28 Juil

Une histoire de La Jonchère et de son arboretum (10)

(c) PaulColmar – Cliquer pour agrandir.

Kaolin.

Le kaolin est présent dans les environs. Les  pegmatites  des  Monts  d’Ambazac  ont  été  exploitées , dès le XVIIIe siècle et surtout au   cours  du  XIXe  siècle  pour  leur   kaolin  (résultant  de  l’altération  de  roches  magmatiques  acides   et  riches   en  feldspaths  potassiques  et  pauvres  en  minéraux  ferromagnésiens)  et  le  feldspath  nécessaires  à  l’industrie  porcelainière de Limoges.[1] Très vite de grands gisements ont été localisés, essentiellement sur le Puy de Sauvagnac,  le Grand Puy (St Laurent les Eglises – La Jonchère) et le plateau entre Marzet et Les Combes (St Léger la Montagne). François Alluaud – qui établit à l’entrée des Casseaux, à Limoges, une importante usine de porcelaine dès 1818 –, passionné de géologie, en découvrit une grande partie. Les carrières du Buisson (Société anonyme des kaolins de La Jonchère, mise en activité en 1855 par de Léobardy), des Vignes, du Cheyroux et du Puy-Bernard (Alphonse puis Marcel Bonnaud) se développent sur la commune de La Jonchère-Saint- Maurice, au côté de « micro exploitations ». Les installations d’affinage étaient édifiées en contrebas de la future carrière, et si possible bien en dessous de sources[2]. Dès 1850, les pompes à eau mues par la vapeur ou  des pompes dites « à bélier » permirent de remonter aisément l’eau au-dessus des exploitations ce qui évita les inconvénients liés au transport du minerai. Les installations d’affinage se présentaient ainsi: réservoir supérieur pour l’eau, bassin où arrivait l’eau du réservoir et où était jeté le kaolin, canal d’évacuation de l’eau chargé en kaolin, en forte pente arrivant sur des grilles, l’eau kaolinisée passant dans des bassins de décantation, puis conduite menant à une série de  bassins à mica, et arrivée dans les bassins terminaux de décantation (décantoirs)  du kaolin. Le front de taille dépassait les 10 mètres et souvent vers 20 -30 mètres, l’exploitation était menée en gradins où étaient installées des voies Decauville pour évacuer le minerai, ou sur des échafaudages rudimentaires où étaient mises en place des conduites d’eau à ciel ouvert  où  le kaolin était jeté à la pelle. Quand la hauteur du front de taille était trop importante, ou que la rocaille et l’arène granitique avaient une teneur en kaolin faible, les terrassiers devenaient des mineurs pour n’exploiter que les riches filons et en poursuivaient l’extraction sur quelques dizaines de mètres. Des hangars de séchage aux multiples étagères en claies de châtaigner et couloir central étaient édifiés à proximité.

Le travail – des adultes comme des enfants – est très difficile, avec des pelles, des pioches, de grosses masses et des barres à mines et se fait dans la poussière minérale, qui entraîne des difficultés respiratoires. La journée de travail excède parfois les douze heures, la plupart du temps six jours par semaine, sous la pression du contremaître, la direction du chef de chantier et du chef d’exploitation et sous l’œil du propriétaire paternaliste mais intraitable. Les ouvriers mangeaient et parfois dormaient sur place. Les blessures et accidents du travail étaient nombreux – sans parler des aléas climatologiques (chaleur, froid, pluie). Les cadres eux-mêmes n’étaient pas à l’abri des problèmes : Marcel Bonnaud (Le Puy-Bernard) meurt de la silicose en 1966 ; Jean Fressinaud Mas de Feix (Vaux), à bicyclette, est écrasé par l’un de ses camions de kaolin le 23 décembre 1936.

Avant l’arrivée du train, ce sont des charrettes tirées par des bœufs ou des mules qui livraient le kaolin, jusqu’à Limoges. Ensuite, les tombereaux – puis les camions de Bonnel et de Rebeyrolle – apportèrent leur cargaison jusqu’à La Jonchère, permettant le développement économique et démographique de celle-ci. On comptait 415 habitants en 1806, 480 habitants en 1837, 950 habitants en 1870, 1400 habitants en 1895  et 1560 en 1910. « Et avec cette augmentation fulgurante de la population : bureau de poste, banques, hôtels, restaurants, buvettes, boulangers, épiceries (le Caïffa a toujours sa rue), des dizaines d’artisans de toutes professions, des couturières et même une modiste (…) la construction d’une gendarmerie, la création d’un corps de sapeurs-pompiers en 1907 (…), la création des écoles laïques vers 1880 (…), l’arrivée de médecins, pharmacien et dentiste, de nouvelles places pour les foires et marchés ainsi qu’une halle, un abattoir, une usine de paillons, et même la reconstruction de l’église en 1894, etc. …»[3] Gérard Dumont, dans son La Jonchère-Saint-Maurice d’hier et pour demain », a publié des reproductions de factures de commerçants et d’artisans témoignant de cette activité prospère. De même a-t-il indiqué les noms des manufactures de porcelaine utilisant le kaolin de La Jonchère et des environs : William Guérin, Delhoume et Duteillet, Barotte et Faye, GDA, Lanternier, Dugény frères, La Société porcelainière de Limoges, Marquet, Tharaud, Vandenmarcq, en Haute-Vienne, mais également Pillivyut, Larchevêque et Lourioux dans le Cher, les faïenceries de Somain et Buchert dans le Nord, celles d’Orléans dans le Loiret ou de Ségovie en Espagne.

Pendant un siècle et demi, l’exploitation des gisements de pegmatite des Monts d’Ambazac fournit les porcelainiers de Limoges et attirèrent d’illustres minéralogistes et naturalistes. Mais l’activité déclina à partir des années 1930 avec la disparition progressive des exploitations de kaolin, jusqu’à la dernière, en 1964.

En 1905, on trouve cette mention dans la revue Lemouzi : « Nous avons maintes fois expliqué comment notre éminent compatriote, le professeur Grancher, s’est mis à la tête de « l’Œuvre de préservation familiale » qui prend dans nos familles d’ouvriers émigrés à Paris atteints de tuberculose, et où la contagion est inévitable, les enfants encore sains pour les renvoyer à campagne : une première station est fondée à La Jonchère, dans le Haut-Limousin. »[4] Dans le même numéro, il est fait mention de ce « sanatorium pour tuberculeux établi à La Jonchère par les soins du Comité parisien des Dames Limousines et Marchoises. » Dès 1903, la revue mentionnait également une colonie de vacances destinée aux filles d’ouvriers maçons, dirigée par Mme Demonts, présidente du Comité.

[1]                      Mine de Chabannes et souterrains des Monts d’Ambazac, Groupe Mammalogique et Herpétologique du Limousin, 2002, p. 16.

[2]                      Certaines informations proviennent du site Le kaolin des Monts d’Ambazac L’industrialisation des Campagnes: L’or blanc des collines, Kaolin et Kaoliniers des Monts d’Ambazac… mis en ligne en 2009. Il est précieux notamment pour les témoignages récoltés. D’autres de « Les minéraux des pegmatites des Monts d’Ambazac (Haute-Vienne) », hors-série XIV de Le règne minéral Revue française de minéralogie, 2008. D’autres enfin des ouvrages de G. Dumont, déjà cités.

[3]                      Site Le kaolin des Monts d’Ambazac L’industrialisation des Campagnes: L’or blanc des collines, Kaolin et Kaoliniers des Monts d’Ambazac.

[4]                      Lemouzi : organe mensuel de l’Ecole limousine félibréenne, Brive, 1905, p. 276.

22 Juil

Histoire de La Jonchère et de son arboretum (9)

(c) Paul Colmar (cliquer pour agrandir)

(c) L. Bourdelas

 

A la fin du XIXème siècle, une foire est mentionnée à La Jonchère le 17 novembre et le 18 de chaque autre mois, ainsi qu’un marché le dimanche.[1] Elles se poursuivirent jusqu’au siècle suivant. Jusqu’à la seconde guerre mondiale, il y avait des bals les jours de foire, qui attiraient du public de tous les alentours. Il y avait un champ de foire des bovins en face de l’école et celui des cochons, place de la bascule. Nombre de camelots venaient vendre leurs marchandises à ces occasions. Il faut dire que notamment avec la famille de Léobardy, La Jonchère participe à l’amélioration de la race bovine limousine. Ainsi en 1854, lors du concours de Bordeaux, Charles de Léobardy obtient le 2ème et le 3ème prix pour ses vaches[2]. Né en 1821, cadet d’une famille de six enfants, il a hérité à la mort de son père en 1853 de trois domaines sur la commune. Notable monarchiste, il est maire de La Jonchère, conseiller général de Laurière, premier président du syndicat de la race bovine limousine en 1893. C’est un partisan convaincu du métayage. Le propriétaire décrit ainsi ses terres : « dans la vallée, il n’y a plus aujourd’hui de pâtures : tout se fauche. Dans les domaines situés sur le coteau, il y a encore quelques parties en pâturage. Car là, le sol tourmenté, garni de rochers, de fougères et de genêts, ne permet pas d’y faucher. Ces pâtures servaient autrefois à la nourriture des bêtes bovines ; ce qui n’a pu être converti en prairies sert aujourd’hui au parcours des bêtes à laine. » En Limousin, progressivement, la polyculture régresse, landes et forêts reculent, et les surfaces en herbe augmentent. Avec la création en 1886 du Herd-Book limousin, le bétail s’améliore en qualité et en quantité ; l’élevage se développe avec la demande accrue de viande. L’arrivée du chemin de fer permet celle des engrais permettant d’améliorer les fourrages et le rendement des cultures. Charles de Léobardy, aidé de son colon Royer, très bon éleveur, rejoint par d’autres éleveurs (Teisserenc de Bort, Barny de Romanet, Caillaud, Delor, Duvert, de Catheu, Delpeyrou, Parry, de Laborderie, de Bruchard, Chauveau…), utilise le Shothorn anglais comme un modèle à copier : on donne aux bovins une nourriture riche et abondante, on choisit les reproducteurs avec soin. La meilleure alimentation des vaches pleines ou qui viennent de vêler entraîne une plus grande précocité des veaux et leur sevrage plus tardif[3]. On note que des liens unissent une étroite élite de grands propriétaires : ainsi trouve-t-on dans les étables de Bort, à la fin du siècle, un taureau provenant de celles de Charles de Léobardy[4]. De 1854 et jusqu’en 1896, l’étable du Vignaud est récompensée 265 fois et en 1889, lors de l’Exposition universelle, de Léobardy reçoit le grand prix d’honneur, toutes races confondues. Dans les archives familiales Gérardin, on trouve un courrier à Henri Gérardin d’E. Devies, commisionnaire en bestiaux, 154 rue d’Allemagne à Paris, faisant état des cours des bêtes de celui à qui il écrit – preuve s’il en était besoin, qu’H. Gérardin est aussi propriétaire de bovins. En 1897, Albert Gérardin était le vice-président du Comice agricole du canton de Laurière. Plus tard, en 1949, la famille Gérardin obtient un premier prix dans la catégorie des taureaux lors du comice. Il est précisé : « fermier Desimon, Le Thibard, La Jonchère. D’autres prix lui sont décernés, dans les catégories génisses, vaches pleines, vaches suitées.

Notons qu’en 1905, Charles de Léobardy fit installer une bascule publique dans la commune, achetée à Léon Dubain, balancier à Limoges, pour peser les animaux et les voitures ; Jacques Volondat, de La Jonchère, construisit le kiosque. Elle est située sur le foirail des porcs, à l’intersection de la rue de Saint-Laurent et de la rue longeant le champ de foire[5].

Jacques de Léobardy a publié quelques documents généalogiques sur sa famille, où il écrivit par exemple : « Certes gentilhommes, nos ancêtres ne le furent pas dès l’origine. Il leur fallut plusieurs générations pour accéder à la Noblesse. Puis, quand ils furent enfin bien installés dans ce milieu, paré à leurs yeux de toutes les grâces et doté de tous les avantages, la Révolution survint, sans qu’ils s’en doutent le temps des Notables avait déjà commencé. Heureusement, ils ne surent pas mal s’en accommoder »[6].

[1]                      Petit guide du Limousin, Ducourtieux, 1889, p. 85.

[2]                      D. Danthieux, P. Grancoing, La Limousine histoire d’une race bovine XIXe-XXe siècles, Pulim, 2007, p. 109 et 127.

[3]                      D. Meiller, P. Vannier, Limousines L’aventure de la race bovine limousine en France et dans le monde, La Manufacture, 1992, p. 114.

[4]                      P. Grandcoing, R. Julien, La belle Limousine, La vache en Limousin, un patrimoine historique et génétique, Culture & Patrimoine en Limousin, 2004, p. 39.

[5]                      G. Dumont, La Jonchère…, vol. 2, déjà cité, p. 34.

[6]                      Déjà cité, p. 142.

15 Juil

Histoire de La Jonchère et de son arboretum (8)

 (c) Paul Colmar (cliquer pour agrandir)

(c) L. Bourdelas

La gare de La Jonchère

La gare de La Jonchère est mise en service – après une longue mobilisation déterminée des élus – le 2 juin 1856 par la Compagnie du chemin de fer de Paris à Orléans (PO), lorsqu’elle ouvre à l’exploitation la section d’Argenton à Limoges. Pour le tracé dans la région, on observa en effet que de Laurière à Limoges, « les terrains de La Jonchère, d’Ambazac, de Beaune et de Rilhac n’offrent rien de rebelle au talent de nos ingénieurs. »[1] Napoléon III, dit-on, accueillit les représentants de la Haute-Vienne, de la Creuse, de la Dordogne et de la Corrèze, plaidant pour l’arrivée du chemin de fer, avec la plus grande bienveillance. Il « s’informa de la situation de nos populations ouvrières et de nos diverses industries avec la plus vive sollicitude, et, en la quittant, chacun emporta l’espérance que toutes les difficultés allaient s’aplanir sous l’intelligente et puissante volonté de Sa Majesté. Cette confiance ne fut pas trompée. Quelques jours après, un décret inséré au Moniteur comprenait le chemin de fer jusqu’à Limoges dans une concession que l’Empereur faisait à la compagnie d’Orléans. Grâces donc à la justice éclairée de S. M., nos départements, si longtemps déshérités , recueillent enfin le fruit de leurs persévérantes réclamations. Il nous reste à dire que les études, commencées par M. Pihet, furent terminées par MM. de Leffe et Carvalho, ingénieurs ordinaires. Leur tracé , développé successivement dans les vallées de la Bouzanne, de la Creuse, de Celon, de Saint-Sébastien, de la Sédelle, de la Sème, de la Gartempe, de l’Ardour, du Rivailler , de Lacour, du Beureix et de la Vienne, se dessine par les stations suivantes entre Châteauroux et Limoges : Chateauroux, Luan, Lothiers, Chabènes, Argenton, Celon, Eguzon, Saint-Sébastien , Forgevieille , La Souterraine, Fromental, Bersac, Laurière , La Jonchère, Ambazac, Limoges. L’exécution de ce tracé a nécessité de grands travaux, surtout dans la partie qui traverse la Haute-Vienne, à travers les montagnes du Limousin. »[2] Le passage du train par La Jonchère est évoqué dans les années 1920 dans une nouvelle de Jean-Richard Bloch – « Locomotives » –, parue dans son ouvrage Les chasses de Renaut : « Le halètement de la machine n’a pas ici le son formé, arrondi qu’on lui prête de loin ; on est trop mélangé aux forces qui le suscitent ; il émane de nous-mêmes comme notre souffle propre. Son creux et sa précipitation expriment la violence terrible de notre marche. Le seuil de La Jonchère atteint, le terrain nous manque tout à coup : rampe de dix, à nouveau, mais en notre faveur. Nous nous lançons à corps perdu. La hâte devient frénétique. Un halo de lueurs se forme en avant de nous. Il monte et nous descendons ; nous l’atteignons, mais il nous attend maintenant trop haut pour nous. Nos proportions fondent sous les ombrelles de lumière qu’élargissent les interminables pylônes de béton. La majesté passe de nous à eux. Tout à l’heure, notre mouvement concentrait en lui une puissance souveraine. Voici que l’immobilité de ces grands lampadaires en hérite. Le calme l’emporte sur la furie. Cet express, qui tranchait la nuit comme un dieu, court à présent comme un rat, un rat à ras de terre. C’est en vain que le frein retrouve son crachement de bête venimeuse : notre entrée en gare a quelque chose de rabougri et de pelotonné. »[3]

En 1870, La Jonchère bénéficie d’un bureau de direction de La Poste. Sur le point culminant de Sauvagnac existait une tour sur laquelle était installé le signal ou télégraphe aérien, désigné dans le langage du pays sous le nom de Babôyo (« vieille femme radoteuse »), indique H. Pailler.

[1]                      Le chemin de fer à Limoges, Martial Ardant Frères Editeurs, juin 1856, p. 8.

[2]                      Idem, p. 19.

[3]                      Extrait paru dans La Revue limousine, 1er août 1927, p. LXIII.

 

06 Juil

Le roman de Franck Bouysse, Né d’aucune femme, chez La Manufacture de livres.

Ce n’est pas pour rien que Dostoïevski est cité (avec Emerson et Kafka) en exergue du roman de Franck Bouysse : « Ce n’est pas devant toi que je me suis prosterné, mais devant toute la douleur humaine. » En nous faisant partager le chemin de croix de Rose, vendue par son père misérable à un propriétaire de forge[1], l’écrivain aborde à nouveau la thématique du mal. De même que le Russe, arrêté par le tsar et condamné à quatre ans de bagne en Sibérie, avait découvert les couches populaires brimées, le romancier français envisage la souffrance particulière d’une adolescente captive devenant femme asservie, en Limousin, pour atteindre une réflexion universelle. Et même intemporelle, car les choses, si elles sont situées aux abords de la Vézère, rivière corrézienne, ne sont pas exactement datées. Peut-être la fin du XIXe siècle, ou le début du XXe, avant l’hécatombe de 14 dont il était question dans Glaise, le précédent roman. Mais c’est ici l’envers de la Belle époque. Pauvreté limousine, pauvreté universelle, comme celle racontée par Pierre Michon dans Les Onze lorsqu’il évoque « les Limousins de malheur » semblables aux « nègres d’Amérique ». De quoi faire songer au « Temps des métairies », le premier tome du Pain noir de Georges-Emmanuel Clancier, situé lui aussi en Limousin, chez les paysans pauvres, dont les premières lignes disaient : « La mère dit un conte comme cela où des parents trop miséreux abandonnent leurs enfants (…) Qu’est-ce que c’est la misère ? Il y avait une immense forêt dans ce conte et un géant, comment donc ? Ah ! un ogre, il mangeait les enfants. Ne plus penser à cela ! Se cacher de nouveau sous les draps, mais il y fait noir : si l’ogre aussi allait s’y tapir ? » C’est cela que raconte Franck Bouysse : un conte très sombre où l’ogre tant redouté de nos enfances est réellement venu se tapir dans la chambre de Rose, dans ses draps, à qui il va faire subir le pire, avec la complicité d’une vilaine femme, bien pire que la fée Carabosse. Un ogre absolu, en quelque sorte, un vampire à la Bram Stocker, chasseur d’homme comme le comte Zaroff, un ogre dont la forge maléfique sert à faire disparaître l’adversaire, comme un Vulcain diabolique annonciateur d’autres crémations à venir – Bouysse se rapproche ici de Shakespeare associant dans Hamlet la figure de Vulcain et celle du diable. Le roman frôle d’ailleurs l’épouvante, le fantastique, la maison de maître où Rose est prisonnière faisant parfois vaguement songer aux Mystères d’Udolphe d’Ann Radcliffe. « J’aurais voulu quitter la maison, en être capable, partir à travers les bois… » écrit Rose, confrontée à la présence fantomatique de l’épouse du propriétaire des lieux. Persiste alors en nous, tout au long de cette lecture, le duo tragique interprété par Nick Cave et Kylie Minogue, Where The Wild Roses Grow, avec cette première phrase : « They call me The Wild Rose »…

La religiosité est présente dans cet ouvrage, et l’on peut dire qu’il est habité par le péché, la monstruosité, la violence absolue, jusqu’à la négation des corps, le meurtre, l’infanticide, la tentation du suicide, le mal – qui tient les uns et les autres dans ses rets enchevêtrés –, la folie, le désespoir et le remords. Le père de Rose est une figure possible de Judas, ne pouvant supporter d’avoir livré le Christ pour trente deniers et finissant par se pendre. Le romancier s’inscrit là dans une tradition littéraire que l’on ferait volontiers aller de saint Augustin à Camus, ici peut-être aussi à Bernanos, avec un prêtre recevant l’histoire de Rose écrite dans des cahiers. Dans le Journal d’un curé de campagne, le curé d’Ambricourt médite à propos de l’idée « du mal lui-même, cette énorme aspiration du vide, du néant. » Onésime le paysan racle « la merde », les rêves sont « vides de rêves » et le cœur ne semble être que la « dérisoire métaphore d’un sentiment diffus, empêché, parce que, quelque interprétation qu’on en fasse, le cœur n’est pas d’or, il sert à peu de choses, pour ne pas dire à rien. » Franck Bouysse, après Louis Guilloux, évoque un « sang noir » et « le goût vivant du sang mort dans [l]a bouche ». Dès lors se pose la question, sans doute également importante dans Né d’aucune femme, de la rédemption (d’autres utiliseraient peut-être l’expression à la mode « résilience »). Est-elle possible ? L’incontestable suspense de ce roman y conduit-il, ou conduit-il à la déchéance absolue ? Et par où pourrait-elle advenir, cette rédemption ? De l’amour salvateur, malgré tout ?

Des mots, peut-être. Encore et toujours. Rose a besoin d’écrire ce qui lui est arrivé, elle dit : « la seule chose qui me rattache à la vie, c’est de continuer à écrire » et elle invente un nouveau verbe : « écrier ». Génie, un autre personnage, a besoin de l’entendre, comme le prêtre va vivre son existence avec ce texte douloureux. Et le grand ordonnateur de ce livre puissant et vibrant – à l’image des chevaux qui y sont mis en scène –, qui a laissé plonger son inspiration au plus profond de l’humain puis remonter vers la lumière, c’est Franck Bouysse dont l’écriture, sans être aussi lyrique que dans Plateau, demeure stylistiquement parfaitement maîtrisée (avec un usage remarquable des variations des temps des verbes et de la syntaxe selon les locuteurs), poétique (littéralement, par exemple lorsqu’Edmond s’exprime) et originale (sachant dire aussi l’animal, une constante chez cet auteur). C’est lui qui, comme Rose, dit, à propos des mots, « je les respire, les mots-monstres et tous les autres. » Il nous les fait respirer, et après l’avoir lu, nous respirons mieux.

 

[1] Au même moment et dans un tout autre style, Roselyne Bachelot raconte chez Plon dans Corentine l’histoire de sa grand-mère bretonne vendue à sept ans par ses parents à un marchand de chevaux de Roudouallec.

Histoire de La Jonchère et de son arboretum (7)

Linteau de l’ancien collège (L. Bourdelas)

La place de l’église (c) Paul Colmar

Place et statue Denis Dussoubs à Limoges

 

Le  XIXème siècle et le début du XXème

Un monument de La Jonchère – le collège – a accueilli, dans sa jeunesse, un hôte illustre : Denis Dussoubs, né à Saint-Léonard-de-Noblat en 1818. Construit dès la publication de la loi Falloux, ce grand édifice connaît ses heures de gloire de 1830 à 1845. Le maître d’œuvre, et futur directeur de l’établissement, le « vénérable » curé Chassaing (curé à La Jonchère de 1828 à 1840) fait édifier le bâtiment et ses dépendances avec les pierres provenant de la partie ruinée et non reconstruite de l’église Saint-Maurice, alors décrite « comme une grange en désolation ». Ce collège brille par la qualité de son enseignement et par la renommée de ses précepteurs, tel Léon de Jouvenel (philosophe, baron, député conservateur, président du conseil général de la Corrèze, maire de Varetz, opposant à Napoléon III). Denis Dussoubs en est un des plus célèbres élèves. Michel Laguionie a précisé, à propos de son frère et lui : « Soucieux de pourvoir ses neveux d’une solide instruction, l’oncle Gaston les mit en pension au collège (…) Disciple de Voltaire, l’oncle ne tenait pas les religieux en grande estime, mais l’établissement était réputé dans toute la région, pour la qualité de son enseignement. »[1] Devenu avocat fort renommé, partisan à Limoges de la révolution de 1848, il meurt le 2 décembre 1851 d’une balle dans la tête sur les barricades parisiennes, lors du coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte, alors qu’il remplaçait son frère Marcellin, député démocrate socialiste, malade. Gérard Dumont précise qu’alors qu’il était collégien à La Jonchère, celui-ci « afficha sa vivacité d’esprit en démasquant un mystificateur qui jouait les fantômes dans le cimetière. »[2] Denis Dussoubs avait également étudié au lycée de Limoges, puis à la Faculté de droit de Paris. Le collège ne survécut cependant point à un scandale, « dont les héros – précise encore Laguionie – étaient un prêtre-professeur et une jeune cuisinière. Dans un débarras, ces deux personnages se livraient aux jeux innocents de l’amour. Pour leur malheur, un élève, passant par là, avait collé un œil sur un trou que formaient des planches disjointes. Tous ses condisciples, invités par lui, étaient venus assister à ces tableaux on ne peut plus vivants ! »

En 1847, Jean Bonnaud édifia, à côté de l’église, les halles couvertes, démolies en 1925 et remplacées par la salle des fêtes.

[1]                      La vie généreuse et pathétique de Denis Dussoubs, Lucien Souny, 1989, p. 17.

[2]                      G. Dumont, La Jonchère-Saint-Maurice d’hier et pour demain », auto-édition, 2012, p. 482. Il indique : « De nos jours, l’ancien collège subsiste toujours, transformé en logements et commerces. De la grisaille de ses murs émerge encore une inscription latine qui témoigne de son passé : « has edocendae juventuti fecit aedes Chassaing rector Parochiae, anno domini Mdcccxxx » «  Chassaing, curé de la Paroisse, a fait édifier ce bâtiment pour servir à l’éducation de la jeunesse, l’an du Seigneur 1830 ».