Le journal m’invite, aujourd’hui, à évoquer des femmes, et j’aurais pu parler de toutes les femmes d’exception que j’ai pu fréquenter, parentes, enseignantes, amies, artistes, femmes engagées, dire tout ce qu’elles m’ont apporté car je sais bien, comme l’a écrit Daniel Pennac, qu’ « il faut beaucoup de femmes pour réussir un homme »[1]. Il me fallait toutefois choisir une thématique, et j’ai voulu rendre hommage – sans être exhaustif – à des émailleuses, femmes, artistes, limousines, dont on peut voir les œuvres dans les musées et sur internet.
On peut ainsi se souvenir d’Henriette Marty, fille de l’émailleur Alexandre, engagée par l’atelier Camille Fauré aux lendemains de la 1ère Guerre mondiale, l’une de ces femmes de talent, au caractère bien trempé. Elle réalise avec son père de petits vases flammés (« spécialité limougeaude ») et givrés (granuleux, de couleur gris bleuté), estampillés « Fauré Marty Limoges ». Attirée par la modernité, l’innovation, elle fait des recherches sur l’émail en relief. Chaque forme de vase employée par Henriette Marty est associée au nom d’une commune limousine ; ainsi, au Musée des Beaux-Arts de Limoges, peut-on admirer un splendide vase Art déco, dans une tonalité rose framboise, dont le profil ovoïde correspond à l’appellation Eybouleuf. L’un des autres superbes vases acquis par le musée a été présenté à l’Exposition coloniale de 1931, son décor se déploie en courbes imbriquées, déclinant plusieurs tons de bleu. Elle produit aussi des coupes, des bonbonnières et avec son père, obtient le Grand prix de l’Exposition des Premiers artisans de France en 1935.
A la fin des années 20, Fauré, qui eut sa boutique au 31 de la rue des Tanneries, recruta l’émailleuse Lucie Dadat (1908-1991), ancienne couleuse de porcelaine, qu’il laissa libre dans sa création. J’aime particulièrement l’un de ses vases Grands Rouges, avec un décor cubiste, et l’un de ses vases boules en émail bleu à décor en éventail du début des années 30. Fauré fit aussi appel à d’autres émailleuses, comme Marcelle Decouty-Védrenne, qui réalisa des petites pièces, puis des vases, surtout des florals. L’historien Michel Kiener a très bien raconté cette histoire.
Parmi les émailleuses formées à l’active Ecole Nationale des Arts Décoratifs de Limoges, on songe à Jeanne Soubourou (1879-1968), élève du peintre Charles-Théodore Bichet. Aquarelliste, elle réalise des œuvres à caractère religieux, des paysages et de beaux bouquets de fleurs (hortensias, anémones), bien sûr très colorés. Elle est remarquée en 1926 pour ses champlevés et participe au renouveau de l’émail contemporain aux côtés de Léon Jouhaud. Le B.A.L. possède l’une de ses magnifiques plaques, sobrement titrée Paysage (années 50), où les toits briques et bleus d’un village surgissent entre les arbres verts et les collines bleues. Marguerite Sornin (1883-1974), attirée par les arts primitifs, ouverte à toutes les formes de création, qui réalisa des broches « cabochons », de beaux pendentifs, des paysages, des scènes religieuses. Juliette Euzet (1902-1987), formée aussi par Bichet, passe chez Camille Tharaud, Camille Fauré et crée un atelier d’émail avec son époux Jean-Marie où elle se laisse inspirer par ses voyages pour œuvrer à des paysages reconstruits sur un mode rythmique. Elle réalisa également des bijoux, comme des broches au décor floral géométrisé.
Toutes ses femmes, maîtrisant parfaitement l’art de l’émail, ont contribué à la renommée de Limoges et de sa production.
[1] Aux fruits de la passion, Gallimard, 1999.
Un scarabée émaillé d’Yvette Linol (c) Y. Linol
J’avais envie d’évoquer d’autres femmes émailleuses – mon propos, comme toujours, n’a pas de finalité exhaustive ; j’y exprime simplement mes goûts, mes intérêts, en toute subjectivité. Je pourrais, bien entendu, ajouter le nom de Léa Sham’s, dont j’apprécie beaucoup l’œuvre (en particulier Notre-Dame de la Pleine Lumière à la cathédrale de Limoges) et qui se forma à l’atelier Fauré.
J’ai eu la chance, une ou deux fois, de rencontrer, chez eux à Mortemart, l’éditeur René Rougerie et son épouse, Marie-Thérèse Régerat (disparue en 2011), qui était à la fois dessinatrice et émailleuse, et fit ses études à l’ENAD. En 1970, elle publia Langage de l’émail et accompagna par ses illustrations divers recueils publié par René. En 1966, à l’occasion d’une exposition, Le Monde salua ses « fort beaux émaux, dont un émail champlevé réalisé à la manière des maîtres anciens. » Son magnifique Troupeau des nuits, que l’on peut admirer au musée des Beaux-Arts de Limoges, est particulièrement inspirant et poétique, avec ses beaux animaux nocturnes, comme le hibou et la chauve-souris, dans des tonalités de bleu, mauve, vert et rouge. J’aime particulièrement le contempler dans l’atmosphère si particulière de la « nuit au musée ».
Autre ancienne élève de l’ENAD : Joëlle Comes, née à Bordeaux en 1945. Son père fonctionnaire est muté à Limoges et la famille s’y installe en 1956. Elle y étudie cinq ans, notamment avec M.M. Euzet pour l’émail et Colombier pour la porcelaine. Elle obtient le diplôme de peintre sur porcelaine puis celui d’émailleur d’art décerné pour la première fois à Limoges. Après cinq ans d’études elle travaille dans l’entreprise de porcelaines Léclair en tant qu’émailleur puis très vite exerce ses talents chez Fauré. Elle termine sa carrière comme artisan émailleur et ses œuvres figurent dans de nombreuses collections. Elle a signé de très beaux vases, des bouquets et des portraits, de très beaux émaux d’après des dessins collés et gouachés de son mari Jean-Pierre Comes, également artiste. C’est elle qui, à la demande de Sanfourche, a réalisé les derniers émaux de l’artiste.
Même si elle a décidé de ne se consacrer (avec talent) qu’à la peinture depuis 1987, j’avais aussi envie de rappeler l’activité d’émailleuse d’Yvette Linol – la mère de Franck, l’écrivain bien connu. Elle aussi fréquenta l’Ecole des Arts Décoratifs de Limoges dont elle sortit major de sa promotion, avec le 1er prix en peinture et dessin. Sa première exposition, parrainée par Georges Magadoux, a lieu à Limoges en 1977 ; elle participe ensuite à diverses autres, notamment à l’occasion de la regrettée Biennale internationale de l’émail, mais aussi à Sarlat, ailleurs en France et à l’étranger. J’aime beaucoup une photo d’elle prise par Joris Linol où, souriante et le doigt levé, elle est entourée par les coléoptères, qu’elle créait en émail, car la matière des carapaces de ces insectes lui en avait inspiré l’idée. Parmi eux, un cerf-volant de presque deux mètres de haut ! Un travail original et virtuose, subtilement coloré, fantastique dans l’esprit. Mais elle savait aussi réaliser des émaux cloisonnés abstraits, toujours en recherche pour la matière et les couleurs – les gris, les turquoises, les violets. Ainsi de sa « Composition », mystérieuse et douce, qui reçut le prix de la Ville de Limoges à la Biennale 1978.
(Articles publiés aussi dans Le populaire du Centre)