert. 40 ans plus tard jour pour jour, le 17 mai 2012, il a joué Boomerang de Bernard da Costa à Tcherkassy (Ukraine) dans le cadre d’un festival international et, deux jours plus tard, à Kiev. Il a, à ce jour, 47 années d’existence et à peu près autant de réalisations à son actif. Dans les années 1980, création du Petit Cri (des jeunes) dont le noyau intègre plus tard le groupe adulte. Le Cri est une des troupes fondatrices (en 1990) du Théâtre de la Grange, à Brive (avec la Gargante, l’Etoile Grise, Lemur Kata Cie). Il a monté des pièces d’auteurs divers, parmi lesquelles, en 1972, Borchert,  Devant la porte ; 1981, Dario Fo, L’ouvrier connaît trois cents mots… ; 1984, M. Speer, Scènes de chasse en Bavière ; 1988, Sartre, Huis clos ; 1990, Anouilh, Le voyageur sans bagage ; 1991, Camus, Les Justes ; 1992, Obaldia, Impromptus ; 1993, Casona, La barque sans pêcheur ; 1994, Ionesco, La Cantatrice chauve ; 1998, R-D. Mac Donald, Conférence au sommet ; 2001, Brecht, Grand-peur et misère du 3ème Reich ; 2002, Beckett, Fin de partie ; 2005, P. Blasband, Les mangeuses de chocolat ; 2007, Feydeau, On purge bébé ; 2011, B. da Costa,  Boomerang ; 2017, Jean-Pierre Siméon, Stabat mater furiosa. Le Théâtre du Cri a aussi présenté des pièces de Robert Birou. Il a réalisé des adaptations ou montages de textes (par exemple L’Orange de Noël de l’écrivain corrézien Michel Peyramaure en 1988), des créations « originales »  – y compris collectives : 1973 Joana d’Oc, 1974 La barrarem pas, 1976 Les filatures, 1979 Quand on parle du loup. Il a proposé des tours de chants théâtralisés, organisé ou participé à diverses manifestations culturelles.

En 1981, quatre associations théâtrales brivistes décident d’unir leurs efforts et créent le CCTA (Centre de Création Théâtrale et Artistique) avec Bernard Lacombe, (Théâtre de la Gargante), Michèle et Robert Birou (Théâtre du Cri), Jean Faure (Mentalos Circus qui deviendra Lemur Kata Cie) et Yves Gay (Théâtre de l’étoile grise). Jean Faure devient le premier président du CCTA. Jean Charbonnel, maire de Brive, propose de mettre à la disposition du CCTA un local pour les répétitions. Une ancienne grange, dans le quartier de Rivet, est réaménagée est devient ARTHEA 5, puis le Théâtre de la Grange. Depuis les compagnies fondatrices ont été rejointes par le Théâtre du Paradoxe, La Carpe, Il Teatrino et enfin par la Compagnie des Indécis. Aujourd’hui ce sont 7 compagnies qui font vivre le Théâtre de la Grange. « La spécificité du théâtre de La Grange c’est d’abord la pratique du théâtre par des amateurs. La réalité du théâtre de La Grange c’est 150 passionnés au sein des 7 compagnies, des lectures, des ateliers, des stages et plus de 25 représentations avec près de 2000 spectateurs chaque année. Mais il n’y a pas de pratique possible sans se confronter à la pratique professionnelle et par là même s’enrichir : la réalité de La Grange c’est aussi une passerelle entre théâtre amateur et théâtre professionnel avec une programmation de spectacles professionnels et de stages. C’est aussi un temps de partage l’espace d’un moment au sein de l’assemblée théâtrale favorisé par la proximité des acteurs et des spectateurs, et après autour d’un pot dans un espace chaleureux. Implanté au cœur de Rivet, le Théâtre de la Grange se veut ouvert au quartier par différentes actions. Ces multiples activités, ce fourmillement (assurés par de nombreux bénévoles assistés par nos deux permanents salariés) sont le meilleur remerciement que nous puissions faire à la Ville de Brive qui met à notre disposition un tel outil. Une expérience rare et certainement unique en France. »[1]

[1] Site du Théâtre de La Grange.

Notices pour servir à l’histoire du théâtre en Limousin (26): le festival des francophonies

Chaque automne, Limoges accueille le beau festival bigarré, inventé par Pierre Debauche en 1984, mêlant théâtre, musique, danse et littérature (avec des résidences d’auteurs dans une maison qui leur est dédiée), dirigé tour à tour, après Monique Blin, par Patrick Le Mauff, Marie-Agnès Sevestre, Hassan Kassi Kouyaté.

Monique Blin (c) M. Blin

 

Monique Blin, après des études théâtrales à l’Université du Théâtre des Nations à  Paris, participe en 1966 à la création du Théâtre des Amandiers à Nanterre où elle travaille pendant 17 ans aux côtés de Pierre Debauche puis de Raoul Sangla. Sa passion pour les auteurs s’affirme à l’occasion de sa direction du Festival ; elle ouvre à Limoges la maison des auteurs où quatre-vingts se succèdent pour des résidences de trois mois de 1988 à  2000. Ses fonctions à Limoges l’amènent à voyager à travers le monde à la recherche de nouveaux  talents et d’auteurs en émergence. Sous son impulsion, le Festival devient un lieu incontournable pour de nombreux artistes des pays du Sud qui trouvent enfin l’occasion de se faire connaître et reconnaître. Elle se souvient : « J’ai participé à la naissance de ce festival dans une région que j’ai appris à connaître et à aimer pour ses qualités humaines et fraternelles, pour sa curiosité et son accueil en direction de la culture des autres. Nous avons reçu un accueil très chaleureux de la part de nombreuses communes dans le Limousin ; les artistes étaient accueillis dans les familles, des contacts ont perduré pendant plusieurs années, des actions de coopération se sont nouées. A l’occasion de l’un de mes déplacements en Afrique, je proposais à un journaliste de la région et à un élu de m’accompagner pour comprendre les situations vécues sur le terrain. C’est ainsi que la ville de Saint-Junien a envoyé une camionnette dentaire au Burkina Faso. En 1988, nous avons commencé à organiser des résidences d’écriture. La ville de Limoges a mis une maison à notre disposition avec quatre studios, face à nos bureaux, pour accueillir tout au long de l’année des auteurs du Nord et du Sud, pour partager ce temps en commun et échanger leurs expériences. L’éditeur belge Emile Lansman a publié plusieurs livres issus de ces résidences. Nous avons accueilli pour la première fois en France des artistes comme Robert Lepage (Canada-Québec), Wajdi Mouawad (Liban-Québec), Sony Labou Tansi (Congo- Brazzaville), Michel Marc Bouchard (Canada–Québec), Gao Xing Yang (Chine), prix Nobel de Littérature, Wolé Soynka (Nigéria), prix Nobel de littérature, Wéré Wéré Liking  et Souleymane Koly Kourouma (Côte d’Ivoire). 80 auteurs sont venus à Limoges entre 1984 et 1999 pour présenter leur travail. »

 

Les souvenirs de théâtre de Denis Triclot, de la Limousine aux Francos

« Les lois du succès au théâtre sont précises, incontournables, seulement personne ne les connaît. » (attribué à Louis Jouvet)

Denis Triclot (au centre), du temps de La Limousine (c) D. Triclot

 

« A part ma pratique de spectateur, rien ne me destinait plus au théâtre qu’aux autres activités professionnelles exercées précédemment, au sein d’un institut de sondages, dans un groupe semencier international, ou dans la presse quotidienne régionale. Alors qu’au début de l’été 1988, je m’apprêtai à quitter Limoges pour prendre à Paris la direction d’un mensuel mutualiste, j’apprends qu’Arlette Téphany et Pierre Meyrand, nommés depuis janvier 1986 à la direction du Cendre dramatique national du Limousin cherchent un administrateur. Plusieurs rencontres, y compris dans le froid d’été limousin avant et après des représentations, et au final une décision rapide : j’intégrerai l’équipe en septembre 1988.

Mon parcours professionnel antérieur m’avait amené entre autres à exercer des responsabilités de gestion, mais aussi à être très présent sur les problématiques des publics, de leur fidélisation, Je pouvais apporter aussi à l’équipe du Centre dramatique une bonne connaissance du tissu régional et de ses réseaux. Mais pour ce qui est de la gestion d’une entreprise culturelle, de la vie courante d’un théâtre, je n’avais pas de formation. Grâce à la confiance audacieuse d’Arlette et de Pierre, à l’accompagnement et aux conseils de Jacques Téphany, et à l’indulgence de l’équipe, je fus vite dans le bain : ma première saison, toujours hors les murs, lancement et suivi du chantier de la rue des Coopérateurs, premières émotions aussi de voir toute la fabrique du théâtre jusqu’à la représentation. Ici, c’est lieu de créations.

Pierre Meyrand et Arlette Téphany épaulé par Jacques, le frère, aiment le fonctionnement en troupe. Pas une troupe permanente, mais un groupe d’acteurs, Caroline Bigueur, Dominique Vidal, Ariane Ascaride, Gil Baladou, Michel Lebret, Claude Lévêque, Robert Sireygeol, Alain Frérot … et de collaborateurs artistiques comme Stéphane Vilar à la composition de musiques de scène, ou Claude Lemaire à la création de costumes. Alternant jeu d’acteur et mise en scène, les deux directeurs dirigent vraiment « du plateau », générant une empathie profonde avec le public. En parenté proche avec la famille et l’esprit de Jean Vilar, mais aussi conscients des évolutions de la vie sociale et politique.

A l’inauguration de la salle de la rue des Coopérateurs, des limousines de luxe accueillent le public, aux côtés de beaux spécimens de la race bovine. Le premier logo de La Limousine reprend cette thématique. Ce jeu autour du distingué et du populaire constitue à mes yeux, pour l’époque, un des beaux exemples de communication réussie.

[Les bons souvenirs] Bien sûr les Brecht, les Corneille, Une Ardente patience d’Antonio Skarmeta, Les Affaires sont les affaires d’Octave Mirbeau, synonyme des trois récompenses aux Molières, mais mon trésor presque intime reste une représentation magique donnée, lors de la création du Soir des rois, d’après Shakespeare en plein air à St-Auvent. « Et les papillons de nuit, eux-mêmes participent à la fête, amoureux qu’ils sont des projecteurs… Le charme d’une entreprise résolument tournée vers le bouffon et la sagesse poétique» (Centre France 17 juin 1990).

[Moins bons souvenirs] Les conditions du départ d’Arlette Téphany et Pierre Meyrand, remerciés avec peu d’égards : rapport d’inspection du Ministère de la Culture non communiqué aux intéressés, sans possibilité de présenter des observations (pratique heureusement modifiée depuis), édiction d’une règle de conjoncture de trois mandats de trois ans maximum, vite abandonnée.

En janvier 1996, Silviu Purcarete, metteur en scène roumain très apprécié dans son pays et dans de grands festivals de théâtre internationaux arrive à la direction du Centre dramatique national qu’il rebaptise Théâtre de l’Union. Le choix est pour moi ouvert entre suivre Arlette Téphany et Pierre Meyrand ou accompagner le parcours de Silviu Purcarete. Je tranche en faveur d’une expérience dont je pressens le caractère inédit. L’économie du spectacle vivant, la troupe permanente, le répertoire (le fait de garder plusieurs pièces susceptibles d’être présentées en alternance et sur plusieurs saisons), la formation de l’acteur, les esthétiques, dans beaucoup de domaines essentiels, la tradition et la réalité théâtrales sont bien différentes entre l’est et l’ouest de l’Europe. Silviu Purcarete n’est pas un homme de modèle, bien trop conscient des imperfections de celui qu’il a connu et pratiqué et bien trop réfractaire à toute théorisation. Nous avançons pas à pas. Silviu n’est pas acteur, mais metteur en scène, il s’exprime à la scène et par la scène. Sa relation au public est ainsi différente de ses prédécesseurs. Le texte n’est qu’un des éléments du spectacle, constitué de signes, visuels, sonores, tout aussi décisifs. Dans l’Orestie, sa première création à Limoges, Silviu proposera Les Choéphores dans une version quasiment sans paroles. Des images, des images, rapporte Georges Banu, professeur et essayiste d’origine roumaine. « Elles persistent et ouvrent l’horizon…Elles libèrent et invitent au voyage que les voiles blancs si chers à Purcarete ne cessent pas d’évoquer. Ainsi il réactive le vieux rêve du théâtre – navire, navire de l’imaginaire. »

[Je me souviens de] La Cantatrice chauve de Ionesco. Dont Silviu demande la re-création en France à son ami, Gabor Tompa et sollicite l’administrateur que je suis pour un rôle de figuration comme maître de cérémonie. Me voilà pour quelques temps sur un plateau et derrière, pendant le spectacle à manipuler les lampes pour des effets d’ombres chinoises. Jamais je n’ai côtoyé mes partenaires comédiens et techniciens d’aussi près. J’apprends énormément. Mais trêve de nombrilisme, le spectacle vaut par ses idées lumineuses de mise en scène, par le jeu des acteurs. Quelle fantastique trouvaille que ce rembobinage final en accéléré ! Qui plus est, en parfait accord avec le final proposé par Ionesco.

Le projet artistique de Silviu Puracrete intégrait l’organisation d’une école d’acteurs, associée au centre dramatique, en contact direct avec le plateau. Il s’agit de réunir un groupe d’une quinzaine de comédiens disposant d’une première expérience de formation et de leur permettre de se perfectionner, en vivant comme une petite troupe. Apprentissages réguliers, mais aussi stages d’apparence éclectique, voire contradictoires se succèdent. Le choix du nom est délibéré : il s’agit d’une Académie, où selon le sens premier, les apprentis acteurs évoluent dans un jardin promenade. L’image du jardin m’amena à suggérer comme site de l’Académie le bâtiment de l’ancienne colonie de vacances de la Ville de Montreuil à St-Priest-Taurion. Je revoie la première visite avec Silviu, lequel imagine tout de suite le potentiel du lieu, satisfait de pouvoir travailler à la fois en « boîte noire » et à la lumière du jour. Bien qu’impliquant de nombreux partenaires, la réalisation/réhabilitation/transformation est rondement menée. Un vrai succès d’ingénierie culturelle, diront certains. Pour ma part, avec les Coopérateurs, ce fut un privilège exceptionnel d’ouvrir en dix ans un deuxième lieu théâtral, de participer au lancement d’une nouvelle aventure.

La programmation des saisons, sous la conduite d’Alain Garlan, adjoint de Silviu donne une large place aux créations théâtrales internationales. Les spectateurs découvrent ainsi Fadel Jaïbi, Piotr Fomenko, Declan Donnellan, Eimoutas Nekrosius, Denis Marleau, le cirque de Pékin….L’Union même est inscrite dans des co-productions internationales, dont Silviu assure la mise en scène. De Sade est ainsi un grand projet avec l’Italie et L’Arena del Sole de Bologne, à l’occasion de Bologne, capitale européenne de la Culture […].

Le départ de l’administratrice du Festival des francophonies en Limousin ouvre alors en 2001 l’occasion d’une nouvelle expérience. Ma candidature est retenue par Patrick Le Mauff, récemment nommé directeur. Prise de poste juillet, deux mois avant le début du festival. Je n’ai jamais travaillé aussi intensément que pendant l’été 2001 ! Le festival me permet de poursuivre ce que j’ai toujours pratiqué, travailler auprès des artistes (par contrat, les directeurs des centres dramatiques nationaux doivent être artistes, et Patrick Le Mauff est lui même acteur et metteur en scène.)

Avec Marie-Agnès Sevestre, à partir de 2006, le binôme de direction fonctionne différemment, toujours au service des projets artistiques, avec une approche plus programmatrice : axée sur la génération d’actes de création, de l’écriture à la mise en scène, en passant par les lectures en comités spécifiques et en public, la circulation des textes, tout en s’efforçant de fédérer des partenariats.

[Ce qui m’a intéressé aux Francos] L’ouverture vers de nouvelles disciplines : la danse, la musique, les résidences d’écriture, les arts plastiques, la photographie. La confrontation festivalière d’esthétiques et de moyens, entre la Francophonie du Nord, souvent riche et la Francophonie du Sud, souvent pauvre. Limoges est le seul endroit au monde où une telle proximité existe. Ce n’est pas sans susciter des difficultés, mais à coup sûr, cela fait le plus souvent pour le spectateur, enrichissement personnel et apprentissage de la diversité, et pour la Ville et la Région ouverture au monde.

[Des difficultés] Les différences importantes de culture entre les pays francophones amènent parfois à s’interroger sur la pertinence à faire venir à Limoges, des spectacles sortis de leur contexte. Transposer un acte artistique du village sénégalais au centre culturel Jean-Gagnant n’est pas innocent, ne conduit pas au même spectacle, ni à la même réception. La réponse à cette problématique n’est pas univoque, certains spectacles pouvant, plus que d’autres, bénéficier d’un « accompagnement  spécifique». Une autre préoccupation est d’éviter les projets formatés pour plaire au public professionnel de programmateurs européens.

[Mes souvenirs de spectacle aux Francophonies] La période d’activité professionnelle n’est pas, dans un festival, le moment le plus approprié pour apprécier la représentation, l’esprit étant souvent occupé par des questions multiples de visas non délivrés, de contrôles divers et variés, de besoin de renforts inattendus… Alors pour citer quelques beaux moments :  la première venue en France du congolais Dieudonné Niangouna pour l’ouverture du Théâtre du Cloître à Bellac, la danse (de dos) des burkinabés Salia Sanou et Seydou Boro, et celle toute verticale du congolais DeLavallet Bidiefono, Junun, des tunisiens Fadel Jaïbi et Jalila Baccar, Les aveugles, de Maeterlinck par le canadien Denis Marleau, Ubu roi, de l’italien Marco Martinelli, avec son armée de palotins sénégalais et limougeauds.

[Un regret] Depuis le retrait de Pierre Debauche, l’absence dans la programmation du Festival, d’une mise en scène d’un texte contemporain francophone par le directeur du centre dramatique. Mais il ne faut pas désespérer, la coopération existe entre ces deux entités vouées à la création et peut évoluer….

[Les challenges] L’accueil des artistes étrangers ; visas, autorisations de travail, fiscalité… le sujet est complexe. Le fléchissement des subventions et des moyens, surtout ressenti à partir de 2006, qui réduit la « marge artistique » et rend le bouclage des budgets délicat. La période des changements de direction, où l’administrateur peut parfois se sentir bien seul, mais où il peut tout à la fois, s’engager et engager l’équipe dans un nouveau projet, remettre en cause des habitudes de travail, ouvrir de nouveaux chantiers, découvrir des horizons insoupçonnés.

[ce que j’aime au théâtre] la générosité, elle s’exprime aussi bien dans la tragédie que dans la comédie… »

 

En décembre 2002, Henri de Coignac délivre un rapport d’évaluation du Festival[1], dans le cadre de la Direction Générale de la Coopération Internationale et du Développement du Ministère des Affaires Etrangères, dans lequel il écrit : « Les  objectifs  ont  été  clairement  définis  et  les  activités  déployées  par  le  FIFL  sont  en cohérence  et  efficaces.  Le  festival  s’emploie  à  faire  connaître  et  à  diffuser  les  œuvres  des auteurs  et  des  artistes  de  l’espace  francophone.  Il  facilite  les  rencontres  et  favorise  les échanges  entre  auteurs,  metteurs  en  scène  et  comédiens  afin  de  promouvoir  l’écoute réciproque  et  de  stimuler  la  création.  Ses  productions  ou  coproductions  sont  la  résultante de ces échanges et sa référence appréciée (…) La  programmation  est  adaptée  aux  objectifs,  elle  privilégie  le  théâtre  tout  en  maintenant une  diversité  originale  et  nécessaire ;  la  danse,  la  musique  et  le  cinéma  sont  traités  en accompagnement des représentations théâtrales. L’articulation avec le pole francophone est satisfaisante et féconde, elle pourrait être approfondie avec l’université (…) L’implantation  du  festival  à  Limoges  a  donné  à  la  ville  une  dynamique  et  une  dimension nouvelle que l’industrie de la porcelaine, en déclin, ne suffisait plus à entretenir. Le festival a  imprégné  toute  la  vie  culturelle  limousine  et  suscite  de  nombreuses  réalisations  liées  à l’art  et  à  la  culture  francophone.  Le  pole  francophone  constitue  une  référence  pour  tous ceux qui s’intéressent à la francophonie en France et à l’étranger. Une véritable vocation de partenariat  avec  les  pays  de  l’espace  francophone  est  née  et  a  favorisé  de  multiples coopérations avec l’Afrique et plus particulièrement le Burkina. » Il concluait : « La  francophonie  a  mauvaise  réputation  en  France,  se  placer  sous  sa  bannière  est  un  pari dangereux.  Une  coterie  d’intellectuels  y  voit,  sans  le  dire  expressément,  une  tentative  de colonialisme  déguisé  et  refuse  de  considérer  que  cette  institution  jouit  d’un  grand  crédit auprès  de  nos  partenaires.  Cette  méfiance  rampante  est  insupportable,  elle  devrait disparaître. La célébration du vingtième anniversaire du festival en 2003 offre une excellente occasion au  Ministre  de  prendre  parti  et  de  rendre  à  l’entité  francophone  son  sens,  sa  valeur  et  sa dignité. »

Depuis le 13 septembre 2008, le parvis situé devant la Bibliothèque Francophone Multimédia de Limoges s’appelle place Aimé-Césaire, en hommage à l’écrivain et homme politique martiniquais, à la fois poète, dramaturge, essayiste, et biographe. Il écrivit notamment la pièce Et les chiens se taisaient, en 1958, qui fut jouée au Festival des Francophonies en 1993 , dans une mise en scène du Haïtien Hervé Denis – c’est la vie d’un homme, d’un révolutionnaire, revécue par lui au moment de mourir au milieu d’un grand désastre collectif. C’est à cette occasion que François Mitterrand, président de la République, vint assister à un spectacle du festival pour la première fois.

 

Longue, langue, lune

 

C’est la nouvelle affiche des 21èmes Francophonies en Limousin: un bas de visage vert et une langue tirée comme le fit en son temps Mick Jagger[2]. Une belle langue rose, bien longue, une jolie langue maternelle, dont on ne devrait pas avoir honte et qui même devrait apparaître comme une langue résistante et en tout cas provocatrice. Une langue de Martiens, de fraternité partagée du Québec à l’Afrique et de Paris à l’Asie. Une langue rose aujourd’hui mais qui fut par le passé – et peut-être encore aujourd’hui – celle de la sombre colonisation: d’abord en France, en Bretagne ou ici, en Limousin, avant de s’expatrier en Algérie et ailleurs. Langue conquérante et aussi langue émancipatrice, langue de poètes, d’écrivains et de dramaturges, langue divergente à l’O.N.U. avant l’intervention américaine illégale en Irak. Langue menacée d’être langue morte.

Longue langue, Lune. Prévert écrivait: « De deux choses lune, l’autre, c’est le soleil. » La langue qui dit la lune, c’est celle des poètes et des incertains, celle de la nuance et du dialogue au crépuscule. C’est la langue de la douceur, et l’on rêve que cette douceur soit longue. L.B.

Hassan Kassi Kouyaté (c) Service de presse du Ministère de la Culture

En 2018, Hassan Kassi Kouyaté, comédien, conteur et metteur en scène burkinabé de 54 ans, né dans une famille de griots[3], devient le directeur du Festival, qu’il fréquente depuis qu’il était étudiant. Il apprécie le Limousin par ailleurs. Avec sa compagnie Deux Temps Trois Mouvements, il a créé une quarantaine de pièces de théâtre, en France et autres pays d’Europe, en Afrique, en Amérique Latine, dans les Caraïbes, etc. Avant Les Francophonies, il dirigeait la scène nationale Tropiques Atrium en Martinique. Il a aussi créé, assumé la direction artistique et/ou préside encore nombre de lieux de théâtre et festivals dans divers pays : le festival Yeleen au Burkina Faso, le festival des Petites formes et Caravane des Mots en Martinique, Théâtre Galante à Avignon, etc. Il est membre du collège de la diversité au ministère de la Culture et de la communication. Au moment de sa nomination, il a déclaré : « Je suis un directeur francophone, avec un projet francophone, attentif à la pertinence des contenus et des esthétiques. Mais je ne peux nier que je suis Africain. Mon attention est aiguisée quant à ce continent, qui a beaucoup à apporter. »[4] Hassan Kassi Kouyaté souhaite également développer Nouvelles zébrures, manifestation littéraire annuelle, lancée en 2006 qui se déroule en mars, entre deux éditions du Festival. A partir de l’édition 2019, à Limoges et aussi à Bruxelles ou Sarrant, dans des collèges ou lycées, sous la tente berbère (dans le jardin de la Maison des auteurs), dans des théâtres ou dans la rue, dix jours ont été consacrés à explorer de « nouveaux territoires d’écritures, du premier geste à la scène. » En juin 2019, le Festival des francophonies en Limousin change de nom pour devenir Les Francophonies – Des écritures à la scène, deux festivals de création de onze jours devant désormais jalonner l’année, l’un en mars, festival consacré aux écritures[5], les Zébrures de printemps, le second fin septembre-début octobre, festival consacré au spectacle vivant, aux arts visuels et à leurs artistes, les Zébrures d’automne.

Maison des auteurs Festival des francophonies

            La Maison des auteurs liée au festival accueille des résidences d’écriture. Des écrivains, se dédiant principalement à l’écriture théâtrale mais aussi à d’autres genres littéraires (roman, poésie et éventuellement traduction), viennent y faire un séjour de deux à trois mois. Ils bénéficient pour cela d’une bourse accordée par différents organismes (Centre national du Livre, CulturesFrance, Beaumarchais …). Cette Maison voit passer dans ses murs des auteurs d’expression française vivant en Afrique, en Amérique du Nord, au Proche-Orient, au Maghreb, dans l’océan Indien ou en Europe. En 20 ans, plus de 150 auteurs d’une trentaine de pays différents sont venus travailler sur leur œuvre personnelle, tout en participant à de multiples rencontres avec les publics. En effet, lectures, débats, animations littéraires, ponctuent leur temps de résidence. La Maison des auteurs est partenaire de quatre prix littéraires : le Prix Sony Labou Tansi des Lycéens, le Prix de la Dramaturgie de langue française de la SACD, le Prix ETC_Caraïbe et, depuis 2014, le Prix RFI Théâtre.

 

Le Prix Sony Labou Tansi des Lycéens

 

Depuis 2003, le Pôle de Ressources pour l’Éducation artistique et culturelle « Écritures contemporaines francophones et théâtre » a mis en place dans l’Académie de Limoges un comité de lecteurs lycéens du théâtre francophone. Ce prix est devenu aujourd’hui international. Il a pris son essor en Nouvelle-Aquitaine, accueillant plus de 700 lycéens des académies de Limoges, Bordeaux et Poitiers, tout en renforçant son rayonnement dans toute la France et à l’étranger. En 2018, plus de 1300 lycéens participent au vote. Ce prix permet aux lycéens de plusieurs pays de découvrir des œuvres théâtrales modernes, atypiques, incisives, et pertinentes où l’acte de lire n’est plus seulement un rapport au texte mais aussi un rapport au monde. Il porte le nom de Sony Labou Tansi, grand auteur dramatique congolais dont l’œuvre marque l’histoire de la littérature francophone et qui fut un compagnon du festival des Francophonies en Limousin dès ses débuts. Sony Labou Tansi est décédé en 1995.

Les lauréats :

2003 : Ahmed Ghazali – Le Mouton et la baleine, (éditions Théâtrales),

2004 : Carole Fréchette – Le Collier d’Hélène (éditions Lansman) et Wajdi Mouawad – Incendies, (éditions Actes Sud-Papiers),

2005 : Moussa Konaté – Un Appel de nuit, (éditions Lansman),

2006 : Marie-Christine Lê-Huu – Jouliks, (éditions Lansman),

2007 : Nasser Djemaï – Une étoile pour Noël, ou l’ignominie de la bonté, (éditions Lansman),

2008 : Ben Hamidou, Nacer Nafti, Gennaro Pitisci et Sam Touzani – Gembloux, à la recherche de l’armée oubliée, (éditions La Mesure du possible),

2009 : Suzanne Lebeau – Le Bruit des os qui craquent, (éditions Théâtrales),

2010 : Vincent Zabus – Les Ombres (éditions Lansman, 2008),

2011 : Manuel Antonio Pereira – Mythmaker, ou l’obscénité marchande(éditions Espaces 34, 2010),

2012 : Régis Duqué – Hors-la-loi, Lansman,

2013 : Jean-Marie Piemme – Dialogue d’un chien avec son maître ou de la nécessité de mordre ses amis, Editions Actes Sud-Papiers, en 2013.

2014 : David Paquet – 2h14,

2015 : Sarah Berthiaume – Yukonstyle (Canada-Québec), Editions Théâtrales

2016 : Guillaume Poix – Straight (France) Editions théâtrales

2017 : Léonore Confino (France) : Le Poisson belge, Actes Sud Papiers

2018 : David Paquet, Le Brasier, Leméac

2019 : Marine Bachelot Nguyen, Le fils, Editions Lansman

 

 

 

 

 

 

 

[1] http://www.oecd.org/derec/france/36484249.pdf

[2] J’écrivis ce billet pour la radio RCF le 18 septembre 2009.

[3] Le griot (ou djeli, djéli ou encore jali), aussi appelé barde est une personne qui officie comme communicateur traditionnel en Afrique de l’Ouest.

[4] Site du Populaire du Centre, 06/02/2019.

[5] Qui sait ? Peut-être sera-t-il même ouvert aux auteurs vivant en Limousin… ?

La disparition de Jean-Marie Bourdelas (1932-2022)

Jean-Marie Bourdelas est décédé à Limoges le 2 octobre 2022.

Il était né le 19 septembre 1932 rue du Pont-Saint-Martial, dans une famille de « ponticauds » peintres en bâtiment. Après la guerre durant toute laquelle son père Eugène fut prisonnier en Allemagne, il entra en apprentissage à la S.N.C.F. où il fit par la suite une carrière de conducteur, débutant à la vapeur. Engagé syndicalement, il participa aux côtés des cheminots aux évènements de mai 1968. Jean-Marie Bourdelas était bien connu du monde des cyclotouristes limougeauds, pour être membre du « Club des Cent Cols » (pour en être membre, il faut avoir franchi à bicyclette au moins cent cols différents, dont cinq cols de 2000 m ou plus pour chaque centaine proposée). Il fut aussi adhérent du Réveil Cyclotouriste de Limoges, avec lequel il participa par exemple à la randonnée des « Puys et Grands Monts ». Il a parcouru toute le France sur son vélo fabriqué par le limougeaud Marcel Jourde, célèbre artisan cadreur du « sur mesure ». L’autre passion de Jean-Marie Bourdelas était la photographie et il participa à plusieurs expositions individuelles ou collectives, parmi lesquelles, en 1994, « Espagnes » au théâtre de La Passerelle à Limoges et « Fragments de souvenirs de la Compagnie des Indes », pour accompagner des textes de son fils Laurent, à la Galerie municipale de Port-Louis dans le Morbihan, commune où il passait ses vacances. Il réalisait également des photographies liées à ses sorties vélo et fut primé à plusieurs reprises par la revue Cyclotourisme. Le Musée de la Résistance de Limoges accueille une exposition du 21 octobre au 31 décembre 2022 consacrée à la guerre d’Algérie, pour laquelle il a prêté des photographies.

04 Juil

Notices pour l’histoire du théâtre à Limoges et en Limousin (25): LES CENTRES CULTURELS MUNICIPAUX A LIMOGES

Henri-Louis Lacouchie et sa petite-fille Aurélie (c) A. Lacouchie

 

La Ville de Limoges propose, à partir de 1970, une programmation culturelle et des ateliers, avec ses centres culturels et sociaux : le principal étant avenue Jean Gagnant, les autres étant le Centre Jean-Macé et le Centre Jean-Le Bail ; c’est Henri-Louis Lacouchie qui en est le premier directeur, jusqu’en 1980. C’était un peintre, ancien instituteur détaché la Fédération des Œuvres Laïques, metteur-en-scène d’au moins 40 pièces, marqué par les spectacles vus à Paris avec les plus grands comédiens et par ses rencontres avec Jean Vilar au T.N.P. de Chaillot – et avec Jean-Paul Sartre, Jean-Louis Barrault, Roger Planchon, Laurent Terzieff, parmi d’autres – ou par la découverte du travail d’Ariane Mnouchkine à La Cartoucherie. Il n’est donc pas anodin que le sénateur-maire de Limoges ait sollicité cette personnalité, jusqu’à ce qu’il acceptât. Néanmoins, l’inauguration, à Jean Gagnant, tourna au cauchemar, comme il me l’a confié : « le jour de la réception des travaux, en présence des responsables de toutes les activités présentes sur le Centre, une voix s’élève : « Et la salle de spectacles ? » Effectivement, dans une telle maison, c’est le lieu central, le cœur des activités et cette visite était donc capitale. Le groupe des officiels se dirige donc vers la grande salle : au premier regard, elle est magnifique, impressionnante. C’est alors que le préfet Lambert (qui devait mesurer plus d’1m 80) a l’idée (saugrenue ?) de s’asseoir … Cette manœuvre lui étant impossible, car ses genoux ne rentrent pas entre les deux rangées de fauteuils, il pousse un cri d’indignation ! Scandale ! Le maire, l’architecte et quelques autres « personnalités » se précipitent et ne peuvent que constater le drame. Il y aura procès, bien sûr ; et travaux ! Deux ans de travaux afin de tout démolir et de tout reconstruire (avec une trentaine de places en moins), les gradins étant en ciment. Mais l’épilogue de cette histoire a été dramatique pour moi : comment, en effet, faire fonctionner un tel établissement sans cette salle, comment attirer du public dans ce lieu si nouveau et encore inconnu des Limougeauds ? La difficulté était majeure. »1 « Lors de l’ouverture du Centre Jean-Gagnant, le personnel était très réduit : un concierge, une secrétaire et moi, le directeur (…) Mais il fallait impérieusement, un animateur, un véritable animateur : après de nombreuses démarches, et grâce à l’aide efficace du secrétaire général (Monsieur Tourong), j’ai enfin obtenu la personne qu’il me fallait : Jacques Benaud. Avec lui, j’ai pu construire de vrais programmes – même si je me dois de préciser que, dès le départ, nos moyens étaient réduits au point que j’étais même obligé de réaliser les affiches et les prospectus, au sous-sol, en sérigraphie … avec l’aide du concierge ! » Progressivement, les activités se sont mises en place, sous la houlette d’Henri-Louis Lacouchie, qui raconte que les ateliers étaient le cœur du centre : « cinéma amateur, photo, modelage, émaux, tissage, gymnastique volontaire (gros succès !), karaté, langues étrangères (Allemand, italien, arabe, etc.) ». Un ciné-club fut créé, « nous avons pu entrer en possession d’un projecteur professionnel. Le programme était choisi, bien sûr, parmi les chefs d’œuvre du cinéma mondial. Avec, aussi, après le film, des discussions avec l’animateur. » Des expositions, dont certaines sont restées dans les mémoires limougeaudes, ont très vite été proposées au public : « le C.C.S.M. est un lieu de culture pour tous, d’éducation populaire. Il n’est pas un sanctuaire pour une élite « avertie ». Il doit absorber tous les domaines susceptibles d’informer ou divertir l’ensemble de la population. Les sujets des expositions ont donc été très variés : la peinture, la sculpture, les arts en général pont été la matière principale. Mais aussi des formes intéressantes de l’habileté et l’ingéniosité de quelques passionnés. Nous avons donc présenté, aussi, par exemple, des expositions sur les poissons ou sur … les trains. Mais les expositions les plus marquantes étaient des expos photos et, bien entendu, des expos de peinture : des expos personnelles d’artistes connus dont beaucoup d’artistes parisiens classiques ou d’avant-garde, expos qui permettaient de présenter au public un panorama aussi complet que possible. Et, en fin d’année, comme des graines prêtes à germer, étaient exposées les productions de la PAP, envahissant les deux salles de leurs œuvres originales et colorées, au grand plaisir des enfants… et à l’émerveillement des parents. » Après les deux ans de travaux pour réhabilitation de la salle, les activités s’y sont succédées très rapidement. « Le public a tout de suite été au rendez-vous. Il est vrai que les spectacles étaient très attrayants : musique classique avec des orchestre et des solistes (par exemple l’orchestre symphonique de Toulouse avec, en fond de scène, une immense tapisserie de Lurçat, une pièce qui faisait partie d’une exposition au Centre, en parallèle) ; Jacques Higelin ou Marianne Sergent… » Lacouchie a également créé une première troupe théâtrale : « par chance, j’ai eu le plaisir de constater le ralliement d’acteurs professionnels souvent issus de la radio. Par exemple, Jean Pellotier professeur d’art dramatique au Conservatoire de Limoges. Mais j’ai pensé qu’il me fallait conserver cette idée d’éducation populaire. Parallèlement à cette troupe, donc, j’ai créé deux autres groupes : Les Patarêves (pour un perfectionnement des acteurs amateurs) et Le Petit Chien (pour l’initiation). La gestion de ces trois troupes (qui s’ajoutait au travail ordinaire d’un directeur de centres culturels) demandait un énorme investissement. Je faisais, en effet, toute la mise en scène, les décors (conception et réalisation !), les costumes (conception) et, bien sûr j’assurais la direction des répétitions. Mais c’est un travail qui a payé. Nous avons présenté à Limoges et dans sa région quelques chefs d’œuvres qui ont marqué (Gogol, Molière, Brecht, Obaldia, Audiberti, Anouilh et combien d’autres !).» Des conférences assurées par une centaine de reporters-aventuriers qui sont venus personnellement présenter autant de pays constituent le Festival « image et voyage ». Henri-Louis Lacouchie crée aussi, inspiré par le travail de son épouse institutrice et par celui d’Arno Sters, la Petite Académie de Peinture destinée aux enfants, dans des locaux désaffectés de l’Ecole du Boulevard Saint-Maurice : « il y avait là des salles où on pouvait faire tomber de la peinture par terre, avec des murs recouverts de contreplaqué sur lesquels étaient accrochés des grandes feuilles de papier de toutes les couleurs. A la disposition des enfants, des couleurs à l’eau, des pinceaux, des éponges et … un tablier à toute épreuve pour chaque enfant. Pas de thème imposé, bien sûr. En général, ils produisent des souvenirs et des vues de la vie courante. L’ensemble produit était d’une variété surprenante : chaque enfant révélait ainsi sa propre personnalité grâce à ce moment de liberté créatrice. Au rythme d’une séance d’une heure trente par semaine, un nombre impressionnant d’enfants a pu ainsi s’exprimer (aidés, s’ils le demandaient, par des moniteurs – souvent des étudiants de l’école des Beaux-Arts ; aidés, pas dirigés). Les réunions mensuelles avec les parents ont montré la portée de cette initiative. Je n’ai qu’un regret, c’est que l’expérience si originale, populaire efficace ait été abandonnée. » Jean Gagnant accueillit dès le début des spectacles de jazz, d’abord en liaison avec Jean-Marie Masse et le Hot-Club, par exemple le Festi-Jazz. Tous les grands noms de ce style musical sont passés par le centre – comme Lionel Hampton, par exemple. « Une anecdote typique : pour une soirée, nous avions programmé Claude Bolling, alors au sommet de son art. Masse m’avait malicieusement glissé dans l’oreille que, ce jour-là, Claude Bolling aurait 41 ans. J’ai donc fait confectionner un magnifique piano en nougatine et, à la surprise générale, à l’entracte, je suis monté sur scène avec ma nougatine et je la lui ai offerte. Emotion générale : le secret avait été bien gardé ! Bolling, fou de joie et dans un moment d’euphorie a décidé d’assurer seul, au piano, toute la deuxième partie : quelle séance inoubliable ! » Henri-Louis Lacouchie conclue : « en fin d’année, c’était la fête des ateliers. Le Centre était alors transformé avec leurs productions. C’était la fête des adhérents, des enfants et de tous les parents. Il y avait une atmosphère indescriptible de kermesse. C’était un jour heureux. C’est ainsi qu’en quelques années seulement, avec imagination et travail, nous avons construit un centre culturel extrêmement complet répondant à un besoin de culture riche et simple à la portée de tous. L’abondance des adhérents et des visiteurs atteste de la réussite du projet du maire de Limoges. Le nombre de retraités assidus aux réunions atteste, lui aussi, de ce succès. Chaque semaine, plusieurs centaines d’aînés se retrouvaient au C.C.S.M. »

Le premier directeur a passé la main à Hubert Bonnefond sous la conduite duquel, pendant vingt-huit ans, les centres se développèrent et prirent leur rythme de croisière. Dans la revue Analogie, Maryse Benoît, spécialiste de l’aménagement du territoire, écrivait : « De 1978 à 1988, on a noté un accroissement de 130% du nombre des adhérents et des abonnés. Ces résultats sont un réel encouragement. Aussi, un effort réel et soutenu est fait dans le domaine de la programmation des séances de spectacle. Espérons que cet effet d’entraînement se maintiendra. »2

En 2008, c’est le directeur-adjoint, Michel Caessteker, qui succède à H. Bonnefond et poursuit la politique engagée. Puis, en 2015, Robert Seguin prend la direction, après celle du centre culturel du Guilvinec en Bretagne. Deux centres se sont ajoutés aux premiers : Jean Moulin, dans le quartier de Beaubreuil, et John Lennon – plus spécifiquement dédié au rock, au blues, au reggae. Aujourd’hui, les centres culturels municipaux accueillent près de 70 000 spectateurs chaque saison et organisent plus de 14  000 heures de cours chaque année. Une attention particulière est portée au jeune public avec des spectacles et animations adaptées. Leur programmation demeure d’une excellente qualité. Une des manifestations les plus importantes organisée par le Centre culturel Jean Gagnant est le festival Danse-Emoi, biennale de danse contemporaine réputée, qui propose au public de découvrir le travail de créateurs reconnus sur la scène internationale et de jeunes chorégraphes tout en soutenant des créations originales. Le centre accueille également, tout au long de l’année, des expositions d’art plutôt contemporain.

 

1 Témoignage de décembre 2013. Les citations entre guillemets en sont toutes issues.
2 « L’évolution de la politique culturelle et la ville de Limoges », Analogie n°20/21, 1990, p. 16-17.

Notices pour l’histoire du théâtre à Limoges et en Limousin (24): L’AVENTURE DU CENTRE DRAMATIQUE NATIONAL DU LIMOUSIN (suite)

Romane Bohringer a Limoges dans la peau

Née le 14 août 1973 à Pont-Sainte-Maxence (Oise), Romane Bohringer, fille du comédien Richard Bohringer, est une actrice qui a commencé très jeune sa carrière aux côtés de son père. En 1992, elle est consacrée par le succès du film Les Nuits fauves de Cyril Collard, qui lui vaut le César du meilleur espoir féminin et le prix Georges de Beauregard. Elle joue par la suite dans plusieurs films, au cinéma et à la télévision. A partir de 1991, elle monte aussi sur les planches, dirigée par des metteurs en scène comme Peter Brook ou Jacques Weber. Pierre Pradinas la met en scène à plusieurs reprises. Sur sa manière de travailler, elle a confié à La Vie : « Je suis quelqu’un de timide, je connais des premières semaines pleines de doute, avec l’impression que je monte sur scène pour la première fois et qu’une autre comédienne le ferait mieux que moi. Mais tout d’un coup, ça bascule dans l’autre sens, personne ne pourrait prendre mon rôle et je le défends comme un animal défendrait son os. Je n’ai plus peur de rien et j’y vais ! »

Attachée au théâtre de L’Union (et appréciée par son public) et à la ville, elle s’est fait tatouer « Limoges » sur son avant-bras droit à l’occasion de ses quarante ans.

En novembre 2006, Monsieur de Pourceaugnac (comédie ballet de Molière et Lully) est de retour dans sa bonne ville de Limoges (à l’Opéra-Théâtre puis à L’Union), dans une création et une mise en scène de Sandrine Anglade, avec une chorégraphie de Pascaline Verrier et de magnifiques costumes signés Claude Chestier. Un travail de troupe, où certains des comédiens sont aussi chanteurs et musiciens de grand talent. Pourceaugnac est interprété par Nathalie Nerval, née en 1926 (disparue en 2012), qui joua avec Jean Vilar puis à la Comédie-Française. Sandrine Anglade justifiait ainsi ce parti-pris : « Le seul choix que fait Monsieur de Pourceaugnac, à qui pendant plus d’une heure est retiré son libre-arbitre, est de s’habiller en femme pour fuir ses assaillants. Travestissement ? J’y ai vu plutôt un dévoilement : du personnage à la personne. Je lis cette histoire comme une métaphore de l’acteur tout comme la pièce joue du théâtre dans le théâtre (…) Nathalie portera sur scène cette immense culture de théâtre qui est la sienne (…) Seule en costume de scène elle est le théâtre. Venant d’ailleurs, de Limoges, ou du XVIIème siècle, elle regarde, avec toute sa générosité, le monde comme il court, trop élégant pour être honnête. » Et plus loin : « Au-delà du prétexte à rire du bourgeois limousin débarquant à Paris, la pièce renvoie à un enjeu qui peut paraître simple : transformer un homme en un personnage de pièce de théâtre. » Une pièce qu’il ne connaît pas. Ceux qui, comme moi, eurent la chance d’assister à l’une des représentations en éprouvèrent beaucoup de plaisir.

Jean Lambert-wild (c) Tristan Jeanne-Valès

En juillet 2014, Jean Lambert-wild est nommé pour succéder à Pierre Pradinas le 1er janvier 2015. Le communiqué du Ministère de la Culture indiquant : « Jean Lambert-wild, metteur en scène, auteur, acteur, performer, scénographe dirige le Centre dramatique national de Caen depuis 2007. Il présente pour le Centre dramatique du Limousin un projet novateur et fédérateur, réunissant auprès de lui Marcel Bozonnet, Lucie Berelowitsch, David Gauchard et Nathalie Fillion en tant qu’« artistes-coopérateurs » aux esthétiques et aux parcours complémentaires. En témoigne la multiplication des propositions de collaborations sur des projets innovants et des ambitions à partager avec le Festival des Francophonies en Limousin, l’Opéra ou le Pôle National des Arts du Cirque de Nexon, mais également des collaborations inédites.

L’originalité et l’intérêt du travail artistique personnel de Jean Lambert-wild est l’invention de Gramblanc, personnage qui revêt l’aspect d’un clown blanc, vêtu d’un pyjama rayé, blanc et bleu. C’est lui qui apparaît dans la plupart de ses spectacles ; il y intrigue, interroge, inquiète et amuse. Dans des spectacles qui rejoignent la performance, baptisés « Calentures » (Jean Lambert-wild ambitionne d’en créer 326 en tout), il est confronté à des situations de jeu extrêmes, jusqu’au fond d’une piscine…

La programmation de l’Union est ambitieuse, rythmée par de belles créations du directeur, comme Richard III – Loyaulté Me Lie, d’après Richard III de William Shakespeare, ou Dom Juan ou le Festin de pierre d’après Molière. Au printemps 2020, le « confinement » lié à l’épidémie du COVID 19 a empêché les représentations de La Chanson de Roland. Des rencontres ont été initiées avec des écrivains, des poètes, des artistes, sous le nom de « Capitainerie des langues ».

Désormais, la classe préparatoire intégrée de L’Académie de l’Union fait partie d’une plateforme conçue par L’Académie de l’Union et le Théâtre de l’Union en collaboration avec le Centre Dramatique National de l’Océan Indien à la Réunion pour favoriser le développement et la circulation d’artistes dramatiques ultra-marins. La formation dispensée à L’Académie de l’Union propose – après un processus de sélection mené de concert avec les référents des trois zones géographiques (Zone Caraïbe & Atlantique, Zone Océan Indien, Zone Pacifique) et les institutions territoriales concernées – de constituer, tous les deux ans, une classe préparatoire intégrée destinée à favoriser la réussite des élèves comédiens ultra-marins aux concours des écoles nationales d’art dramatique (et éventuellement, aux grandes écoles francophones de Suisse, de Belgique ou du Québec)2.

Entretien avec Jean Lambert-wild, juillet 2019

Qu’a signifié pour toi d’être nommé à Limoges (à la fois ce théâtre et Limoges, le Limousin)?

Une grande joie et une grande responsabilité.

Roland Giraud avait déclaré que si on voulait du public au théâtre, c’est la ville où il ne faut pas aller…

Je n’aime pas cette idée. Pour ma part, chaque lieu et chaque moment sont propices à rencontrer du public. Il faut juste ne jamais oublier pourquoi on joue et à qui on s’adresse.

L’Union, son histoire, tes prédécesseurs (Laruy, Debauche, Purcarete, Pradinas…), les Francophonies… Cela t’était déjà en partie/entièrement connu… Quel était ton sentiment?

Je connaissais bien l’histoire du Théâtre de l’Union car son nom et l’origine de son bâtiment correspondent aux valeurs qui sont les miennes. Mon sentiment, et celui-ci n’a pas changé, est qu’il faut travailler pour faire grandir cet idéal avec l’aplomb joyeux d’une confiance en l’avenir.

Dans ta pratique, il y a la collaboration avec d’autres formes d’art et même d’artisanat – d’art en Limousin. Qu’est-ce que cela ajoute, selon toi, à ta démarche et à tes créations?

Cela élargit l’esprit de coopération, mais avant tout me rappelle que le théâtre est un artisanat ou l’art n’existe que dans l’instant fugace d’une rencontre avec un public.

Il semble que tu t’intéresses à d’autres structures, d’autres metteurs en scène, comme Michel Bruzat, en Limousin. C’est important? (Tout le monde ne l’a pas fait avant toi).

C’est le principe premier de l’esprit des coopérateurs. Michel Bruzat fait un travail d’excellence qui accroit l’empire des mots du théâtre. Je lui dois une forêt de verbe imaginaire.

Ton « limogeage » a-t-il modifié/apporté quelque chose à ton travail, tes créations?

Je suis plus calme et je crois plus pointu.

Et toi, que penses-tu avoir déjà apporté à L’Union?

Il m’est impossible de répondre à cette question. Je peux juste murmurer ce que Le Théâtre de l’Union me donne: De l’amour et de la conscience.

Dans la rue des Coopérateurs, très chargée d’histoire, il y a une église, un théâtre, et la plus vieille loge franc-maçonne de Limoges, de même qu’un parking qui porte le nom d’un résistant, Lucien Berdasé. Est-ce que cela est signifiant pour toi?

Que la conviction laïque est un rituel qui libère le langage lorsque l’on remonte la rue des coopérateurs en prenant le trottoir de droite.

Selon toi, quel est l’avenir du théâtre décentralisé en France?

Je n’ai aucun talent d’aruspice. Tout dépendra donc de la volonté, au présent, de chacun, public comme artiste, à défendre son histoire, sa mémoire et ses valeurs de résistance.

Et quels sont les projets à la fois limousins et plus généraux de Jean Lambert-wild… Où en sont les Calentures?

Je n’ai pas de projet. J’ai des rencontres à faire. Elles sont le tronc et la sève qui me permettent d’être une feuille heureuse de voir s’écrire sur ma peau le vent, la pluie et le soleil et le temps.

Jean Lambert-wild dans Richard III (c) Tristan Jeanne-Valès

C’est Aurélie Van Den Daele, qui a succédé à Jean Lambert-wild comme directrice.

1 Le 16/02/2010.

2 Site de L’Académie de l’Union.

Notices pour l’histoire du théâtre à Limoges et en Limousin (23): L’AVENTURE DU CENTRE DRAMATIQUE NATIONAL DU LIMOUSIN

Centre Théâtral du Limousin – Poil de Carotte (J.P. Laruy) – 05.10.1964 (c) P. Colmar

 

À partir de 1964, Jean-Pierre Laruy (pseudonyme de Jean-Pierre Lévy, 1941-1987), qui commença le théâtre à Oran, ancien étudiant en khâgne à Henri IV et en philosophie à La Sorbonne – admissible à l’E.N.S. – puis élève de la rue Blanche, est, avec Georges-Henri Régnier, le codirecteur du Centre Théâtral du Limousin. Paul Julliard a consacré quelques pages à la naissance de cette structure1. Georges et Jean-Pierre ont d’abord joué à Paris, sous l’égide du Ministère de la Jeunesse et des Sports et de la Ligue de l’Enseignement. Le Ministère et l’U.F.O.L.E.A organisent également des tournées en province, jusqu’en Limousin. A cette occasion, Laruy et Régnier et leurs accolytes proposent Voulez-vous jouer avec moa2, Fin de partie3, L’Echange4, Les Caprices de Marianne5, dans divers bourgs et petites villes, mais aussi à la Maison du Peuple de Limoges, à l’usine Legrand, à la Cité des Coutures. Tant et si bien que le maire de Limoges et le Ministère de la Culture leur proposent de « tenter l’essai d’une décentralisation théâtrale en Limousin ». Les premiers temps sont toutefois difficiles. La municipalité prête à la troupe une ancienne maison promise à la démolition rue des Clairettes. En 1965, la Ville et le conseil général de la Haute-Vienne apporte leur soutien. L’année suivante, le Ministère nationalise le C.T.L. comme Troupe Nationale de la Décentralisation. Paul Julliard écrit : « Cette promotion est célébrée au Grand Théâtre de Limoges, en présence de Monsieur Biasini6 qui représente l’Etat et les autorités limousines, avec la représentation du Pain dur de Paul Claudel – tout un symbole après ces temps difficiles ! ». Il évoque aussi « un public jeune, enthousiaste, un public neuf que n’avait jamais auparavant touché le théâtre et qui est particulièrement disposé à comprendre les problèmes contemporains. » L’équipe constituée autour des directeurs est devenue une troupe nationale permanente. Georges-Henri Régnier, codirecteur, ayant été appelé à la direction du théâtre de Bourges (1972), Jean-Pierre Laruy est demeuré seul pour assurer, à Limoges, la direction du Centre Théâtral du Limousin devenu Centre Dramatique National du Limousin (1972), qu’il dirige jusqu’en 1983. Entre 1961 et 1983, Jean-Pierre Laruy met en scène quelque 80 spectacles, dans lesquels il peut aussi jouer (et même faire office de traducteur ou composer la musique, avec aussi Yves Desautard ou Pierre-Jean Leymarie) : Beckett, Claudel, Molière, Pirandello, Sartre, Marivaux, Sophocle, Tennessee Williams, Musset, Ionesco, Vitrac, Giraudoux, Balzac, Strindberg, Hugo, etc. La pièce La Mouche verte, qu’il a écrite avec Daniel Depland, a été éditée en 1981 par L’Avant-Scène théâtre. Les spectacles sont joués parfois au théâtre municipal de Limoges, au Centre culturel municipal Jean Gagnant et dans divers lieux du département (comme le parc Charles Silvestre, à Bellac, qui accueille Pétronille tu sens la menthe, chansons de la période 1900-1930). La comédienne Andrée Eyrolle se souvient aussi : « On allait dans les villages, mais on ne se contentait pas de jouer, on restait huit jours au même endroit, on organisait des parades avec des tracteurs, on écoutait les gens, on inventait avec eux. » Laruy se produit encore au théâtre de la Visitation, rue François Chénieux à Limoges. La Visitation est une ancienne chapelle construite au XVIIIème siècle par Joseph Brousseau. Le couvent est devenu, à la Révolution, tribunal puis prison insalubre. Il abrite aussi durant les premières décennies du XIXème siècle la bibliothèque municipale, une école d’enseignement mutuel, et la pépinière départementale. L’armée s’y installe ensuite, ce qui n’empêche pas l’accueil de spectacles dans la chapelle. En dehors de ses propres mises en scène, Laruy invite d’autres artistes, comme Jean Alambre, auteur et chanteur, qui met en scène, en 1976 Le massacre des Primevères. Néanmoins, le nombre d’abonnés fléchit.

Au début 1975, l’Etablissement Public Régional vote un crédit de 400 000 francs destiné à l’achat d’un matériel mobile permettant des actions d’animation culturelle itinérantes et régionales (460 places) ; ce sera la mission des Tréteaux de la terre et du vent, associés au Centre Dramatique du Limousin, dirigés par Hassan Geretly – d’origine égyptienne, diplômé des Universités de Bristol et de La Sorbonne, il est rentré en Egypte en 1982, où il a été assistant de Youssef Chahine, puis a fondé la compagnie théâtrale El Warsha – avec Daniel Hanivel pour secrétaire général. Pendant une semaine, les Tréteaux s’installent dans une ville limousine d’où rayonnent de multiples activités : parades, marionnettes, ateliers théâtre, spectacles. La troupe joue par exemple Mistero Buffo de Dario Fo ou Village à vendre de Jean-Claude Scant. Le public suit, en nombre, parfois enthousiaste, parfois dérouté : ainsi, du 26 janvier au 20 mars 1976, 15 000 habitants limousins assistent aux animations. Le Populaire du Centre se félicite : « A l’heure de la faillite, des économies galopantes, la bonne vieille faculté de résistance d’une région qui n’a encore point trop perdu de ses valeurs et de sa vérité, est sans doute un espoir. Il faudra qu’on le comprenne en haut-lieu. » Parmi les journalistes d’alors : Paul-Henri Barillier, devenu par la suite l’un des actifs animateurs de la vie culturelle limougeaude. L’aventure participe du mouvement d’alors « Vivre et travailler au pays », symbolisé par le combat des paysans du Larzac. Malheureusement, le Secrétariat à la culture n’aide pas l’entreprise qui se dissout et renaît plusieurs fois, obligeant à un perpétuel et difficile travail de remobilisation.

 Pierre Debauche au Festival des francophonies (c) L. Bourdelas

 

De 1983 à 1985, Pierre Debauche, alors âgé de 53 ans, compagnon de route de Roger Blin, Jean-Marie Serreau, Vitez, Vilar, Adamov, prend la direction du Centre Dramatique National du Limousin. Deux années seulement en Limousin, mais pour une formidable impulsion au théâtre de sa capitale. Né en 1930 à Namur, Pierre Debauche est un comédien, metteur en scène, poète, chanteur et directeur de théâtre franco-belge, qui a enseigné au Conservatoire de Paris avec Antoine Vitez puis dirigé le Théâtre des Amandiers. Le C.D.N.L. est alors une compagnie théâtrale… sans théâtre qui lui soit propre et qui doit donc trouver pour chacun de ses spectacles un lieu approprié mais parfois improbable ; c’est cette difficulté qui – paradoxalement – fait son charme. Ainsi, le midi, peut-on écouter de la poésie au Théâtre de la Visitation ; ainsi, le Serment sur la mort de Bossuet prend-il tout son relief à l’église Sainte-Marie, L’île aux esclaves ou La fausse suivante de Marivaux au château de Ligoure ; ainsi la troupe joue-t-elle à Expression 7. Debauche a pourtant l’idée de lancer une souscription pour financer l’aménagement d’une salle dans une ancienne usine de textile sur les bords de Vienne, à la Font-Pinot (en échange, chaque souscripteur aurait reçu une lame de bois de la scène à son nom), ce dont le maire d’alors, Louis Longequeue, ne veut pas entendre parler. L’ancien Ciné-Union, sauvé de la destruction (comment avait-il été possible de l’envisager, en ce lieu si symbolique qu’est la rue des Coopérateurs ?), ne profita qu’à ses successeurs. Le grand homme – n’ayant pas peur des mots lorsqu’ils sont justifiés ! – eut aussi l’idée d’inventer un festival en milieu rural, en Creuse : le Printemps des Granges, démarche ludique et populaire.

 

Par coeur, journal du CDNL, n° zéro (c) L.B.

L’excellent journaliste (et plus que cela !) Chris Dussuchaud a pu écrire, à propos de Debauche : « l’utopie était son moteur, une utopie raisonnée, réaliste, et, le regard de ses semblables, son carburant. Dans un mouvement perpétuel, il n’avait de cesse de lire, découvrir, écrire, chanter, jouer, montrer, enseigner, guider, former, diriger. Construire. »7

Le dynamisme de Debauche (accompagné par la revue Par Cœur8) provoque un véritable engouement, d’autant plus qu’il crée à Limoges le Festival des francophonies, dont la première directrice est Monique Blin, qui résume parfaitement les choses : « actuellement en plein essor théâtral, le Limousin vit des expériences nouvelles et son ouverture culturelle en fait le juste lieu d’ancrage d’un évènement de portée internationale ». Pour Debauche – dont la conférence de presse de présentation, à laquelle j’assiste, se déroule dans une véritable euphorie –, il s’agit « d’inventer des fraternités nouvelles » permises par la langue française. La première édition accueille des metteurs en scène, comédiens, artistes, venus du Cameroun, du Canada, de Côte d’Ivoire, de Suisse, de Bretagne, de la Réunion, de la Martinique (dont le Théâtre de la Soif Nouvelle, encouragé par Aimé Césaire et Debauche qui signe la mise en scène, présente Othello). La Faculté des Lettres et Sciences Humaines – en particulier Jean-Marie Grassin – s’associe au festival. Dès le début de l’aventure, des rencontres, des ateliers, diverses manifestations, sont organisés. Béatrice Castaner, devenue secrétaire générale du Festival, par ailleurs écrivain, s’est souvenue pour moi : « 1984 : avoir vingt ans à Limoges ! Le bonheur, puisqu’à cette date commence une aventure théâtrale hors du commun, portée par un homme qui soulève des montagnes : Pierre Debauche. Et sous mes yeux éberlués de jeune étudiante en art dramatique, je vois, je touche, je parle avec des femmes et des hommes venus d’autres continents. Je partage des journées, des soirées, des nuits entières avec ceux et celles, qui, avec leurs mots, me font toucher du bout de leur pensée une manière différente de concevoir le monde. Pensée d’un ailleurs qui se développera tout au long de ma vie. »

 

Le Ciné-Union, avant d’être Centre Dramatique National du Limousin

Ciné-Union – Union coopérative – le cinéma – Photothèque Paul Colmar

Ciné-Union – salle des fêtes – Photothèque Paul Colmar

Ciné-Union – salle des fêtes (intérieur) – Photothèque Paul Colmar

Ciné-Union – salle (circa 1930) – Photothèque Paul Colmar

 

Arlette Téphany et Pierre Meyrand succèdent à Pierre Debauche à la tête du C.D.N.L. qu’ils baptisent « La Limousine », clin d’œil à la vache rousse emblématique de la région. Ils bénéficient de l’ouverture d’un théâtre tout neuf, au Ciné-Union, sauvé grâce à la mobilisation de l’association « Sauvegarde du Ciné-Union » alors que les coopérateurs avaient obtenu un permis de démolir de la part de la mairie. Parmi tous ceux qui se mobilisent : Ellen Constans, ancienne députée, adjointe au maire chargée de la culture, ainsi que les nouveaux directeurs du C.D.N. Le maire Louis Longequeue finit par entendre raison et le projet de construction d’un théâtre avenue du Général-Leclerc est abandonné. L’architecte Yves Lejeune (qui travailla avec Pierre Debauche), conçoit une salle de 400 places, avec des fauteuils verts – couleur habituellement bannie des théâtres par superstition9. Le 20 novembre 1989 (après la visite du ministre de la culture Jack Lang un mois auparavant) nous eûmes donc la joie d’assister à la soirée d’inauguration, en présence de diverses personnalités. En dix ans, La Limousine fidélisa environ 5 000 abonnés (contre 700 à leur arrivée), avec un théâtre à la fois de qualité et populaire, dans l’esprit de Vilar (dont la fille Dominique jouait régulièrement à Limoges). A l’occasion du « Printemps des granges », ils se produisent aussi en milieu rural. En 1995, pour Les affaires sont les affaires, d’Octave Mirbeau, La Limousine obtient trois Molières : celui du meilleur acteur (Pierre Meyrand), du décor et du théâtre public. Mais le ministre de la culture Jacques Toubon a déjà choisi de les démettre, malgré la mobilisation de leurs spectateurs. La Limousine cède la place au Théâtre de l’Union. Arlette Téphany (disparue en 2018) avait bien voulu me livrer quelques réflexions : « Pierre Debauche, notre prédécesseur, avait déjà réveillé les notables culturels autour de la situation de ce C.D.N. sans salle de théâtre et chichement subventionné. Nous avons pu développer cet intérêt et fortifier ainsi l’action du Centre. Au cours de nos années de direction, outre la construction de ce beau théâtre, avec ateliers décors, costumes, notre équipe créait 3 spectacles par an qui allèrent jusqu’à 18 ou 20 représentations, une ou deux coproductions, plusieurs accueils de compagnies pour 4 ou 5 représentations. Nous avons présenté plusieurs de nos spectacles à Paris ou en I.D.F., toujours salués par la presse et le public. Nous en avons également tourné plusieurs en régions. Nous avons amplifié Le Printemps des Granges, en jouant 2 spectacles dans 4 fermes du Limousin pendant les mois de juin. Enfin, notre souci du public (pour La Vie de Galilée de Brecht, par exemple, 160 animations assurées par Pierre Meyrand, nos comédiens et moi-même) et notre désir « d’élargir le cercle des connaisseurs » (encore Brecht !) a porté ses fruits : à notre arrivée nous avons trouvé 500 adhérents, à notre départ, nous avons atteint 5000 abonnés. Au Théâtre, il me semble que l’action du C.D.N., ses progrès, son impact sur la population, loin d’écraser les autres structures, les ont aiguillonnées […] A noter la création de l’option Théâtre au Lycée Limosin, où j’ai été la 1ère intervenante aux côtés de professeurs principaux. Évolution générale de l’offre culturelle qui, tout naturellement répondait à une demande accrue, dont nous avons été peut-être un peu les éveilleurs […] Les médias également – presse écrite, radios, TV – ont multiplié à travers tout le Limousin reportages, réflexions, critiques sur l’ensemble des activités culturelles. Ils furent de puissants leviers de communication pour La Limousine ».

 Mai 1994 « Pierre Meyrand et Arlette Téphany sont virés quand la droite revient au pouvoir sous Balladur » par Christophe Lagarde

Professeur d’arts plastiques, Christophe Lagarde a été dessinateur de presse pour France 3 Limousin entre mars 1990 et 1991 dans une émission hebdomadaire dominicale de caricatures régionales Actuali….traits. Il participe chaque année depuis 1991 au salon annuel du dessin de presse et d’humour de Saint-Just Le Martel (Prix des Banturles en 2016).

Silviu Purcarete (c) Fonds des Coopérateurs

 

C’est le metteur en scène roumain Silviu Purcarete qui prend en 1996 la direction du C.D.N.L., et le rebaptise Théâtre de l’Union. Il abandonne alors le Théâtre Bulandra à Bucarest – c’est un artiste internationalement reconnu, qui vient de présenter Ubu Rex avec des scènes de Macbeth (Jarry-Shakespeare) et Titus Andronicus au Festival d’Avignon. Je me souviens d’un théâtre exigeant, visuel, contemporain, audacieux. À Limoges, il crée L’Orestie d’après Eschyle, Les Trois soeurs d’Anton Tchekhov, Dom Juan de Molière ; il coécrit avec Dick MacCaw et met en scène De Sade (a sad story) dans le cadre de Bologne 2000, ville européenne de la Culture (tournée en France, Italie, République tchèque, Allemagne). Il met en scène à l’automne 2000 La femme qui perd ses jarretières d’Eugène Labiche et crée au printemps 2001, Têtes d’Afarit grillées sur lit de mort et de poivrons, inspiré des Mille et une nuits. Il crée parallèlement pour d’autres scènes, Songe d’une nuit d’été de Shakespeare au Norske Teatret à Oslo, joué à Limoges en 2001. Malgré la grande qualité de son travail, le courant ne passe pas vraiment avec le grand public et le nombre d’abonnés baisse. Purcarete quitte la ville en 2002 – en lui léguant toutefois l’Académie, installée au Mazeau, à Saint-Priest-Taurion (longtemps lieu des fêtes du Parti Communiste local), qui forme de jeunes comédiens.

A propos de son rapport à l’écriture théâtrale, il avait déclaré à la revue Machine à Feuilles, en 1999 : « Je ne suis pas un écrivain. En tant que metteur en scène je m’exprime dans un langage autonome qui est le langage de la scène et où la parole n’est qu’un des éléments constitutifs. J’ai été amené deux ou trois fois à composer des textes dramatiques mais chaque fois c’était à partir d’un concept de spectacle très précis (il ne s’agissait donc pas d’une écriture dramatique qui se transforme en spectacle mais d’un spectacle rêvé qui demande une certaine écriture spécifique). »

Parisien originaire de Tulle, en Corrèze, Pierre Pradinas succède à Silviu Purcarete de 2002 à 2014 – le ministre de la culture Frédéric Mitterrand l’ayant reconduit. Il a fondé la Compagnie du Chapeau Rouge à la fin des années 70 (avec Catherine Frot, Yann Collette, Thierry Gimenez, Alain Gautré), avant d’occuper des postes de formateur ou de directeur. Sa mission fut ainsi résumée par L’Express : « Refaire le plein de public. Telle est la mission du nouveau directeur, qui devra concilier exigence et bonne humeur ». Son théâtre, sans doute plus populaire et divertissant que celui de son prédécesseur – ce qui ne l’empêche pas d’aborder de grandes questions ou même des sujets d’actualité – convient mieux, semble-t-il, au public limougeaud. Parmi ses créations remarquées : L’Enfer d’après Dante, Maldoror d’après Lautréamont (avec le formidable comédien David Ayala), ou bien encore Fantomas revient ! de Gabor Rassov. Pradinas s’est entouré d’une troupe d’amis, parmi lesquels Romane Bohringer, qui a joué à plusieurs reprises sur les planches de son théâtre, par exemple du Labiche, ou son frère Simon Pradinas, plasticien. Diverses rencontres, débats ou manifestations ont aussi été organisées à L’Union.

Il est aussi proposé en 2009 à Anton Kouznetsov, comédien et directeur de théâtre russe, d’assurer la responsabilité pédagogique de L’Académie,ce qui inaugure des liens entre la France et la Russie, notamment avec l’Académie Nationale de Saint-Pétersbourg et le Centre National Meyerhold de Moscou. En 2013, après le décès brutal de Kouznetsov, l’Académie choisit pour la troisième fois consécutive de confier l’encadrement de ses études à un artiste né à l’étranger : Paul Golub, metteur en scène américain. A suivre …

 Pierre Pradinas © Thierry Laporte

 

1 « Naissance du centre théâtral du Limousin », Cahiers Robert Margerit, VV, 2003, p.p. 227-234. Il y reproduit notamment une très amusante et ironique lettre de démission du père de Georges Régnier datée de 1965, dans laquelle celui-ci – administrateur du Centre – détaille les difficultés de l’entreprise.
2 Pièce de Marcel Achard, créée au Théâtre de l’Atelier en 1923.
3 Pièce de Samuel Beckett, créée en 1957.
4 Pièce de Claudel créée en 1914.
5 Pièce d’Alfred de Musset, créée en 1851.
6 Emile Biasini est alors le directeur du Théâtre, de la Musique et de l’Action culturelle au ministère des Affaires culturelles d’André Malraux. On lui doit la mise en en place les maisons de la Culture.
7 « Pierre Debauche : toute une vie vouée au théâtre », Cahiers Robert Margerit, n°22, 2018, p. 264-265.
8 Au sommaire du n° zéro (juin 1984) : Jean-François Demeure, Pierre Debauche, Pascal Antoine, Claude-Nicolas Le Doux, Jean-Yves Bouchicot, François Bertrand, Pierre Bordes et le poète limousin Joseph Rouffanche, qui obtint cette année-là le Prix Mallarmé.
9 « Il s’est agi de sauver et remettre en valeur un édifice abandonné qui témoigne des débuts de l’usage du béton armé. Tous les vestiges dignes d’intérêt ont été préservés (galerie, ferronnerie, carrelages, lambris, luminaires, etc.). La machinerie scénique ajoutée ne porte pas atteinte à la structure. Les volumes abritent une salle de 400 places, un vaste plateau avec dessous de scène partiels, une structure d’accueil, un foyer-bar, des sanitaires, des bureaux, des loges, une salle de lecture et un atelier de costumes relié à un édifice voisin destiné aux ateliers des décors. » (Site Yves Le Jeune)

Notices pour l’histoire du théâtre à Limoges et en Limousin (22): en mai 1981, théâtre et ostensions

En mai 1981, à l’occasion des Ostensions, les chrétiens du Limousin renouent avec l’ancestrale tradition des mystères, « ils se sont faits tour à tour acteurs, récitants, musiciens, chanteurs, saltimbanques et danseurs » à la cathédrale de Limoges et à la collégiale de Saint-Yrieix-la-Perche, pour interpréter Un peuple limousin, texte du prêtre et poète Jean Debruyne (1925-2006), ancien cheminot cégétiste inspiré par Prévert. La vaste fresque historique raconte Limoges de l’époque gauloise au 20ème siècle : « ce n’est pas une encyclopédie limousine mais une poésie et ce langage se fait liturgie » écrivait l’auteur en introduction. L’un des chapitres est consacré à l’abbaye Saint-Martial et un hommage rendu à la musique et au théâtre médiévaux. Plus loin, Jean Debruyne affirme : « Si l’Eglise doit conquérir,/ C’est d’abord une place parmi les pauvres/Et le droit d’être parmi les derniers » et il salue les prêtres ouvriers. Et de conclure : « Ce peuple est un châtaignier libre/L’espoir est toujours son voisin/Mon Dieu voici tes Limousins/Fais qu’ils n’oublient jamais de vivre. » Le texte fut édité sous la coordination de Jean-Marie Mallet-Guy.

Notices pour l’histoire du théâtre à Limoges et en Limousin (21): les festivals de Bellac

Le 2 juillet 1950 a lieu à Bellac un « Festival Charles Silvestre », en fait une journée ponctuée d’hommages officiels à l’écrivain : pose d’une plaque sur la tour-maison Charles Silvestre, inauguration du parc Charles-Silvestre, en présence notamment du romancier Jean Blanzat, alors directeur littéraire des Éditions Grasset – le Ministre de l’Education Nationale est annoncé par la presse, mais on peut se douter qu’il ne vint pas, puisque ce jour fut celui de la passation entre Yvon Delbos et André Morice (qui resta ministre… 10 jours !). A la mairie, où le maire André Cluzeau prononce un discours, sont exposés des souvenirs et l’œuvre de l’écrivain, prêtés par la famille et son ami le peintre Aimé Vallat. Un banquet réunit de nombreuses personnalités, mais P. Clavé, de L’Echo du Centre, note que « le peuple de Bellac s’est montré assez distant et éloigné de la manifestation ». Surtout, il y a les deux représentations (de 3 heures) sur la scène de Bellac-Loisirs de Manoir par la troupe de Jean Dorsannes, renforcée pour la circonstance par Jacques Berlioz, de l’Odéon, et Jean Val du Théâtre de Chaillot. Il s’agit d’une adaptation du roman de l’écrivain par sa veuve – les décors sont d’Aimé Vallat – et c’est un succès, selon la presse.

Par la suite, André Cluzeau, a l’intuition que la commune pourrait appuyer son développement sur la notoriété nationale et internationale de l’œuvre d’un enfant de la ville inspiré par ses origines : Jean Giraudoux1. Romancier, celui-ci est également auteur de théâtre2 – justement de L’Apollon de Bellac (1942). La création d’un festival autour de l’œuvre de Jean Giraudoux fut suggérée à Louis Jouvet, au théâtre de l’Athénée, par André Cluzeau, le maire socialiste de Bellac3. Le 1er juillet 1951, en présence de nombreux spectateurs, la ville accueille tous ceux qui furent les interprètes de l’auteur : Valentine Tessier, Gabrielle Dorziat, Renée Devilliers, Dominique Blanchar, Pierre Renoir, Fernand Leroux et d’autres. Jouvet interprète le chevalier Hans dans Ondine, aux côtés de Monique Melinand. C’est son dernier rôle, il décède peu après, le 16 août.

L’année suivante, André Cluzeau crée, en compagnie du metteur en scène André Steiger, une coopération ouvrière de production, la Comédie du Centre-Ouest, pour organiser des tournées, monter chaque été à Bellac, un festival de théâtre en l’hommage de Jean Giraudoux. L’équipe s’installe dans l’hôtel du Midi alors désaffecté et prend ses repas chez Pierre Martin, restaurateur installé dans la maison natale de Giraudoux. Le 4 juillet 1954, c’est le premier festival, dans la cour d’honneur de l’hôtel de ville, qui fut utilisé vingt ans. Au programme : Le médecin de Son Honneur de Calderon. Michel Moreau écrit : « Un an après, Georges Osterberger impose un tour de force aux techniciens, Les joyeuses commères de Windsor, de Shakespeare, sont montées sous le balcon. Le lendemain, la scène pivote, le proscenium est installé devant le perron pour Mariana Pineda, de Lorca. Tout est « maison » dans ces créations. Les costumes sont fabriquées en coulisse par sept couturières du centre d’apprentissage de la rue Blanche, la musique est composée par un comédien, Guillaume Kergourlay, qui loge sous tente au camping. Il faut tout faire soi-même. »4 A Bellac, Mortemart, Chateauponsac, et d’autres villes, le festival utilise 46 lieux scéniques – des cours, des couvents, des châteaux, des églises. Le public suit. Mais en 1956, le torchon brûle entre le maire socialiste et le communiste André Steiger. C’est la Comédie-Française qui se charge du troisième festival, avec Jean Piat, Robert Manuel, Robert Hirsch, Denise Gence, Lise Delamare, Micheline Boudet. Les années 1957-68 vont conférer à la manifestation une aura méritée. En juillet 1957, Jean-Louis Barrault monte Intermezzo devant 2 000 personnes, avec Simone Valère, Jean Desailly, Pierre Bertin. Raymond Gérôme met en scène Electre. Giraudoux est de retour dans sa ville natale. En 1959, Jean Le Poulain propose un magnifique Cyrano. Progressivement, le festival s’ouvre aussi à la musique, à la danse et au spectacle lyrique. Des expositions d’émail ou de peinture sont organisées (en 1968, soixante-dix œuvres de l’Ecole de Crozant). Divers metteurs en scène et comédiens de talent y sont programmés, par exemple Michel Etcheverry, membre de la troupe de Louis Jouvet (1945-1951), pensionnaire puis sociétaire de la Comédie-Française, en 1966 dans Le Voyage de Thésée ou, l’année suivante, Jean Martinelli, ancien pensionnaire, puis sociétaire à la Comédie-Française, dans Pauvre Bitos ou le Dîner de têtes, l’une des « pièces grinçantes » de Jean Anouilh, dans une mise en scène de l’auteur et de Roland Piétri. Les années post 68 ne sont pas de tout repos et en 1974, André Cluzeau est battu aux cantonales et démissionne de la mairie. Le festival semble menacé, mais il est sauvé. Jean-Pierre Laruy, du Centre dramatique national du Limousin, y signe plusieurs mises en scène, ainsi que Odile Mallet et Geneviève Brunet. Et puis, en 1987, Arlette Téphany et La Limousine créent La folle de Chaillot – je me souviens de la première, devant le château des Augustins à Mortemart, avec de très nombreux spectateurs.

En 2010, Francis Huster ouvre la 57e édition avec Traversée de Paris de Marcel Aymé ; il déclare à cette occasion : « Bellac est un haut lieu du théâtre. Je m’y sentirai dans les pas de Louis Jouvet qui initia son festival, aujourd’hui l’un des plus anciens de France. Y jouer a beaucoup de sens pour moi. »

En 2002, la ville de Bellac et la communauté de communes du Haut-Limousin décident après plus de 40 ans de présence artistique sur le territoire par l’intermédiaire du festival, d’intensifier ce développement artistique de manière plus ambitieuse, en édifiant un équipement culturel, le Théâtre du Cloître. Il faut dire que le festival a fortement modelé la cité durant ces 40 années. Bellac possède désormais la Médiathèque Jean Giraudoux, le Collège Louis Jouvet, et le Lycée Jean Giraudoux avec son option théâtre. Après Philippe Cogney et Stéphane Aucante, c’est Catherine Dété qui dirige le Théâtre du Cloître à partir de 2015. Depuis février 2015, l’établissement développe un projet en dialogue avec le territoire du Haut-Limousin et ses habitants. Pour cela, l’équipe met en place deux missions complémentaires : l’accompagnement des artistes, des œuvres sur le territoire du Pays du Haut-Limousin et l’accompagnement des habitants de ce territoire vers le spectacle vivant, en associant ces derniers à toutes les étapes des processus de création5.

1 29 octobre 1882 : Hyppolite-Jean Giraudoux naît à Bellac (Haute-Vienne). « Ma ville natale est Bellac, Haute-Vienne. Je ne m’excuserai pas d’y être né. » (Littérature). Mais après l’École communale à Bessines (Haute-Vienne), Giraudoux est scolarisé à celle de Pellevoisin (Indre). De 1893-1900 , il fut interne au lycée de Châteauroux.
2 Théâtre complet, dir. BODY Jacques, Paris, Gallimard, Pléiade, 1982.
3 En 1928, le romancier croise la route de Louis Jouvet. Les deux hommes ont une vision commune de la littérature. L’acteur incite l’écrivain à adapter l’une de ses œuvres, Giraudoux choisit Siegfried et le Limousin. La pièce est rapidement montée à la Comédie des Champs Élysées. Durant plusieurs semaines la salle ne désemplit pas. Pendant onze années, les deux hommes travaillent de concert à la grandeur de l’art dramatique.
4 Bellac 40 ans de festival Giraudoux en Limousin, Edité par Les Amis du Festival de Bellac, 1993, p. 13. Un ouvrage qui constitue une source précieuse pour les débuts du festival.
5 https://www.theatre-du-cloitre.fr/le-theatre/le-projet.html