31 Mai

Un certain Lucien Ginsburg, réfugié à Limoges

Gainsbourg jeune

(c) Serge Berton/Imapress

 

Au moment où Thomas Dutronc enregistre des chansons de Serge Gainsbourg, souvenons-nous qu’en 1943, en pleine Occupation et sous le régime de collaboration infâme de Vichy, une famille, les Ginsburg, Joseph, Olia et leurs enfants, Jacqueline, Liliane et Lucien (le futur Serge), pourtant nés en France, se virent retirer la nationalité française parce qu’ils étaient juifs.

« Exerçant la profession de pianiste, le nommé Ginsburg qui se déplace fréquemment réside actuellement à Lyon. […] Sa fille Jacqueline, titulaire d’une CI au titre de lycéenne avec la mention “juive”, fréquente le lycée Jules-Ferry avec sa soeur Liliane. Son fils Lucien est inscrit au collège Du Guesclin. […] Il ressort néanmoins que l’intéressé a quitté la capitale en 1941 pour la zone libre pour s’éviter des ennuis en raison de sa confession », notait l’enquête de police. La commission adéquate décide donc le  « retrait général » de la nationalité française à la famille.

 Les Ginsburg fuient, sous le faux nom de Guimbard. Après Dinard, Nice, Lyon, ils arrivent à Limoges, où de nombreux juifs sont réfugiés (cf: mon Histoire de Limoges).  « On ne se rendait compte de rien, mais on l’a échappé belle. Dans notre immeuble à Limoges, où nous nous étions réfugiés, la police est venue chercher toute une famille », se souvient Jacqueline, la soeur du chanteur (Nouvel Observateur, 28.10.2004).

Gilles Verlant a raconté tout cela en 2000 dans la biographie qu’il a consacré au chanteur chez Albin Michel. Il a notamment collecté les témoignages de ceux qui ont connu la famille. A l’époque, elle loge au n° 13 (actuel 11) rue des Combes, dans un petit deux pièces qui appartient à Philippe Nadaud, propriétaire du « café de la mère Nadaud », bistrot au rez-de-chaussée. Joseph Gainsbourg, sous le pseudonyme de Jo d’Onde, joue du piano à La Coupole, place de la République, au Cyrano et au Café Riche, en fin d’après-midi et le soir. Au répertoire: du classique, du jazz, de l’opérette, de la musique tzigane. Ceux qui l’ont fréquenté souligne l’élégance, le raffinement, la grande culture de Joseph.

Lucien, lui, est rapidement envoyé au vert au collège de Saint-Léonard-de-Noblat, où il commence à écrire un journal intime. Il détone par son élégance et son goût pour le dessin au milieu des gars de la campagne. A Limoges, la milice menace… Les parents sont arrêtés puis relâchés; ils partent se réfugier à Saint-Cyr. En juin 1944, la police de Limoges lance un avis de recherche à leur encontre. Mais durant leur séjour, les uns et les autres bénéficient de la complicité et de la sympathie de musiciens, de Limougeauds et Limousins, de professeurs, de camarades… Voici l’un des témoignages de Serge: « Un jour le directeur de l’établissement me convoque et il me dit : « Mon p’tit gars, il va y avoir une descente de la Milice pour vérifier s’il n’y a pas de Juifs à l’école, alors voilà ce que tu vas faire : tu vas prendre cette hache et te cacher dans les bois. Si on te demande quelque chose tu diras que tu es fils de bûcheron. » Je m’en vais donc comme le Petit Poucet et je me construis une petite hutte, c’était l’aventure. Pas de chance, au moment où la nuit tombe, un orage éclate : en moins d’une heure, je suis trempé jusqu’aux os. Le lendemain, des petits garçons sont venus m’apporter à manger. Quand le terrain a été libre, je suis retourné au collège. »

A la Libération, la famille repart à Paris, mais Joseph joue encore quelques mois à Limoges. Pour sa part, Lucien réintègre Condorcet.

On comprend tout le sens de la chanson figurant dans l’album Rock around the bunker en 1975:

«  J’ai gagné la yellow star,
Et sur cette yellow star,
Inscrit sur fond jaune vif,
Y’a un curieux hieroglyphe
Sur cette yellow star, yellow star,
J’ai gagné la yellow star,
Et sur cette yellow star,
Y’a peut etre marqué sheriff ou marshall ou big chief
Sur cette yellow star, yellow star,
J’ai gagné la yellow star,
Je porte la yellow star,
Difficile pour un juif,
La loi du struggle for life,
Quand il y a la yellow star, yellow star « .
Nul doute en tout cas que ce séjour – par la force des temps sombres – en Limousin joua un rôle constitutif dans la personnalité du futur artiste.

 

26 Mai

Ils sont fous, ces Romains! (2)

Fondant la ville ex nihilo, les urbanistes romains purent appliquer un plan en damier (qui évolua au fil du temps, la ville connaissant son apogée au IIème siècle): une structure de larges voies orthonormées appuyées sur le cardo maximus (orienté nord-sud, dont l’actuelle rue du Pont Saint-Martial marque la direction) et le decumanus maximus, qui lui est perpendiculaire. L’espace se couvrit d’îlots bâtis mais aussi agrémentés de jardins : hortus, peut-être, où l’on cultivait fruits et légumes, viridarium, surtout, jardin inspiré des poètes et des philosophes, pour le plaisir des yeux et des sens, où l’on vénérait Vénus, Flore et Pomone. Il y eut à Augustoritum de magnifiques résidences appartenant à l’aristocratie fortunée. Ainsi la Maison des Nones de Mars, proche du forum, inspirée des belles demeures italiennes. D’une surface au sol de 3734 m2, elle comptait un minimum de vingt-huit salles (avec une salle d’apparat de 164 m2), et bénéficiait d’un vaste péristyle central agrémenté d’un bassin. Le décor retrouvé, bien que fragmentaire, est magnifique : échassier, canard colvert ou panneau à candélabre, figures géométriques ou végétalisées. Ailleurs, on a retrouvé d’autres mosaïques, comme celle visible au sous-sol de la Bibliothèque Francophone Multimédia : originellement placée au centre de la salle à manger de la demeure d’un riche propriétaire romain, cette pièce de 9m70 x 6m75 (Ier IIème siècles) est formée de deux tapis aux motifs géométriques différents, et est ornée à l’une de ses extrémités d’un emblema d’un mètre de côté, malheureusement légèrement dégradé, et représentant une lionne.

Sur la Vienne, un pont de pierre à six piles de granit (qui soutiennent aujourd’hui le pont Saint-Martial) permettait le passage en direction du sud de la Gaule.

Bien entendu, les archéologues ont trouvé les traces des différents métiers commerciaux et artisanaux et de la vie quotidienne. De même ont-ils repéré une couronne de grands domaines (villae) aux environs de la ville.

[à suivre…]

22 Mai

Rose Vinoy aux Caves du Centre, place des Bancs

Rose Vinoy aux Caves du Centre 1958 (c) L. Bourdelas

Arrivés du Nord de la France pendant la Seconde Guerre Mondiale, elle au moment de l’Exode avec sa fille de 6 mois, lui après son évasion du stalag, Rose et Marcel Vinoy prirent les Caves du Centre, place des Bancs, où se trouve aujourd’hui une pâtisserie tenue par un artisan… breton.

Leur magasin était en face de celui de Lecomte-Chaulet, marchand de tissus et résistant. Marcel étant typographe de formation, il aida celui-ci à fabriquer des faux-papiers, en particulier pour les Juifs et les maquisards. Cela se passait… sous la place.

13 Mai

Napoléon est mort à Sainte-Hélène…

L’historien David Chanteranne – spécialiste de Napoléon Ier – vient de publier un intéressant et original livre consacré aux îles que visita l’Empereur de sa naissance (la Corse) à sa mort (Sainte-Hélène) en passant par d’autres, comme l’île de la Cité à Paris où il fut sacré (souvenez-vous du tableau de David…): L’insulaire Les neuf vies de Napoléon, aux éditions du cerf. J’en conseille vivement la lecture, d’autant plus que l’écriture est agréable.

L’auteur rappelle qu’en 1815, contraint de quitter le pouvoir, Napoléon prend la route du Sud Ouest d’où il doit embarquer, soit en se rendant aux Anglais, soit – il y a pensé – pour fuir vers les Etats-Unis pour refaire sa vie, par exemple comme scientifique, comme il l’a confié à Monge. Las Cases a livré son itinéraire: « Nous traversons Limoges le 1er juillet vers quatre heures du soir. Nous dînons à La Rochefoucauld le 2. » Voilà, c’est tout. Becker a précisé: « Un morne silence régnait dans la voiture… Nul n’osait interrompre le cours des réflexions de l’Empereur. » Alors, à quoi songeait donc le souverain déchu, l’aigle jadis couronné de lauriers d’or, en passant par notre ville? Nous ne le saurons pas.

 

10 Mai

Un hommage à un peintre limougeaud disparu: Pierre Jarraud

autoportrait Jarraud 002

Pierre Jarraud, détail d’un autoportrait

Le peintre limougeaud est entré dans l’histoire en janvier 1997, disparu précocement à l’âge de 55 ans à son domicile. C’était quelques jours à peine avant le vernissage prévu d’une nouvelle exposition au « Divan », 25 rue Elie-Berthet à Limoges, tenu par Jacques et Régis Vigneras. Ce fut un coup de tonnerre pour sa famille (en particulier son épouse Lucette et sa fille Charlotte) et tous ceux qui appréciaient à la fois cet homme affable et le peintre qu’il était. Le Populaire du Centre notait, le 14 janvier: « Artiste jouissant d’une aura internationale, Pierre Jarraud était aussi un graphiste de renom qui mettait son talent au service des collectivités locales et des entreprises. A Condat, il était un acteur de la vie culturelle locale dans laquelle il s’impliquait généreusement. »

Pierre Jarraud est né le 4 juillet 1941 à Limoges.

Il a suivi les cours de l’Ecole Nationale des Arts Décoratifs à Limoges puis à l’Ecole Nationale des Beaux Arts de Saint-Etienne. Il était titulaire du Diplôme National de publicité, section Arts Graphiques. Artiste-peintre, salué par la critique, il participa à de nombreuses expositions individuelles et collectives et il obtint de nombreuses récompenses. Il participa activement aux publications et aux manifestations culturelles de la revue Analogie, que je dirigeais et dont il était le vice-président. Il vivait et créait dans son atelier à Condat-sur-Vienne, en Haute-Vienne. Il y recevait les amateurs de son art.

Pierre Jarraud fait partie des nombreux artistes de talent, qui, dans leur diversité, sont sortis de l’ENAD de Limoges et ont marqué de leur empreinte la création contemporaine. Au début des années 1980, une exposition organisée par Claude Bensadoun à sa galerie Contraste avait contribué à révéler la puissance créatrice de cet artiste. Ce dernier, qui fit des paysages, des marines, des portraits… avait fait du thème de la poupée son principal objet de création. Une poupée ambiguë, souvent située dans les décors de la vie quotidienne, humanisée, érotisée. Et une peinture souvent référencée et parfois non dénuée d’humour.

En janvier 1985, dans la revue Polichinelle (n°17), François Theimer réalisa un entretien avec le peintre, dans lequel celui-ci déclara, à propos du thème de la poupée : « Son visage fait sur moi l’effet d’un miroir, peut-être que ce miroir reflète mon véritable moi-même. » Dans le beau livre posthume Poupée tu es femme consacré à l’œuvre de Pierre Jarraud, le même Theimer, expert près de la Cour d’appel de Paris, écrivait : « Avec Pierre Jarraud la toile rougit d’émotion et de plaisirà l’idée de savoir qu’elle va révéler les secrets de la poupée, des secrets de femmes émergeant du subconscient de l’artiste. Muse intarissable et insatiable, elle se métamorphose sous le pinceau : sensuelle, agressive, charmeuse et surtout généreuse… »

En 1996, dans la revue Analogie (n° 31), j’ai consacré une étude à l’œuvre du peintre intitulée Jarraud et le mystère des poupées, dans laquelle je replaçais la recherche de l’artiste dans un contexte historique en la nourrissant de comparaisons poétiques. En conclusion, j’écrivais que cette œuvre était vouée « à la représentation d’une innocence perdue à laquelle on rêve pourtant. » Dans son n° 33-34, la même revue rendit hommage à Pierre Jarraud après sa disparition, en reproduisant notamment un entretien radiophonique que j’avais réalisé sur Radio Trouble-Fête.

Ceux qui veulent se souvenir de cet artiste-peintre limougeaud entré dans l’histoire pourront découvrir son oeuvre à l’Espace Noriac, à Limoges, du mardi 26 mai au dimanche 7 juin 2015 (entrée libre), dans le cadre d’une exposition réalisée par L’Arbre à Trucs avec l’aide du Conseil départemental de la Haute-Vienne et de la Ville de Limoges.

Et ceux qui s’intéressent à l’histoire de la culture limougeaude retrouveront régulièrement des posts la concernant sur ce blog… car, après tout, Limoges est depuis le Moyen Âge une « cité culturelle »…

06 Mai

Ils sont fous, ces Romains! (1)

Augustoritum BAL

Maquette d’Augustoritum, Musée des Beaux-Arts de Limoges

Longtemps, les historiens ont cru au développement d’une bourgade antérieure à la cité gallo-romaine, Ritu ou Rita – le gué de la Vienne, à 500 mètres en aval du pont Saint-Martial, à l’emplacement appelé La Roche-au-Gô. Selon les archéologues, il y eut une occupation humaine sur les lieux, depuis le Néolithique, pratiquant des activités agricoles, mais sans doute rien d’importance : une ferme ou un groupement de fermes sur le plateau des Basses-Palisses, un habitat diffus. A la Renaissance, et parfois plus tard, les origines de Limoges se parèrent d’atours merveilleux et les mythes fondateurs purent prospérer ; ainsi Monsieur Boisse, ancien conservateur de la Ville de Limoges, rappela-t-il en ces termes une ancienne tradition : « Lemovix était un prince Phrygien, plein de courage, débonnaire, clément, aimant la justice […] marchant d’exploits en exploits, le hasard le conduisit sur le plateau où est assise notre Cité ; cette situation, l’eau limpide de la Vienne qui le bornait, et dont le méandre découpait les bords, le décidèrent à jeter dans ce lieu, les fondements d’une nouvelle patrie. Il réalisa ce projet l’an 3682 de la création du monde. Les premiers batimens agglomérés prirent le nom de Lemovix, dont on a fait Limoges ».

En fait, ce sont les Romains qui, vers 10 avant J.C., s’installèrent sur ce site répondant aux principes énoncés par l’architecte Vitruve pour l’implantation des villes. Les conquérants trouvaient là une grande rivière, la plaisante Vienne, – prenant sa source sur le plateau de Millevaches et se jetant dans la Loire –, un replat ensoleillé et protégé du froid sur la rive droite (le sol fut aménagé en étages de terrasses), et le fameux gué qui donna en partie son nom à la nouvelle ville : Augustoritum, le gué d’Auguste, dénomination attestée par exemple par Ptolémée dans sa Géographie au IIème siècle. Augustoritum était enfin sur la voie voulue par Agrippa – ami de l’empereur, gouverneur des Gaules en 39-38 – pour relier Lugdunum (Lyon), capitale des Trois Gaules, à Mediolanum Santonum (Saintes), capitale de la province d’Aquitaine. Le site était aussi traversé par un vieil itinéraire remontant à l’Âge de Fer, pour le transport des métaux et du vin, reliant les territoires celtes du Nord-Ouest aux colonies de la Provincia. Cette fondation urbaine permit de progressivement marginaliser économiquement et politiquement l’oppidum de Villejoubert, l’occupant romain étant aidé dans cette entreprise par les nouvelles élites gallo-romaines ralliées à sa cause. Une inscription visible au Musée des Beaux-Arts de Limoges, sur la pierre de dédicace d’une fontaine publique en granit, mentionne deux des possibles acteurs de la création d’Augustoritum : Dumnorix et son fils Postumus, vergobret (haut magistrat chez les Celtes) – qui adopta un nom romain. Un socle de statue cite également un Tiberius Taurius Taurianus, fils du duovir Taurianus Silvanus, et lui-même duovir, qui a rendu des bienfaits à la ville et à qui la Civitas Lemovicum a dressé cette statue. C’est le signe que les élites de la cité se comportent désormais en véritables romains : titre de duovir, utilisation des trois noms romains traditionnels (tria nomina).

[à suivre …]