Anne Rouffanche (c) L. Bourdelas
Je suis très heureuse de participer à cette journée d’hommage qui célèbre le centenaire de la naissance de Joseph Rouffanche, mon grand-père. Je remercie Laurent Bourdelas pour son invitation chaleureuse et sa confiance et Michel Bruzat qui a accepté d’accueillir cet hommage dans son théâtre.
Je tiens à préciser que je ne suis pas spécialiste de la poésie, ni de l’œuvre de Joseph. J’ai hérité de manière indirecte de son amour de la littérature et de son goût pour la recherche, et je me suis inscrite dans cet héritage à travers mes études de lettres, l’enseignement de la littérature et par mon travail de thèse, que j’entreprends cinquante ans après lui. Malgré ces points communs et cette filiation évidente, je n’ai jamais eu l’occasion de parler de littérature ou de poésie avec Joseph, car les années ont joué contre nous et le grand-père que j’ai connu était livré tout entier à un combat perdu d’avance contre le grand âge et la mort. J’avais une dizaine d’années au moment où sa santé a commencé à décliner, au début des années 2000, et quand, adolescente, je me suis passionnée pour la littérature, il s’en détachait comme, petit à petit, de tout ce qui constituait le cœur de son existence. On s’est donc croisés dans la vie, et c’est notre tragédie, mais j’ai la chance inouïe de pouvoir le retrouver dans la littérature et dans les textes qu’il a laissés. Textes publiés et textes inédits, car la mort s’accompagne souvent de redécouvertes.
Quand mon père Dominique et mon oncle Francis ont vidé le bureau de la maison de Landouge, ce bureau avec vue sur les vaches limousines que Joseph partageait avec ma grand-mère Yolande, et où ma mémoire resitue spontanément son image, ils ont découvert, parmi les volumes de livres, les photographies et la correspondance intime, des documents inédits. J’ai pu consulter deux cahiers recouverts de la petite écriture soignée de mon grand-père, qui étaient probablement restés intouchés entre leur rédaction et la lecture que j’en ai faite ces derniers mois. Dernière petite-fille de Joseph, je suis l’une des seules personnes ici à n’avoir jamais véritablement échangé avec le poète, ou même avec l’homme ; je suis donc particulièrement heureuse d’instaurer, grâce à ces cahiers, un dialogue avec lui par-delà la mort.
Les deux cahiers ont été écrits entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, principalement entre 1978 et 1983, c’est-à-dire dans la seconde moitié de la préparation de sa thèse d’état, entamée en 1971 et soutenue en 1985, sous le titre « Espace du cœur et passion du temps dans l’œuvre poétique de Jean Follain ». Ces cahiers consacrés au travail préparatoire de thèse sont désignés par Joseph « le cahier marron » et « le cahier vert » ; ceux-ci prenaient place dans un ensemble de cahiers auxquels Joseph renvoie ponctuellement dans les deux que j’ai consultés. Ces cahiers fournissent des informations précieuses sur l’élaboration de la réflexion de Joseph et sur ses méthodes de travail mais révèlent aussi un regard sur l’œuvre de Follain et sur la poésie qui en disent long sur le critique et le poète. Les cahiers mêlent notes de lectures critiques, analyses de poèmes de Follain, mise en place d’un discours conceptuel cohérent sur l’œuvre du poète et réflexions plus larges sur la littérature et la poésie, et l’on reconnaît tour à tour le lecteur, l’enseignant, le critique et le poète. J’ai bien conscience que mon propos, parce qu’il s’appuie sur le travail préparatoire de thèse de Joseph, reprend en partie ce qui a déjà été dit sur les rapports entre son travail académique et sa création poétique[1]. Mais il me semble que ces brouillons sont riches d’enseignement à deux niveaux : d’abord parce qu’ils représentent une somme de lectures et de réflexions qui dépassent le cadre d’une thèse et représentent en quelque sorte la partie immergée de cet iceberg qu’est la thèse, et ensuite parce que leur nature de brouillons non destinés à la lecture leur confère une plus grande liberté de ton et autorise un investissement personnel plus marqué. Avec toute l’humilité qui est la mienne devant cette œuvre que je découvre encore, mon propos consistera donc à présenter ces cahiers et à proposer quelques pistes d’étude et de réflexion. Après avoir présenté rapidement le format et le contenu des cahiers, je montrerai qu’ils permettent de retracer l’élaboration de la réflexion de Joseph sur l’œuvre de Follain, réflexion menée dans une démarche critique nourrie par le regard du poète.
- Présentation des cahiers
Contextualisation
En 1971, à la mort de Jean Follain dont Joseph admirait l’œuvre, il décide de lui consacrer une thèse. Les pages de ses cahiers de thèse sont souvent datées ; c’est ainsi que l’on sait que les cahiers vert et marron, écrits simultanément, couvrent la seconde moitié du travail de thèse, de 1978 à 1983, avec une majorité de passages écrits entre 1979 et 1981. Trois exceptions toutefois : dans le cahier marron, un feuillet intitulé « Lecture de l’œuvre » qui s’intéresse aux motifs se rapportant au « plaisir de l’espace » et au « plaisir du temps » est daté du 21 décembre 1977. Dans le même cahier, figure l’inscription « relecture mai 85 » sur un intercalaire consacré aux « structures temporelles complexes », écrit le 7 janvier 1981. Il s’agit donc d’une ultime relecture avant la soutenance qui a eu lieu cette même année 1985. Toujours dans le cahier marron, l’intercalaire 5 du feuillet intitulé « L’aventure des motifs », inséré dans les premières pages, est daté du 10 octobre 1990, ce qui montre que la réflexion s’est prolongée bien au-delà de la soutenance.
Sur certains intercalaires, la précision de la datation est telle qu’on suit le travail de Joseph quasiment au jour le jour. C’est ainsi qu’un feuillet du cahier vert, consacré au temps, permet de constater l’évolution du travail pendant le mois de juillet 1979, les intercalaires étant datés du 3, 7, 9, 13 et 15 juillet.
Composition et organisation des cahiers
Le cahier marron et le cahier vert sont des cahiers Clairefontaine 17×22 impressionnants par leur volume, à cause des nombreuses feuilles insérées entre les pages, que Joseph appelle des « intercalaires ». La plupart sont des feuilles volantes recouvertes entièrement de l’écriture de Joseph ; on trouve aussi des feuilles dont le recto est tapuscrit (poème tapé à la machine à écrire) et dont le verso a servi de brouillon, des pages de manuel annotées, des coupures de journaux, ainsi que des brochures et des publicités sans rapport avec le travail de thèse mais abandonnées là.
Les deux cahiers présentent une table des rubriques détaillée au début, écrite à quelques jours d’écart en juillet 1980, qui permet de naviguer dans les cahiers et de comprendre l’organisation de la réflexion (voir Annexes, document 1 et 2). Les tables des rubriques montrent que le contenu des cahiers correspond à plusieurs moments que l’on retrouve dans la thèse achevée : ces brouillons ont servi de base à la première moitié de la deuxième partie intitulée « La passion du temps », consacrée au devenir, à « l’évolution du sentiment de l’existence », à « l’auteur révélé » et à la question du lyrisme ; ils sont aussi repris dans la quasi totalité de la troisième partie, également intitulée « La passion du temps », qui traite de « l’usage du temps du poète » et étudie la mise en place d’une poétique du temps destinée à « jouir et faire jouir du temps dans le poème ».
Les pages et les intercalaires reprennent les titres des rubriques et sont numérotés avec une pagination très précise. Les pages blanches laissées entre les différentes sections des cahiers montrent que Joseph travaillait simultanément à plusieurs rubriques et qu’il laissait de la place pour d’éventuels développements. Les intercalaires apparaissent comme une sorte de brouillon de ce brouillon de thèse que sont les cahiers : leur écriture semble avoir précédé celle du cahier à proprement parler car les pages des cahiers reprennent souvent de manière synthétique le contenu des intercalaires. Les intercalaires présentent une calligraphie et une syntaxe propres au brouillon : écriture moins soignée qui révèle l’urgence de retranscrire la réflexion, mots clés jetés sur la page, puis reformulés dans une phrase souvent elle-même reprise et développée dans les pages du cahier. L’encre de différentes couleurs qu’utilise Joseph permet d’identifier les ajouts et les corrections étalés dans le temps. Les cahiers fonctionnent donc sur le mode de la juxtaposition (de feuillets traitant d’un même thème ou concept), de l’insertion, et de l’approfondissement. Leur structure arborescente représente bien le travail de thèse, fait d’approfondissements successifs et de constante mise en relation.
- Le travail de thèse
Généalogie d’une réflexion
Les dates sont de précieux indices pour mesurer l’évolution du travail de Joseph. Les cahiers révèlent des inflexions parfois significatives dans le travail mené jusqu’alors, notamment dans un dialogue que l’on devine avec le directeur de thèse, autour des références (le directeur de thèse insiste visiblement sur l’importance de comparer le traitement de l’espace et du temps chez Follain à celui qu’en font d’autres auteurs) et autour de l’étude de l’espace. À la page 8 du cahier vert figure un brouillon de message à un interlocuteur qui ne peut être que le directeur de thèse, Louis Forestier :
Vous concevez que moyennant 1 remaniement de mon étude de l’espace – dont je demeure d’accord qu’elle est indispensable – j’entreprenne la rédaction de mon étude du temps et de l’espace – par la force des choses conjuguée
Concevoir le travail sur l’espace comme une ouverture comme les fondations d’1 réflexion sur l’espace temps dans l’œuvre en vers de J. F[2].
Joseph s’interroge ainsi sur les modalités de l’intégration de l’étude de l’espace dans un travail principalement consacré au temps. C’est donc probablement à la fin des années 1970, alors que le travail est déjà bien entamé, qu’il décide d’étudier ensemble le temps et l’espace, dans une étude « par la force des choses conjuguée », qu’il présente dans l’introduction de sa thèse comme la seule manière convaincante de traiter son sujet.
Comme dans tout travail de recherche, les interrogations sont le point de départ de la réflexion. C’est ainsi qu’on trouve à la page 10 du cahier marron une série de questions qui ont guidé la réflexion à propos de l’espace :
« J’ai conçu l’étude de l’espace dans l’œuvre en vers de la façon suivante :
1/ que devient l’espace normand ?
2/ ds quelle mesure s’enrichit-il dans l’œuvre en vers ?
3/ quel autre espace intervient ?
[…] »
Enfin, certains passages révèlent les incontournables doutes et remises en question sur le travail effectué. On peut ainsi lire dans le cahier marron :
L’espace que l’on célèbre
n’ai-je pas parfois confondu ?
L’espace où l’on célèbre
Ces doutes, qui font partie de la réflexion et obligent à revenir sans cesse au sujet, contribuent à affiner la méthode de travail.
La méthode : les grandes étapes de la réflexion
Les cahiers sont en effet le lieu de l’élaboration d’une méthode de travail, comme le montre la première page numérotée du cahier marron qui s’intitule « En vue méthod. Thèse » (voir Annexes document 3), l’abréviation laissant supposer que le mot tronqué est « méthodologie ». Un crochet rassemble les différents points de cette première rubrique : « raisons personnelles », « diffic. de l’entreprise » (point que l’on retrouve à l’ouverture de la thèse achevée) et « type de critique utilisée ». À la ligne, une série de tirets énumère les « raisons personnelles » :
– rencontres Follain
– réfl. personnelle : j’aimerais entreprendre un travail universitaire sur votre œuvre
– moi fils vieilli d’1 génér. déjà ancienne
[…]
– entre le sujet moi et l’objet Foll.
entre nos deux œuvres poet des relations d’intersubjectivité dont agencement des parties ds le tout du poème.
Le terme de « rencontres » attire l’attention et peut être riche de sens : au-delà des trois rencontres qui ont eu lieu entre Jean Follain et Joseph Rouffanche et que ce dernier raconte dans l’avant-propos de sa thèse, on peut voir à travers ce mot un sens plus métaphorique qui renverrait aux rencontres des œuvres, ce que corrobore l’expression de « relations d’intersubjectivité » entre les deux œuvres poétiques, illustrée par un exemple concret concernant la structure des poèmes. Cette notion d’intersubjectivité reprend le « sujet moi », où le regard est plutôt celui du chercheur qui s’affirme comme subjectivité face à un objet d’étude. L’adresse directe à Follain (« votre œuvre ») a de quoi surprendre si l’on considère que Follain est déjà mort au moment où Joseph entame son travail de thèse ; il faut y voir l’indice d’un projet mûri de longue date, et même discuté avec l’intéressé, comme le révèle Joseph dans l’avant-propos de sa thèse : « Un démon me poussa à dire que son œuvre m’attirait – quoique je ne la connusse encore que très superficiellement – au point que si j’écrivais un jour une thèse, j’aimerais que ce fût sur elle ». À travers cette adresse directe, un dialogue s’instaurer au-delà de la mort de Follain, marqué d’office par le passage du temps avec cette auto-désignation comme un « fils vieilli d’une génération déjà ancienne », qui tend à faire de Joseph l’héritier d’un autre temps. Cette forte présence du « je » du critique et du poète dès les premières pages du cahier révèle tout l’investissement personnel de Joseph Rouffanche dans ce travail de thèse entrepris sur un poète qui était à la fois un aïeul et un frère en littérature.
Le cahier vert s’ouvre sur une exposition des raisons de ce travail et sur les buts poursuivis (voir Annexes document 4) :
Il est sûr que j’ai voulu :
1/ Faire savourer un plaisir du texte par la catégorie de l’espace
2/ Démontrer le rôle joué par l’espace conté de l’o.a.p. [œuvre antérieure en prose] ds l’ œuvre en vers.
Pourquoi cela ?
Non en raison d’1 antériorité de l’o.a.p relativemt à l’œuvre en vers – je sais bien que les créations sont parallèles voire simultanées –
Mais parce que l’espace de l’o.a.p. se calque directement sur l’expé. vécue
Au présent du début du cahier marron répond ce passé composé (« j’ai voulu ») qui suppose un certain recul vis-à-vis du travail déjà accompli. Joseph se concentre ici sur les raisons qui l’ont poussé à analyser l’espace dans les œuvres en prose de Follain, étude qui a constitué un apport précieux aux travaux sur la poésie de Follain, comme l’a souligné Elodie Bouygues[3].
Si le début des cahiers s’intéresse aux raisons qui ont motivé le travail de thèse et aux buts poursuivis, ce qui correspond logiquement à l’une des premières étapes de la réflexion, d’autres pages portent sur des étapes cruciales de la réflexion et de la rédaction : le choix d’exergues, la recherche d’un titre, l’écriture de la conclusion. La page 92 du cahier vert, intitulée « Exergues possibles », présente une liste de citations choisies, dont une tirée du Paysan de Paris d’Aragon, une de Thomas Mann, ce grand écrivain de la mémoire, d’autres de Rilke et Hölderlin. Ce choix d’exergues s’intègre dans la recherche d’« un art d’agréer de la thèse », dans le but de « cultiver le plaisir du texte », ainsi qu’il l’écrit en haut de la page. À la date du 21 mars 1980, qui montre que cette réflexion sur le choix des exergues a été entreprise longtemps avant la fin de la thèse, il écrit :
pourquoi pas 2 exergues : citation d’un autre auteur, citation de Follain au regard l’une de l’autre.
ou citation F. faisant écho à la fin du dvelt d’exergue empruntée à 1 autre
Toujours dans le cahier vert, en haut de la page 95, sous les mots « Titre thèse ? », on peut lire à l’encre noire :
De l’espace du cœur à l’espace orphique
Du temps vécu dans l’Eternel à la passion du temps
temps vécu dans l’éternel et passion du temps
Ajoutées en-dessous au crayon de papier figurent ces expressions :
« Espace du Cœur. Espace orphique.
Temps vécu dans l’Eternel. Passion du temps. »
Deux d’entre elles seront finalement retenues, en 1981 si l’on en croit ce qu’écrit Joseph dans l’avant-propos de la thèse : « En 1981 nous tenions notre synthèse dont voici l’intitulé : espace du cœur et passion du temps dans l’œuvre poétique de Jean Follain ». Cette date coïncide avec l’époque d’écriture des cahiers.
À la page 51 du cahier marron est inséré un dossier intitulé « En vue conclusion thèse », écrit en octobre 79 qui propose un plan d’ensemble de la thèse et des idées de conclusion.
Les grandes étapes de la réflexion sont donc représentées dans ces cahiers qui font aussi une large place à un élément incontournable de l’étude littéraire : l’analyse de texte.
L’analyse de vers
Le travail de thèse suppose bien évidemment de nombreuses analyses approfondies des œuvres, à toutes les étapes du développement, et les cahiers présentent plusieurs analyses de poèmes. Dans le cahier vert, inséré à la page 11, un brouillon de lettre montre que Joseph a demandé de l’aide à Michel Boy, un ami professeur de philosophie, pour l’interprétation de deux passages de poèmes (voir Annexes document 5) :
Quel sens donnes-tu au mot ‘métaphysique’ dans ce poème de Follain :
Métaphysique
Quand ils l’aperçoivent
au fond des chaumières
ses maris soutenant
le bol à fleurs bleues
devant ses seins tendres
ils sentent l’ardeur
puis tout s’évapore
du décor fragile
pour laisser flotter
la seule odeur nue
de métaphysique.
x
Comment comprends-tu les 4 derniers vers de cet autre poème du même J. F.
Structures du temps
[…]
Selon le dire d’Héraclite
le temps semble un enfant qui joue
les beaux jours aux chants d’oiseaux
passent vite à l’éternité
Je ne voudrais pas abuser de ta gentillesse, de ton si amical et précieux concours, mais je ne suis guère philosophe et n’entends pas le grec.
On retrouve une analyse des deux derniers vers cités, « les beaux jours aux chants d’oiseaux /passent vite à l’éternité » dans le feuillet « De l’esthétisme » inséré à la page 15 du cahier vert, dont plusieurs intercalaires présentent des analyses de vers (voir Annexes document 6 et 7). L’intercalaire 16, composé de deux feuilles, et daté du 24 février 1980, permet de retracer l’évolution du travail. Sur la première feuille, qui porte le numéro 25, Joseph a recopié les deux vers, sans guillemets et sans indiquer le texte d’où ils proviennent, puis il propose une interprétation :
Les beaux jours aux chants d’oiseaux
passent vite à l’éternité
peut aussi vouloir dire
qu’ils sont beaucoup trop courts
bien
- les fillettes qui jouent et ne
se rendent pas compte que la nuit
tombe que déjà les feuilles sont
noires.
que c’est une époque si brève
que ce temps vécu ds l’Eternel, l’enfance,
est une époque si brève.
On est bien ici dans le brouillon : l’analyse commence par le deuxième élément d’une alternative dont on ne connaît pas le premier élément (« peut aussi vouloir dire »), la syntaxe est hésitante. Daté du même jour, la deuxième feuille de l’intercalaire, qui porte le numéro 26 et le titre « Explication », reprend cette analyse :
les beaux jours aux chants d’oiseaux
passent vite à l’éternité
car c’est alors que le présent est éternel
(comme tout passe à l’éternité. Jankélévitch
l’expression ne veut-elle pas dire que les beaux
jours passent très vite
thème : mais hélas les beaux jours sont si courts
ou bien : comme ils sont la perfection comme
il(s) ne leur manque rien, alors ils remplissent
la condition de l’éternel selon
- aussi JM. V. curé d’Ars
‘Alors il vivait l’éternité sans appréhender
l’effarant mystère du temps …’
L’analyse est ici approfondie, propose deux niveaux d’interprétation et des références qui devraient permettre d’enrichir le propos. Le travail très riche d’analyse auquel se livre Joseph dans les cahiers lui permet de saisir le fonctionnement interne du poème follainien. « Pourquoi le poème foll[ainien] tient-il ? » : c’est ainsi que s’intitule une des feuilles insérée à la page 39 du cahier marron, laquelle porte sur le poème dans ses rapports au temps :
Pourquoi le poème foll. tient-il ?
N.B. 1 poème peut tenir sans que l’on puisse parler de réussite.
[…]
Comment cela tient-il ? Parce que chaque fragment […] contient 1 image, 1 vérité, 1 psychologie de caractère universel.
[…]
Comment n’eût-il pas eu en horreur le régionaliste lui qui a vocation d’universalité ?
Cette question initiale (pourquoi un poème tient-il ?) intéresse le critique mais aussi et peut-être surtout le poète, dont le regard connaisseur apparaît dans ces lignes (à travers le nota bene). La dernière question soulève une tension entre régionalisme et universalisme qui est au cœur de la réflexion et de la poésie de Joseph, lui a qui a souvent été considéré de manière réductrice comme un poète régional, à cause d’une incompatibilité supposée entre le local et l’universel, alors que la littérature ne cesse de démontrer, comme l’étudie Joseph dans ces cahiers et comme il l’expérimente dans sa poésie, que l’universel naît du local et le général du particulier, tout comme l’éternité naît de l’instant. Ce dernier exemple révèle le regard du poète, qui parcourt les cahiers.
- Un regard de poète
Irruption d’un « moi » poète
De manière attendue et incontournable dans un travail de recherche, le point de vue et le regard du critique (le « moi sujet face à l’objet Follain ») transparaît régulièrement au fil des pages. Il est parfois difficile d’identifier la part du critique et la part du poète dans cette première personne. À certains moments, c’est bien le poète que l’on reconnaît à travers quelques commentaires qui instaurent un dialogue poétique entre deux œuvres et deux visions poétiques. C’est le cas par exemple dans un feuillet inséré à la page 7 du cahier marron, qui fait la liste de motifs spatiaux dans l’œuvre de Follain. Une feuille est intitulée « Notion de paysages, de sites, de lieux, de motifs spatiaux obsédants de tropismes (peut-être) » avec pour sous-titre « Du rayonnement infini d’1 espace fini » et s’intéresse au motif du mur qui s’écroule. Joseph a écrit entre parenthèses :
(pour moi tropisme du lointain, de l’horizon auquel je bute d’où mon envie d’être oiseau. Le ciel terrestre installe la réalité m. de l’impossible, de l’absence)
(pour moi rayonnemt. Le petit pays qui va de l’hiver à l’hiver
Cette irruption de la première personne, à travers la forme tonique « moi », reléguée à un espace entre parenthèses pour signaler la digression ou la pudeur, fait sortir l’analyse du cadre strict de la thèse et fait apparaître à la fois l’individu (impression subjective de buter contre l’horizon) et le poète, à travers des motifs et des thèmes chers à son œuvre, et cette dernière phrase imagée qui ressemble à un vers libre. En l’occurrence, « Et du petit pays qui va de l’hiver à la l’hiver » est un vers du « Poème de l’eau douce » paru dans Élégies limousines en 1958. Si certains vers libres viennent trouer la prose critique, les pages des cahiers donnent aussi à lire de nombreux passages à l’allure aphoristique.
Le goût de l’infime : aphorismes et haïku
De nombreuses phrases des cahiers ressemblent à des aphorismes, par leur caractère synthétique et suggestif, leur portée générale et leur thème (le temps, conformément au sujet de thèse). On peut noter par exemple ces phrases, tirées d’un feuillet intitulé « Existence et lieux » inséré à la page 4 du cahier marron : « Notre vie est du temps tissé par nous sur de l’espace », « Souvenir c’est avoir lieu et occuper de plus en de plus de lieux », dont on trouve une variante au début de la thèse achevée : « Exister c’est durer, donc devenir, en occupant de plus en plus de lieux[4]. » L’une des dernières phrases du même cahier se distingue aussi par son allure aphoristique : « C’est l’imaginaire, c’est le rêve qui peuvent concentrer le lointain vague de la mémoire en l’essence étoilée d’un moment pur. »
En dépit du travail imposant que constitue la thèse et du foisonnement de ces cahiers, ceux-ci révèlent un intérêt tout particulier pour le petit, le mineur, l’infime, intérêt qui est celui de Joseph critique mais aussi et surtout poète. Difficile de ne pas faire le lien entre ces aphorismes qui émaillent la réflexion, condensés de réflexion et d’inspiration poétique, et deux éléments étudiés par Joseph dans sa thèse et présents dans son œuvre : une forme, le haïku, et un thème ou motif, l’infime. On comprend pourquoi Joseph a choisi de consacrer sa thèse à l’œuvre de Follain quand on consulte le dossier consacré aux « profondeurs de l’insignifiant », inséré à la page 3 du cahier marron, où il écrit en petits caractères en haut d’une feuille volante :
Poète qui a entrepris l’exploration
du domaine infini de l’infime
qui en a compris la fécondité
auguré puis
vérifié la portée
La dernière page de ce dossier, daté du 5 septembre 1978, intitulé « L’infime » s’intéresse précisément à l’ombre dans les poèmes de Jean Follain. Éloge de l’ombre placé sous le signe de l’infime qui fait discrètement écho aux nombreuses références à l’art japonais du haïku[5]. Inséré à la page 37 du cahier marron se trouve un dossier sur le haïku, composé d’une page du journal Le Monde sur « L’Empire des signes selon Roland Barthes » datée du 19 avril 1980, de notes prises le 10 mars 1979 sur une anthologie de haïku[6] préfacée par Yves Bonnefoy parue en 1978, et d’analyses de la poésie de Follain à la lumière de cette forme. Une feuille datée du 6 novembre 1979 commence sur ces mots :
(moi : Je suis frappé par la part de
l’élémentaire, du trivial
de tout ce qui a réputation de platitude
que des siècles de poésie française ont honni
et que le haïku érige en absolu.
Cette irruption d’un « je » critique mais aussi et surtout poète (on notera d’ailleurs l’alexandrin blanc de la dernière ligne) ne surprend pas si l’on sait l’intérêt que Joseph a porté à cette forme qu’il a pratiquée dans ses derniers recueils. Il apparaît très clairement que son travail de thèse a enrichi sa propre création littéraire et que ses recherches sur le haïku ont alimenté son œuvre autant que son travail de thèse.
Cette exploration des cahiers s’est inscrite pour moi sous le signe de l’infime et de l’intime, ces deux notions incontournables du travail critique et poétique de Joseph. Expérience de l’infime par ma lecture attentive de ces brouillons foisonnants, parfait reflet du travail à la fois magistral et minuscule qu’est la thèse, fait d’assemblage d’idées et d’analyses poussées à un degré de détail sans égal. Expérience intime comme la conversation qui se noue entre un auteur et son lecteur, d’autant plus quand l’auteur est un être familier.
Dans l’avant-propos de sa thèse, Joseph explique qu’il avait considéré la mort de Follain en 1971 comme l’occasion de tenir la promesse qu’il lui avait faite, un peu à légère, d’écrire une thèse sur son œuvre. Ce magnifique hommage de 800 pages finit sur les mots suivants : « cet Orphée qui ne cesse de chanter dans le ‘piège du temps’ ouvre théoriquement aux poètes, frères du présent et de l’avenir, la voie d’une fécondité infinie[7]. »
Je n’ai fait aucune promesse à mon grand-père du type de celle qu’il avait faite à Follain, mais je suis heureuse de lui rendre aujourd’hui ce modeste hommage.
Anne Rouffanche
ANNEXES
Le « cahier marron » et le « cahier vert »
document 1 : page de rubriques du cahier marron
Document 2 : page de rubriques du cahier vert
Document 3 : « En vue méthod. thèse », page tirée du cahier marron
Document 4 : « Il est sûr que j’ai voulu », page tirée du cahier vert
Document 5 : brouillon de lettre à Michel Boy (page 1/2) tiré du cahier vert
Document 5 : brouillon de lettre à Michel Boy (page 2/2) tiré du cahier vert
Document 6 : « Les beaux jours aux chants d’oiseaux », page tirée du cahier vert
Document 7 : « Explication », page tirée du cahier vert
[1]BOUYGUES, Elodie, « Rouffanche au miroir de Follain : poésie et poétique », dans L’Espace du cœur dans l’œuvre de Joseph Rouffanche, revue Eidôlon n°76, BOUYGUES, E. et PEYLET, G. (dir), 2007, Bordeaux, pp 17-30
[2]Je reproduis dans chaque citation l’écriture en prise de notes utilisée par Joseph dans ses cahiers.
[3]« Il [Rouffanche] met à jour, par exemple, de façon magistrale que le caractère énigmatique des poèmes provient largement de la méconnaissance de l’œuvre en prose » dans BOUYGUES, E., « Rouffanche au miroir de Follain », art. cit., p21
[4]ROUFFANCHE, Joseph, Espace du cœur et passion du temps dans l’œuvre poétique de Jean Follain, 1985, Lille, Presses universitaires de Lille, p3
[5]Voir à ce sujet MALABOU Maryse, « Le palimpseste d’Instants de plus, ellipses, éclipses … le haïku revisité », dans L’Espace du cœur dans la poésie de Joseph Rouffanche, op. cit., pp 41-50
[6]MUNIER, Roger (dir), Haïku, Paris, Fayard, 1978
[7]ROUFFANCHE, Joseph, Espace du cœur et passion du temps dans l’œuvre poétique de Joseph Follain, op. cit., p812