28 Déc

Notices pour servir à l’histoire du théâtre en Limousin (36): Jean Pellotier, Andrée Eyrolle et Robert Birou

PARCOURS et FIGURES

 

Jean Pellotier, figure totémique du théâtre limougeaud

l’acteur limousin Jean Pellotier par C. Lagarde

 

Jean Pellotier a partagé sa carrière entre le théâtre où il fut comédien et metteur en scène, et la radio, notamment « Limoges-Centre-Ouest » où il jouait des dramatiques radiophoniques dans les années 50. Professeur d’art dramatique au conservatoire de Limoges entre 1966 et 1993, il a également présidé l’association du théâtre de la Passerelle à Limoges pendant 27 ans. Il est mort à l’âge de 88 ans, en 2014 et nous avons été un certain nombre de ses anciens élèves, amis, spectateurs, à assister à ses obsèques à l’église Saint-Pierre de Limoges.

Voici ce qu’il m’avait confié :

« Ainsi que nombre de comédiens, c’est en partie pour vaincre ma timidité et aussi parce que j’ai éprouvé très vite une passion pour la poésie, que je commençai à m’entraîner dans la chambre vide d’un très vaste appartement – pièce comportant une alcôve pouvant figurer un plateau. C’est donc sous l’Occupation que j’affrontai le public en des spectacles donnés au bénéfice des prisonniers de guerre. Encouragé par mes camarades collégiens auprès desquels, me semblait-il, j’avais gagné quelque estime, je montai à Paris, venant de Fontenay-le-Comte en Vendée, avec une insouciance totale vis-à-vis de la concurrence, cramponné à mon ego ! C’était l’automne 1945.

Je m’inscrivis au cours d’un certain Louis Blanche (le père de Francis), comédien au Théâtre de l’œuvre. Ces cours avaient lieu au Théâtre des Noctambules, à deux pas de la Sorbonne. Je n’y suis resté que quelques mois. Et ce furent des mois de petits boulots : spectacles de patronage, synchro, figuration… et théâtre de salon chez ma propriétaire, poétesse et hagiographe à la Bonne Presse… ambiance « Madame Verdurin ». Pour sortir de cette situation aléatoire, j’eus l’idée de me présenter à un concours de speaker en 1947, conjointement à une audition de comédiens à la Radio Diffusion Française. J’eus la joie d’être reçu, mon timbre de voix convenant au style très officiel propre à l’époque. Nommé à Tunis (1949-1955) puis à Toulouse (1955-56), je suis arrivé ensuite à Limoges, boulevard Victor Hugo, où j’ai exercé jusqu’à l’éclatement de l’Office – 26 ans de radio au cours desquels le métier de speaker s’effaçait sournoisement face à l’emprise grandissante des journalistes et animateurs plus ou moins déboutonnés… Dieu merci, les émissions dramatiques m’ont permis de tenir la tête au-dessus des ondes, sans parler des émissions littéraires et de plusieurs spectacles décentralisés ou de télévision régionale et nationale.

Et ce fut le Conservatoire de Limoges, où je suis resté aussi 26 ans, succédant à Jean Dorsannes, mon successeur étant Michel Bruzat. Vinrent ensuite nombre de participations avec J.P. Laruy, le Grand Théâtre, le Festival de Bellac, Michel Bruzat, des films avec Patrick Jeudy, la télévision avec Serge Danot… Verba volent ! »

 

La Dédée

par Marc Bruimaud

 

 Andrée Eyrolle et Marc Bruimaud (c) SerGe

 

Lors d’un épisode d’X-Files (« Le retour de Tooms »), Mulder et Scully attendent depuis des heures dans une voiture, ils papotent gentiment et soudain, chose inédite, Scully, qui s’inquiète pour la santé de son partenaire, appelle Mulder « Fox » (c’est son prénom). Amusé, Mulder lui répond : « Même mes parents m’ont toujours appelé Mulder ! ». Dans la vie, mine de rien, c’est important, comment certaines personnes vous appellent… Par exemple, j’avais une amie qui m’appelait « Mon gros lapin », une autre « Le vilain Meussieu ». Andrée Eyrolle, elle, elle m’appelait toujours « Bruims » : « Ah, c’est toi, Bruims ? », « Comment tu vas, Bruims », ou, encore mieux : « Bruims… Tu m’emmerdes ! ». Vous n’imaginez pas à quel point ça me plaisait, venant de La Dédée.

Sinon, La Dédée, c’était la personne la plus chavirante (non, j’en ai connu une autre qui s’appelait Marguerite H., mais bon, c’est une autre histoire) de la théâtreuserie locale, un bloc de sentiments tellement maousse costo que les kilos s’y étaient agglutinés. Elle avait beau cacher ça sous sa charpente ossue (comme disent les cruciverbistes), le poids du romantisme brut lui collait aux sandales, celui de l’offrande universelle – c’est pour ça qu’elle avait créé « Urbaka » et permis gracieusement à nous, pauvres humains avides d’amour, de vibrer au butō ou d’assister Ilka Schönbein accouchant de la souffrance du Monde Place de la République, puis sur un terrain de foute à Beaubreuil, devant les gosses du quartier. Il y eut aussi, évidemment, « La Passe imaginaire », de mémoire limougeaude, on n’avait jamais maté comédienne relevant ses jupes aussi haut, telle une Déesse des Mirodromes. D’ailleurs, quand La Dédée et Grisélidis, l’autrice du texte (comme disent les féministes) posaient côte à côte au comptoir d’un bistrot, on se demandait vraiment qui était la putain… Enfin, je sais que ça n’a rien à voir, mais les mois d’été, on pouvait admirer, lovées dans des pliants, La Dédée et sa maman au bord du lac de Bournazel à Seilhac (Corrèze), ce qui vaut bien Fellini ou Kitano.

Pour conclure « à la Perec », je me souviendrai longtemps d’elle devant les  locaux perpétuellement en friche de « Mais…L’Usine », sa « factory in progress », me disant : « Bordel, Bruims, t’as vu à quoi on ressemble ?! ». Et puis, elle rigolait (son fameux rire à la fois cristallin et guttural) en ajoutant : « Pourtant, on continue ». Alors, c’est vrai, les matins où j’ai un peu de mal à me lever, je me dis : « Bordel, Bruims, fais pas ta chochotte ! » – et je me lève.

 

« Oh lala, lala, lala ! »

le témoignage de Robert Birou du Théâtre du Cri à Brive

 

Oh lala, lala, lala !  s’écrie Lulu devant la cheminée où, lui a-t-on dit, doit bientôt descendre le Père Noël. Il écarte les bras et lâche les souliers – bien cirés ! – qu’il tenait à la main. Et puis… Rideau ! Voilà. C’est tout. La scène se passe à l’école publique de Mayrinhac-Lentour, dans la classe des petits. L’interprète de Lulu se prénomme Robert. Il a six ans… peut-être sept… ou huit, pas plus! Nous sommes tout au début des années 50.

Aujourd’hui, Robert a oublié les raisons de cette exclamation  et de ce geste. Par contre, la sensation forte qu’ils lui ont procurée est restée dans sa mémoire : une impression d’ouverture, d’élargissement, d’épanouissement. Avec ce geste qui, chez le personnage de Lulu, exprimait peut-être un sentiment d’impuissance, il aura l’impression de s’être projeté d’un coup dans un espace nouveau, d’avoir fait craquer les coutures du quotidien, de s’être risqué sur des territoires inconnus. Et l’exclamation d’un Lulu, sans doute catastrophé, résonne en lui comme un cri de jouissance et d’espérance à la perspective d’une liberté à conquérir.

Était-il passé dans la classe des grands, quand il a entendu pour la première fois : « Rodrigue, as-tu du cœur ? » Probablement. Mais il n’a gardé en mémoire que la découverte de cette réplique fameuse. A ce moment-là, il ignorait que quelques années plus tard, sur une scène de théâtre, il exhorterait le Rodrigue en question à se battre pour l’honneur et pour l’amour : « Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix. » Eh oui ! A quinze ans, au petit séminaire dont il était l’élève, à Gourdon, il a  interprété Chimène!

A la question : « Pourquoi faites-vous du théâtre ? », j’ai envie de répondre par cette exclamation venue du fond de mon enfance. Après tout, il suffit de la lâcher avec le ton qui convient! De lui donner l’inflexion qui traduira l’embarras éprouvé devant une pareille interrogation ! Sans prétendre fournir vraiment des explications, on pourra ensuite égrener quelques souvenirs plus ou moins flous que l’on chargera de placer ce choix sous le signe d’un certain déterminisme. C’est une façon de se tirer d’affaire qui en vaut d’autres, me semble-t-il. Et ça ne mange pas de pain, comme dit l’autre !

Les Tréteaux de l’Alzou ! A Mayrinhac-Lentour (Lot), au cours de l’été 1965, un groupe, qui va bientôt prendre ce nom, se constitue pour faire du théâtre. Au départ, il y a mon souhait de mettre sur les planches une pièce que j’ai écrite, sorte de vaudeville scolaire. Alors, pour cela, je mobilise : les copains, les copines, les cousins, les cousines, les frangins… Et nous nous retrouvons, souvent nombreux (plus de 20 parfois), à répéter pendant l’été. Notre répertoire ne manque pas d’ambition ni d’éclectisme : Le médecin malgré lui de Molière, Je veux voir Mioussov de Kataiev, le Revizor de Gogol, On purge bébé de Feydeau, Black Comedy de Shaffer…

Le 17 mai 1972, au Centre Raoul Dautry des Chapélies, à Brive-la-Gaillarde, le Théâtre du Cri donne sa première représentation: Devant la porte de Borchert, devant un public constitué pour l’essentiel d’amis et de membres des familles. Le groupe s’est constitué quelques mois plus tôt, à l’automne 1971. Son noyau est formé de jeunes enseignants du collège et du lycée Bossuet où je participe, auprès de mon collègue Bernard Lacombe, à l’animation du club d’art dramatique. Tous les deux, nous éprouvons l’envie “d’aller plus loin” dans la pratique théâtrale. C’est de cette envie que va naître Le Théâtre du Cri que je continue d’animer avec Michèle, mon épouse.

Notices pour servir à l’histoire du théâtre en Limousin (35): scènes nationales en Creuse et Corrèze.

Scènes conventionnées de Creuse

A partir de 2006, La Fabrique est animée par Filip Forgeau et Hervé Herpe, artistes associés à la direction artistique ; elle présente des spectacles de danse, théâtre, musique, lecture et culture urbaine. Onze après, la fréquentation annuelle s’établit entre 20.000 et 22.000 spectateurs. « À l’affiche – précise Le Populaire du Centre en 2017 –, côté théâtre, on retrouve plusieurs créations de Filip Forgeau et de sa compagnie du Désordre, mais aussi des « compagnons de route » comme les Mesguich, père et fils ou Philippe Flahaut. » Une programmation de quatre-vingt représentations par saison. Selon Forgeau, « On a un public qui s’est forgé au fil des années, qui a confiance dans la programmation et qui est prêt à découvrir des propositions radicales. » Lors de la dernière saison qu’il programme, la pièce La Petite fille hamster qui rêvait d’être une girafe qu’il écrit et met en scène pour les scolaires à l’occasion de Noël, est jugée inadaptée par les enseignants pour sa « vulgarité », avec, selon La Montagne[1], un message chargé pour des enfants (« La petite fille hamster traite de la différence, de l’identité sexuelle, de l’exclusion, du chômage, de la concupiscence, de la schizophrénie … »).

Après La Fabrique, La Guérétoise de spectacle est aujourd’hui la scène conventionnée, dont le directeur est Hervé Herpe. Un nouveau nom qui n’est pas sans rappeler – la référence est voulue – celui de la première coopérative de Guéret, créée en 1907 dans le sillage des idées alors jugées utopistes du philosophe Pierre Leroux. « Elle prônait les valeurs de partage et de solidarité qui sont toujours les nôtres aujourd’hui », souligne le maire de Guéret, Michel Vergnier. Parmi ses activités, son association avec les formidables Rencontres de Chaminadour – dont le Comité littéraire est composé d’Hugues Bachelot, Edouard Launet, Pierre Michon et Olivier Rolin – consacrées chaque année à un écrivain. En 2019, l’immense Victor Hugo.

Le Centre culturel d’Aubusson fut créé en 1981 grâce à l’entremise d’André Chandernagor, ancien ministre creusois d’André Maurois, avec le soutien actif de Jack Lang, ministre de la culture. Il regroupait un théâtre, une médiathèque et un musée de la tapisserie qui évolua plus tard en Cité de la tapisserie. Le lieu, dirigé par  Gérard Bono, devint scène nationale dix ans plus tard, prenant en 1995 le nom de Jean Lurçat, le célèbre tapissier. En plus de sa programmation, celle-ci assure un travail d’accompagnement et de coordination vis-à-vis des petites compagnies locales et régionales. Dans le journal IPNS, le directeur déclarait : « Nous sommes une agora, un espace de création artistique mais aussi un lieu de rencontre où se joue et se noue le lien social. A ce titre, notre présence est vitale, et contribue d’ailleurs à l’attractivité d’Aubusson. » Depuis plusieurs années à La Pépinière, salle de résidence mise à disposition par la ville d’Aubusson, la Scène Nationale met aussi en pratique un soutien actif à la jeune création avec 180 à 200 jours de résidence d’artistes par saison. La scène nationale est également partenaire du Festival des Nuits Noires, « atypique », dans la mesure où il a été pensé autour d’une rencontre entre 500 à 700 adolescents âgés de 14 à 18 ans, d’un public adulte et de plus d’une vingtaine d’auteurs de roman noir. Le Président d’Honneur en est Jean-Bernard Pouy, la directrice Cécile Maugis.

 

La scène nationale de Brive-Tulle

L’Empreinte est la scène nationale de Brive-Tulle, dirigée, en 2019, par Nicolas Blanc (après des passages par Perpignan, les Côtes d’Armor, le Gers, la Lozère) et Nathalie Besançon, ex chargée de communication et des relations publiques du théâtre municipal, puis directrice du théâtre des 7 collines. C’est le 15 juin 2018 qu’est apparue cette scène nationale, fruit de l’union des deux précédentes scènes conventionnées distantes l’une de l’autre d’une trentaine de kilomètres. « J’ai l’impression que l’on vient de percer une seconde fois le tunnel de Bonnel  », s’était amusé le maire Frédéric Soulier au moment de cette naissance, alors que son homologue tulliste savourait également « ce joli moment de vie, sur le plan politique et territorial, né d’une grande ambition ». Elle trouve l’origine de son nom dans le très beau texte de l’écrivain briviste Pierre Bergounioux, du même nom, où il écrit, évoquant le pays de son enfance : « une officieuse main y avait travaillé dès l’âge permo-carbonifère […]. Elle avait disposé, en rond des collines égales ou alors taluté le pied de la montagne limousine, au bord de l’Aquitaine, puis enfoncé le pouce à leur jointure. » L’Empreinte propose « un théâtre sensible et engagé, témoin de notre époque, dont les récits se déclinent dans le temps et les espaces investis par la Scène nationale. La déclinaison du répertoire d’un même artiste entre les deux scènes, l’accueil de résidences de création croisées et de projets conçus en plusieurs volets permettent de suivre des trajectoires de compagnies et de pensées, les projets se répondant comme un écho (…) Repenser plus particulièrement l’adresse et la programmation en direction des jeunes et des adolescents en temps scolaire et dans leur temps libre en s’appuyant sur les écritures dramatiques d’aujourd’hui (…) Du Bleu en hiver, le festival des jazz(s) et musiques improvisées (…) Danse en mai » et différents accueils. Faisant fi de la vieille rivalité entre Brive et Tulle, Nicolas Blanc a affirmé ne pas l’avoir sentie depuis son arrivée. « Je trouve ça vraiment symbolique que la première coopération entre Brive et Tulle se fasse sur un plan culturel », a-t-il même observé. Et à la veille de la saison 2019-2020, il écrit, avec la directrice adjointe, que cette scène doit être « vivante, en prise avec l’actualité de la création, perméable aux questions de société qui nous agitent et nous bousculent ».

[1] Le 25/11/2017.

Notes pour servir à l’histoire du théâtre en Limousin (34): expériences diverses

Urbaka

En 2019, le festival Urbaka a fêté ses 30 ans d’existence. Lors d’un voyage sur les bords du Congo, Andrée Eyrolle découvre les Akas, tribus pygmées qui inventent des fêtes du coucher au lever du soleil, « des fêtes de mutants », d’où le nom d’Urbaka, en hommage à la ville « urb » et à cette tribu d’Afrique les « Akas ». Avec 30 éditions à son actif, plus de 200 000 spectateurs et 4000 artistes venus de multiples horizons, Urbaka – festival entièrement gratuit – a lieu fin juin, pendant quatre jours dans les rues de Limoges. Mais, comme le disent ses animateurs,  « parler des Arts de la Rue n’est pas tout à fait juste… parlons d’art, de création et d’intervention dans l’espace public, rural et urbain, de réappropriation de l’espace public. Urbaka investit des lieux trop souvent ignorés, des lieux de passages, de vie, du quotidien… Urbaka réinvente les places, les rues, les squares, les pelouses, les jets d’eau, afin de faire circuler et se rencontrer les hommes. Plus qu’une programmation, Urbaka revendique une démarche politique et artistique, au-delà de son aspect marchand, un espace ludique et poétique. » Sur le programme de l’édition de 2019, le président, Jacques Reix, précisait encore : « Se retrouver au détour d’une rue, se rencontrer au début de l’été, se servir de la rue pour défendre la liberté d’expression, vivre ensemble le mariage de cultures et de disciplines artistiques, rester un indicateur de démocratie, écrire le temps du festivall’histoire d’instants poétiques et festifs, décalés et harmonieux, vivre des moments d’intimité intense et d’émotions partagées. Voilà ce qui caractérise Urbaka. » En 2019, le Festival a aussi organisé des ateliers aux Portes Ferrées – avec Brice Durand de la Compagnie Tac o Tac qui a formé des jeunes aux échasses – et à Beaubreuil. Et le 14 juillet, pour célébrer la naissance d’Auguste Renoir à Limoges, diverses animations ont eu lieu, dont une plongée dans Le Déjeuner des canotiers presque reconstitué par la Compagnie Impressionne-moi avec des saynètes théâtrales, des tableaux vivants de l’impressionnisme, des danses de l’époque.

René Bourdet (c) L. Bourdelas

 

René Bourdet à La Spouze

Dans les années 1980, René Bourdet revient s’installer à La Spouze, du côté de la Celle-Dunoise, en Creuse. Ses grands-parents y avaient acheté le manoir de Paul Gavarni (de son vrai nom Sulpice-Guillaume Chevalier), célèbre illustrateur et caricaturiste – collaborateur régulier du Charivari – de la Monarchie de Juillet. Ils y firent une ferme. Lui y créa un festival culturel pour lequel il se donna sans compter. « Monté » à Paris, René avait été formé par Pierre Debauche, et mena sa carrière sur les planches, ponctuée de régulières apparitions au cinéma et dans des fictions télé. Surtout, il vécut la grande aventure du théâtre populaire et de la décentralisation culturelle : « Avec ma troupe, nous jouions dans les municipalités communistes. Dans les années 1960, il n’y avait pas de théâtre en banlieue. » Au cours des années 1970, le grand producteur Jacques Canetti l’a envoyé, avec deux compères, chanter dans les écoles de France : « On mettait en musique des poèmes de Vian, Desnos, Tardieu ou Jacob. Pour les enfants, c’était nouveau. » A La Spouze, le « petit » festival a proposé, chaque été, à des milliers de spectateurs, des spectacles, des tours de chant et des expositions, mettant en valeur les grands auteurs du monde et de Creuse, les grands artistes locaux et nationaux, Prévert, Vian, Aragon, Césaire, Desproges mais aussi de Sand, Leroux, Nadaud, Marouzeau, Dayen ou encore Rollinat.

 

L’Attraction à vent

En 1990 est créée le Théâtre de l’Attraction à Vent – présidé en 2019 par Jean-Louis  Roland, metteur en scène, et installé à Isle (Haute-Vienne) – qui propose de nombreux spectacles, dans les théâtres et les salles des fêtes du Limousin, parmi lesquels : Le Général inconnu (Obaldia), Rainbow pour Rimbaud (Teulé), Le Malade imaginaire (Molière), Oncle Vania (Tchekov) ou bien encore Le Barbier de Séville (Beaumarchais) ou L’Eau en Poudre d’après Les Diablogues (Dubillard). Tailleur pour dames (Feydeau) a reçu le Prix des jeunes et le Prix du jury de Festhéa d’Aixe-sur-Vienne (Haute-Vienne) en juin 2019. Parmi les nombreux comédiens associés : Nadine Droulas, Arnaud Rakitch, le regretté Alain Barreau, professeur de lettres apprécié et engagé, et Pascal Léonard, professeur de lettres mais aussi excellent critique théâtral et culturel jadis à Limousin Magazine et Radio Trouble-Fête sous le pseudonyme de Pascal Antoine… et tant d’autres. Il semble que cette troupe fasse siennes les paroles qu’elle utilise pour présenter son Tailleur pour dames d’après Feydeau : « Comique de mots, comique de situations, quiproquos, méprises, mensonges en cascade et rebondissements imprévus ».

 

Festhéa

Créée en 1985 par Alain Dessaigne, l’association Festhéa mentionnée plus haut a pour objectif majeur de valoriser les prestations du théâtre amateur. 2019 a vu sa 35ème édition (sélections régionales puis nationales). Parmi ses lauréats nationaux, des Limousins que je cite car ils le méritent et parce que cela permet de se remémorer certaines compagnies disparues : en 1989, elle a décerné son Tour d’ARGENT à L’Eveil du printemps de Frank Wedekind par le Théâtre de l’Ecale ; en 1991, Tour d’ARGENT : Je t’embrasse pour la vie, création par le Théâtre de l’Ecale ; en 1992, Tour d’ARGENT : Le Saperleau de Gildas Bourdet par l’Ouche Théâtre ; en 1995, Tour d’ARGENT : Madame de Sade de Yukio Mishima par le Théâtre de l’Ecale ; en 1997, Prix d’INTERPRETATION « féminine sénior » : Pascale Blanchet, Christianne Chaume et Ghislaine Pautard de la compagnie L’attraction à vent pour leur interprétation dans Inventaires (Minyana) ; en 1999, Tour d’OR : La Cerisaie d’Anton Tchekov par L’attraction à vent ; en 2000, Prix S.N.C.F., ex-æquo, prix spécial du Jury, Prix du public et prix des techniciens « gélatine d’or » : Petites pièces macabres de Noëlle Renaude, Louis Calaferte, Anna Nozière et Hervé Blutsch par la Compagnie Peer Gynt ; en 2001 : Le prix d’encouragement – Le prix de la S.N.C.F., prix du départ : Métaphysique et surgelés de Matthieu Provedi par la Compagnie Escogriffe ; en 2002, Le prix des techniciens « gélatine d’or » : l’équipe technique du Théâtre de la Baignoire pour le spectacle Les Bonnes de Jean Genet ; en 2005, prix d’interprétation masculine à Alberto Fernandes dans Cela pourrait durer le temps d’une vie  par Les Cueilleurs de Pluie ; en 2010 : Tour d’ARGENT : Souffler sur les cendres de Patrick Filleul – Théâtre de l’Ecale ; en 2011, prix d’interprétation féminine pour July Frauziol[1] pour son rôle de « la Fille » – spectacle L’Entretien – Compagnie Ni Une ni Deux ; en 2013, Le prix de l’affiche pour Poil de carotte de la Compagnie Théâtre de l’Ecale.

 

Logo Paroles

 

            La Compagnie ParOles

En 1993, Martine Panardie et l’excellent comédien Denis Lepage créent à Limoges la Compagnie ParOles (avec par la suite Steeve Gonçalves, Angélique Pennetier, à l’administration, Jérémy Pain, Nathalie Flecchia, à la technique, Anne Vuaillat), « à l’écoute des différents publics – jeunes, adultes, marginaux, handicapés, tous «autres», tous riches de paroles et de présence, en demande d’un théâtre différent. » Les actions de la Compagnie s’adressent tout particulièrement aux publics d’origines, de cultures et de difficultés diverses, ceux qu’on dit «spécifiques» : tournées de créations professionnelles originales et de spectacles de théâtre – in[ter]vention, productions d’ateliers, formations de formateurs, accueils de compagnies complices et collaborations artistiques, sensibilisations au théâtre dans les quartiers, les établissements spécialisés, le milieu carcéral, le milieu de l’insertion des jeunes… Avec la connaissance et la pratique du terrain de ses comédiens – formateurs qui travaillent en équipe depuis plusieurs années, ParOles a acquis cette capacité d’intervenir sur la plupart des secteurs sensibles, de créer et de diffuser ses créations originales de théâtre contemporain en les rendant accessibles à tous. Les responsables de la compagnie définissent ainsi leur démarche : « notre travail de création se situe au cœur de toutes les mutations en cours, s’enrichissant sans cesse de ce que la norme repousse à la marge. L’envie de (se) dire naît de la force critique de rencontres, d’une nécessité d’échanges et de confrontation : c’est la pratique d’un droit de culture(s). Il s’expérimente en atelier de recherche et, si possible, intègre dans sa phase professionnelle de réalisation des comédiens «extra-ordinaires» (personnes handicapées, comédiens sourds, jeunes en insertion…). L’attention portée au processus de création est essentielle : elle garantit l’inventivité, l’originalité de la création, et son authenticité. Autant que traiter et questionner, notre démarche consiste à détourner les thèmes abordés : enfermement, maltraitance, parentalité, déviances, image de soi, exclusion, identités au féminin, vieillissement, santé… » ParOles, ce sont un festival annuel, des créations intéressantes et réussies, émouvantes et questionnantes tout au long de l’année, des interventions et des ateliers. Denis Lepage me précise pour ce livre : « ParOles s’est crée avec la volonté ferme d’aller vers et de travailler avec des publics généralement exclus de ce qu’on appelle la culture légitime, comme j’ai pu l’être à l’origine de par mon histoire personnelle. Ni le théâtre, ni l’art en général ne sont des choses qui m’étaient proches au départ compte tenu de mes origines ouvrières. C’est la curiosité de l’autre, le besoin de raconter autre chose et autrement du monde, l’envie d’échapper à tout formatage qui amène un jour à monter sur une scène, à tenter de la transformer en espace politique, en lieu de prise de parole, au service et en connivence avec le réel. Nous sommes Martine et moi, chacun à notre manière, de purs autodidactes qui ont modestement contribué au combat qui reste plus que tout d’actualité aujourd’hui de « démocratiser » l’accès aux œuvres et la pratique culturelle. Le passage par Expression 7 dans les années 80, perçu comme une caricature de l’avant-garde conception Jack Lang, nous a juste permis de vérifier au fil des expériences qu’il y avait pour nous un autre théâtre à faire. L’histoire de ParOles a alors pu se construire dans un mouvement général plus ou moins marginal qui pendant une vingtaine d’années a mobilisé des acteurs et des moyens (en train de s’effondrer aujourd’hui) autour d’une belle utopie pour rendre aux exclus une part publique de leur richesse et de leurs potentiels créatifs et une vraie prise en charge de leur destin et de leurs paroles. »

 

Naissance du Centre Jean-Pierre Fabrègue à Saint-Yrieix-la-Perche

En 1994 est inauguré le centre culturel Jean-Pierre Fabrègue (du nom de l’imprimeur) à Saint-Yrieix-la-Perche, dans le sud de la Haute-Vienne. L’un des architectes, Yves Le Jeune, est d’ailleurs lié au théâtre. Diplômé en 1981, il s’est notamment spécialisé dans la conception ou la rénovation de lieux culturels, comme le théâtre de L’Union à Limoges. Parallèlement, il crée des décors et costumes pour des chorégraphes et pour des metteurs en scène (Pierre Debauche, Robert Angebaud, René Loyon, Pierre Vial, Jean-Pierre Rossfelder, etc.) dans des scènes nationales ou à l’étranger. Il a participé à la création du Festival International des Francophonies. Le centre héberge une salle de spectacle et la bibliothèque municipale.

 

Graines de rue à Bessines-sur-Gartempe

L’association Graines de rue est quant à elle implantée à Bessines-sur-Gartempe dans le Nord de la Haute Vienne, où elle a été créée en 1998,  avec une vocation culturelle et d’éducation populaire, œuvrant à promouvoir le spectacle vivant de proximité en favorisant la mise en place d’activités artistiques et l’émergence d’actions culturelles se déclinant autour de deux axes: la citoyenneté, en formant et en accompagnant des jeunes par la pratique artistique la volonté de démocratisation culturelle, en dynamisant le territoire par la diffusion de spectacles professionnels et amateurs. Cela passe par des ateliers théâtre, avec 200 jeunes touchés, six à huit résidences d’artistes dans l’année, l’accompagnement d’artistes en création, avec le réseau des Fabrique RéUnies, un festival d’Art de Rue durant quatre jours, le week-end de la Pentecôte et une compagnie associée et une action culturelle inédite chaque année.

 

Sur le plateau de Millevaches

Du côté du plateau de Millevaches, diverses initiatives ont permis ou permettent encore d’assister à des spectacles de qualité. Ainsi du festival des Souffleurs de Terre, créé à Eymoutiers en 2003 par la Compagnie 7AC, qui compte parmi ses membres Marc-Henri Lamande, musicien, écrivain et comédien de grand talent, né à Limoges en 1955, ancien élève de Jean Pellotier au conservatoire d’art dramatique. Il joue aux côtés de Jean-Pierre Laruy au C.T.L., fait partie de la troupe de théâtre du C.C.S.M. Jean Gagnant « Les Masques » dirigée par Henri-Louis Lacouchie, travaille un temps avec Michel Bruzat. Sa rencontre avec Andrée Eyrolle est décisive et il participe avec elle et d’autres à de nombreux événements et créations. Il crée ses propres textes dans des scénographies originales accompagnées par des musiciens tels que Michel Thouseau, le collectif Wild Shores, Cyriaque Bellot, Maja Eliott. Il a par ailleurs interprété/incarné Céline sur scène dans des prestations saluées par la presse nationale. En 2017, à Eymoutiers, Sylvain Creuzevault et sa compagnie se lancent dans la réhabilitation des abattoirs d’Eymoutiers pour s’y installer. L’année suivante, ils créent le « Festival du théâtre raté », en référence à Beckett, « rater encore, rater mieux ». Au printemps 2019, le directeur écrivait : « avec des amis, nous transformons d’anciens abattoirs en lieu de théâtre. Sur les bords de la Vienne, nous construisons aussi un paradis où nous faisons pousser fruits et légumes. J’aime mettre en scène, écrire, lire, jardiner (cette année, ça va être chaud !), vivre à la campagne, révolter les villes. J’imagine Les Abattoirs d’Eymoutiers comme un lieu de créations, d’hospitalités, de positions. »[2]

A Faux-la-Montagne, Serge Ternisien et ses amis ont créé « Folie les Mots » : « Ça pourrait s’intituler, paroles estivales, variations théâtrales… Une rencontre de l’Homme et de sa parole. Il y serait question de mots et d’usage de mots. Un univers festif avec comme toile de fond, un jardin, une forêt de feuillus, une grange… Des lieux insolites où il ferait bon se rencontrer, on prendrait le temps de distiller les mots de porteurs d’histoires venus d’ici et d’ailleurs. Sortir le théâtre et les mots des lieux convenus et permettre ainsi au plus grand nombre de se les approprier. » il s’agit d’un festival estival très convivial et agréable à la fois pour les spectateurs et les artistes (comédiens, écrivains, poètes) qui y participent, la plupart du temps en plein air, dans des jardins mis à disposition par leurs propriétaires.

 

La mégisserie

A Saint-Junien, en Haute-Vienne, La Mégisserie (installée depuis novembre 2005 dans l’ancien abattoir très bien rénové, elle accueille une salle de spectacle de 350 places assises) est un théâtre ouvert douze mois sur douze qui propose une programmation artistique pluridisciplinaire : théâtre, cinéma, danse, musique, chanson, humour, conte, cirque, photographie. Une orientation forte est mise autour de la voix. Sont également programmées des expositions photographiques. Avec les « BIP » – Brigades d’Intervention Poétiques, la Mégisserie met en place un travail de proximité : petites formes de spectacle « hors les murs » chez les habitants, dans les quartiers, les écoles, les cafés, les commerces, les jardins, les bibliothèques, les fermes… La Mégisserie propose entre trente et quarante spectacles par saison. Des spectacles où souvent l’humour, l’humanité, l’émotion, la virtuosité et l’intelligence sont très présents. Elle propose également des ateliers, des rencontres, des résidences d’artistes et des projets artistiques avec les habitants.

 

Les Treize Arches

L’établissement public de coopération culturelle (EPCC) Les Treize Arches est né en 2009, avec huit collectivités adhérentes et une quinzaine d’entreprises mécènes. En mars 2011, il s’installa au Théâtre municipal de Brive. L’année suivante, les Treize Arches devinrent scène conventionnée sur le thème  « Arts croisés, écritures d’aujourd’hui». Une renaissance pour ce lieu du patrimoine briviste, construit en 1887, resté fermé pendant cinq ans. Le projet de rénovation du bâtiment, devenu obsolète, avait été lancé par l’ancienne municipalité, mais finalement revu et réalisé par la majorité de gauche. En 2013, Jean-Paul Dumas, le directeur, déclarait au Point: « On n’est ni dans le populisme ni dans la démagogie. On travaille avec les centres socio-culturels, les associations de quartier, les scolaires, dans un souci constant de mixité sociale. » Et d’avancer pour preuve les tarifs très abordables. Ainsi la version de La flûte enchantée par Peter Brook fit-elle salle comble, pour un prix maximal de 18 euros la place. Le public répondait présent : pour la 3ème saison, à la mi-octobre, 15 000 billets avaient déjà été achetés et le théâtre comptait 28 % d’abonnés de plus que l’année précédente. Un partenariat existait avec la très fréquentée Foire du Livre.

La structure avait choisi son nom en référence à l’histoire ancienne de Brive. Plus précisément à celle de la fin du Moyen âge lorsque les consuls de la cité décidèrent de construire un pont en pierre de treize arches reliant les deux rives de la Corrèze. A l’époque, la rivière passait en de multiples bras sinueux, ce qu’on appelait alors la Guierle, un secteur de la ville particulièrement insalubre. Ce nouveau pont s’étendait du bas de l’actuelle rue Toulzac pour s’étendre jusqu’à la moitié de l’avenue de Paris. En 1730, le marquis Aubert de Tourny, nouvel intendant de la province, décida d’assécher la Guierle en regroupant les différents bras de la Corrèze en un seul, le plus loin possible au nord de la ville. Un canal fut alors construit reliant le cours de la rivière, ainsi qu’un nouveau pont l’enjambant, le pont Cardinal. Le pont aux treize Arches fut détruit en 1832 lors du percement de la rue Toulzac. Etonnamment, il y a très exactement 13 fenêtres sur la façade du rez-de-chaussée du théâtre formant autant d’arches.

 

La Marmaille

De 2008 à 2016, à Limoges, le Théâtre de la Marmaille, associé à la Compagnie Onavio d’Alban Coulaud, programme des spectacles destinés au jeune public. La Marmaille organise également des ateliers parents-enfants préparés par les artistes invités et en lien avec leurs spectacles, des ateliers hebdomadaires de théâtre pour enfants, adolescents et adultes, des expositions… La Compagnie Onavio « articule son travail autour de deux formes théâtrales : le théâtre du langage et de la pensée et celui de la « sensorialité » qui joue sur l’affect et les sensations du spectateur. À chaque création, l’équipe tente de questionner quelques-uns des fondements universels à partir de situations particulières, poétiques et politiques, tentant de mettre à jour une certaine absurdité du monde, une certaine vanité des hommes. Les spectacles sont entretissés de thématiques récurrentes : le passage de l’enfance à l’âge adulte, la vérité et le mensonge, la mémoire, la guerre et le conflit… »[3] Mais en mai 2016, France Bleu Limousin annonce que les salariés et les bénévoles de La Marmaille sont obligés de fermer les portes « pour une durée indéterminée. L’association fait face à de fortes difficultés financières, entraînant le licenciement de ses quatre salariés permanents. A l’origine du problème : des réductions budgétaires subies par la Compagnie O’navio ».

 

L’éphémère Comédie de Limoges et le P’tit Bidule à Saint Junien

Autre lieu disparu : La Comédie de Limoges, ouverte en 2014 par Corinne Labourel et Didier Oliviero, 1 rue de la cité. Un café-théâtre dans la lignée de celui qu’il avaient lancé à Nancy, quelques années auparavant. Situé dans un ancien entrepôt du quartier historique de la Cité, la Comédie de Limoges pouvait accueillir une cinquantaine de personnes. Corinne et Didier étaient à la fois directeurs, acteurs, auteurs et assuraient également toute la logistique de ce lieu façon « Café de la Gare » ou même « Echappée belle ». A l’affiche, des one man show, des vaudevilles… Une aventure qui se prolongea jusqu’au printemps 2019.

A Saint-Junien, Robert Rousselle ouvre Le P’tit bidule – qui porte bien son nom avec ses cinquante places dans un ancien magasin-atelier – au printemps 2018. Il déclare au journaliste Laurent Borderie : « J’aime le rapport au spectacle. J’ai toujours été fasciné par le silence qui précède le début d’une projection au cinéma ou d’un spectacle de théâtre. Je suis pianiste classique, comédien, metteur en scène et j’ai toujours voulu avoir un outil comme celui-ci pour proposer des spectacles, des performances, des créations, un vrai lieu de résidence pour les artistes aussi. »[4] Dès l’ouverture, c’est le fondateur qui signe la mise en scène, le texte et les lumières d’Antonio S., avec Philippe Cailleton, qui montre un Salieri aigri, à la veille de sa mort. Des soirées d’improvisation sont également programmées ou des spectacles pour enfants comme celui de Sandrine Canou, inspiré des livres de Nicolas Gouny sur la musique du Carnaval des animaux de Camille Saint Saëns.

 

 Horace par la Compagnie Thomas Visonneau (c) T. Visonneau

 

La Compagnie Thomas Visonneau

En septembre 2014 est fondée la Compagnie Thomas Visonneau qui commence à travailler à la Scène Conventionnée de Brive, avant Aubusson ou Expression 7. Divers spectacles sont montés, des interventions auprès de jeunes proposées, des « brigades de lecture » sont mises en place, des interventions en prison. Sur le site de la Compagnie, Visonneau écrit : « j’aime beaucoup la région de Limoges. Il y a des villes charmantes avec de très beaux théâtres et une campagne magnifique avec de très belles salles des fêtes. Et des établissements scolaires pour y faire des ateliers et transmettre notre passion. Et des cafés où faire des lectures. Et beaucoup de rêveurs à rencontrer. » Il entraîne dans son aventure Frédéric Périgaud, Arnaud Agnel, Julie Lalande, Laure Coignard, Léa Lecointe et Philippe Laurençon[5].

Pour sa sixième saison (2019-2020), la Compagnie s’installe à Agen, au magnifique et chaleureux Théâtre Ducourneau, aux côtés de sa nouvelle directrice Stéphanie Waldt et de sa fabuleuse équipe, où la troupe est invitée, associée, attendue, avec, notamment, la création d’un spectacle, Lettres à plus tard, et la programmation de 6 spectacles du répertoire tout au long de la saison.

 

Le témoignage de Thomas Visonneau

 

Que faire et comment… telle est la question. Shakespeare un jour m’a chuchoté que le monde entier est un théâtre alors j’ai dit : chiche ! J’ai lu quelque part que le théâtre c’est la poésie qui sort dans la rue : alors je suis sorti ! Plus tard j’ai appris que cette phase était de Lorca et j’en suis devenu dingue. Tout comme Brecht qui disait : un théâtre où on ne rit pas est un théâtre dont on doit en rire. Je me suis lancé dans l’aventure. A corps et cœur perdus. Comédien pour finir derrière la rampe je me répétais, comme Faust bien avant moi : qui peut penser une idée sotte ou sage que le monde avant lui n’ai déjà pensée ? J’étais rassuré. Je rêvais d’un théâtre simple et vrai, profond et clair. Les langues ont toujours du venin à répandre… Molière avait raison : c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens. Je ne voulais pas tirer mon épingle du jeu mais au contraire : me mettre dans le jeu ! Car on ne se bat pas dans l’espoir du succès, déclare Cyrano, non, non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile. Alors jouons ! Je me sentais prêt ! Saute et le filet apparaitra me disait un professeur. Je saute. « Une pièce de théâtre doit être une sorte de personne : cela doit penser, cela doit agir, cela doit vivre ». Le grand Victor reste toujours de bon conseil. J’ai voulu m’implanter à Limoges parce que mon école y était et que c’est grâce à elle que j’ai appris le courage de choisir la vie, comme Norma dans la maison de poupée. Ibsen est comme Hugo, une montagne sur laquelle j’aime me reposer. Et puis j’aime beaucoup la région de Limoges. Il y a des villes charmantes avec de très beaux théâtres et une campagne magnifique avec de très belles salles des fêtes. Et des établissements scolaires pour y faire des ateliers et transmettre notre passion. Et des cafés où faire des lectures. Et beaucoup de rêveurs à rencontrer. La Nouvelle Aquitaine se créée et nos spectacles commencent à voyager. Oh oui cher Jean-Paul Sartre : la vie, c’est une panique dans un théâtre en feu. Le feu, il est dans les mots que nous déclamons et les limites des possibles que nous voulons repousser. Je veux d’un théâtre qui fait le pari des gens, qui peut être populaire sans y perdre en exigence. Une aventure territoriale, humaine, vitale, sans cesse au contact. Essayer toujours de faire comme Fernando Pessoa : donner à chaque sentiment une émotion et à chaque état d’âme… une âme ! Parler aux jeunes dans leurs bahuts. Parler aux sceptiques, leur rappeler : le monde entier est un théâtre ! Oui : parler aux amoureux des mots et à ceux qui voudront bien le devenir. Parler yeux dans les yeux, cœurs à cœurs, en proposant des sujets intéressants et paradoxaux. Et cela avec des comédiens de talents qui portent la compagnie, qui l’élèvent, lui donnent sens, chair, réalité. En un mot faire du théâtre parce qu’on ne sait faire que cela et pour nous souvenir sans cesse, comme Tchekhov, que la haine n’est pas aussi sujette à l’oubli que l’amour. Le théâtre que nous rêvons est une parfaite réconciliation entre hier et demain : un temps présent qui n’attend rien d’autre que d’y rester.

[1] J’avais eu la chance de la mettre en scène en 2000 dans Une luciole dans la nuit, une adaptation de textes amérindiens réalisée par mes soins avec l’aide de Pascale Cala ; interprétation aussi par Albane de Chalain, Sandrine Canou, Jean-Paul Daniel, à la galerie Res Reï à Limoges.

[2] http://www.13vents.fr/au-desert/

[3] http://onaviotheatre.free.fr/wp/

[4] Le Populaire du Centre, 6 mars 2018.

[5] Voir le site de la Compagnie à propos de ces comédiens.

Clap de fin à La Passerelle avec la formidable Marie Thomas dans Le retour aux souches de Sol/Marc Favreau

Voilà, c’est fini, chantait Jean-Louis Aubert à la fin des années 1980 pour solder l’aventure du groupe Téléphone – c’était l’époque de la naissance du Théâtre de La Passerelle à Limoges. Aujourd’hui, la chanson pourrait accompagner la grande mélancolie qui nous gagne au moment où Michel Bruzat ferme définitivement le rideau de fer de son bel écrin non loin de la gare des Bénédictins… Dernier spectacle à voir absolument, qui exprime si bien l’esprit de ce lieu unique : Le retour aux souches du québécois Marc Favreau (1929-2005) dans lequel Marie Thomas interprète avec brio Sol, le clown clochard.

            A deux pas, la fête foraine bat son plein : c’est la tradition, avant d’entrer assister au spectacle de fin d’année à La Passerelle, jeter un œil sur les manèges et les attractions multicolores, entendre se mêler musique, paroles racoleuses des bateleurs, les coups secs des tirs à la carabine, les cris aux voitures tamponneuses. Joie populaire, avant de s’engouffrer dans l’étroit couloir où s’entassent recueils de poésie, livres, affiches, photos, objets divers, coups de cœur du maître des lieux accumulés depuis 37 années (et il y en a d‘autres en coulisses qui participent à donner une âme si particulière au théâtre). A l’accueil, Michel Bruzat, à la caisse, les indispensables Evelyne ou Dolores (qui signa tant de beaux costumes), au placement Franck Roncière, toujours pertinent éclairagiste-créateur de lumières, souvent en marinière et la casquette vissée sur la tête. On trouve son siège, plus ou moins confortable, on regarde l’étoile de sciure en espérant qu’aucun spectateur ne viendra la déranger – et pourtant si ! Dans la salle, de nouvelles têtes, des habitués déjà nostalgiques, des comédiens vus sur ces planches : Philippe Lavaud, Yann Karaquillo ou Gilles Favreau…

Et c’est parti pour un Retour aux souches plein de poésie et de profondeur, interprété par une comédienne exceptionnelle de force et de justesse : Marie Thomas, que Bruzat a mis en scène ici une vingtaine de fois. La langue de Sol, le clown clochard de Marc Favreau, c’est la quintessence du jeu avec les mots (ah ! la carte de crédule…), c’est le mot pour un autre cher à Jean Tardieu, le triomphe du lapsus révélateur, le libre cours au néologisme à la Michaux, c’est un texte fourmillant d’inventivité lexicale, que l’on imagine difficile à dire – une véritable prouesse pour l’actrice qui excelle dans cet exercice et sait si bien dialoguer avec une simple fleur de tournesol. On sourit et rit en permanence de ces acrobaties verbales qui, sans peser, offrent une critique presque radicale de la société de consommation, des petits ou grands travers humains, évoquent l’amour, le monde à hauteur d’enfant (soumis aux injonctions contradictoires des adultes), s’apitoient du sort réservé à la nature asphyxiée d’engrais chimiques et de pesticides. Suivre, écouter Sol, avec son petit chapeau de rien du tout, c’est aspirer à l’émerveillement, à l’humanité, et même à la simplicité, c’est se dire que le monde pourrait être tellement plus beau si on le voulait vraiment. Mise en scène par Michel Bruzat, Marie Thomas est parfaite dans le rôle, avec sa voix de petite fille, sa logique en apparence illogique, et l’amour des mots d’une langue française en perdition pour cause – entre autres raisons – d’univocité et de perte du second (troisième ?) degré.

On repart heureux – il n’y a rien d’autre à dire. Et l’on s’illusionne à croire que l’on reviendra encore 37 ans.

 

08 Déc

Notices pour servir à l’histoire du théâtre en Limousin (33): La Passerelle (1987-2023)

Dans les coulisses de La Passerelle (c) L. Bourdelas

 

En 1987, Michel Bruzat crée le Théâtre de La Passerelle dans un ancien entrepôt de fourreur, au 4-6 de la rue du Général Du Bessol, près du Champ de Juillet. Grand sportif (tennis, champion de tennis-de-table, rugby) grâce à son père Roger – représentant en vins –, élevé aussi par Odette, une mère qui donnait des cours de piano (Chopin et Debussy au hit-parade !), il monte des pièces au lycée Gay-Lussac et consacre sa maîtrise de lettres à « La place de l’acteur dans la société ». Dès 1965, il suit les cours de théâtre au conservatoire de Limoges – élève de Jean Dorsannes et de Jean Pellottier. Il fut élève de Pierre Valde (1907-1977), qui joua d’ailleurs La Dévotion à la croix d’après Pedro Calderón de la Barca, dans une adaptation d’Albert Camus, au Grand Théâtre de Limoges en 1967. Nous avons vu qu’il participa aussi à l’aventure du C.T.L. de Laruy. En 1977, il est de l’aventure des Tréteaux du Limousin, réunissant Andrée et Max Eyrolle, Alain Labarsouque, Dominique Basset-Charcot, Patrick Michaelis, Jean-Louis Verdier, Katia Henkel. « Nous partions de rien. Avant les années 1970, le Limousin était théâtralement une quasi jachère. Nous jouions à La Visitation et partout en région, dans les villages, les petits lieux. C’était la folie ! C’était la galère ! C’était magnifique ! »[1] Jeune professeur d’E.P.S., un temps encouragé par Jacques Alméras, directeur du C.R.O.U.S., il mobilise ce qu’il peut d’argent et de bonnes volontés pour monter son propre théâtre – Odile Monmarson, Dominique Basset-Chercot, Dolores Alvez (son épouse), Fernando Lopes Fadigas. Comme Caunant l’avait fait rue du Temple, le voici devenant terrassier pour accomplir les travaux nécessaires.

Dans son petit théâtre aujourd’hui disposé en arène, il a réalisé avec talent de nombreuses mises en scène d’auteurs allant de Tchekhov à Voltaire, de Molière à Diderot, de Gogol à Sophocle, de Beckett à Philippe Léotard, de Copi à Genet. Formateur en milieu scolaire et au Conservatoire, il a su faire émerger plusieurs comédien(n)es sur la scène locale et nationale, qui ont continué ou non à se produire avec lui – et parmi les plus talentueux : Flavie Avargues, Yann Karaquillo, Marie Thomas, Nadine Béchade… Il a également ouvert son théâtre à divers créateurs : musiciens, conteurs, danseurs, poètes. Bruzat est d’ailleurs très attaché à la poésie et à ceux qui l’écrivent, comme Jean-Pierre Siméon, directeur artistique du Printemps des poètes, dont il a adapté des chansons ou des textes comme le Stabat mater furiosa avec Angélique Ionatos. Dès les années 80, le directeur de La Passerelle avait proposé un beau montage de textes du grand poète limousin Joseph Rouffanche (Prix Mallarmé, édité notamment par René Rougerie) sous le titre La Cicatrice ne sait plus chanter – Rouffanche avait été son professeur au lycée Gay-Lussac de Limoges.

Homme révolté, sans doute, Bruzat a toujours évoqué la possibilité de repartir sur les routes mais il est en fait très bien dans son théâtre, rendez-vous d’un public exigeant, désireux à la fois d’être ému, bouleversé jusqu’aux larmes mais aussi prêt à rire et à réfléchir – qu’il soit assis, selon les époques, sur des coussins, des fauteuils et même parfois sur la scène, les jours de grande affluence comme en 2019, lorsque Philippe Labonne interpréta, avec le brio qui le caractérise, Daniel Pennac dans Ancien interne des hôpitaux de Paris. Les spectacles de Bruzat ne sont pas restés dans le quartier du Champ de Juillet, à Limoges ; ils ont tourné, à Paris, en France, à l’étranger, et surtout, chaque été à partir de 1993, au Festival off d’Avignon, avec succès (public, critique). Ce fut par exemple le cas avec Comment va le monde, Sol ? mis en scène par Michel Bruzat d’après Marc Favreau, avec Marie Thomas, qui déclarait : « Je me suis sentie portée par les gens, le lieu, ce chaleureux théâtre des Carmes qui nous accueillait, par Michel Bruzat qui m’écrivait chaque jour des notes de travail infiniment touchantes. Rendez-vous compte ! Nous avons commencé à 20 spectateurs. Puis, ce fut complet. Puis, nous avons refusé du monde. Les spectateurs revenaient, enthousiastes, en amenant d’autres… Je jouais, remplie de toute cette bienveillance humaine. »[2]

Le théâtre proposé par l’acharné[3] Bruzat aide à se tenir debout dans une société violente, dure aux faibles, qui privilégie le profit et la communication à la (vraie) culture et à l’humanisme. Il rend plus fort, résistant. Il donne envie de s’émerveiller, de retrouver notre part d’enfance, notre liberté. Il est essentiel.

 

La naissance de La Passerelle vue par la revue Analogie

            En 1983 et 1984, j’anime notamment, sur la radio « libre » HPS Diffusion, rue Guy de Maupassant à Limoges, un magazine culturel de deux heures, Analogie. Au printemps 1985, il se transforme en une revue trimestrielle d’art et de critique fondée avec moi par Carmen Borrego, Jean-Eric Malabre, Jean-Pierre Nivôse puis Luc de Goustine et Pierre Jarraud. Elle publie des inédits littéraires, des œuvres d’art, diverses études, des critiques, en particulier littéraires et théâtrales, sur un ton qui se veut original ou irrévérencieux. Elle est partenaire/travaille avec différents théâtres (Festival des Francophonies, La Passerelle, La Limousine, La LiLi, etc.) et signe même une convention avec L’Influence – Compagnie Fievet-Paliès. L’aventure se poursuivit avec La Lettre d’Analogie puis la revue L’Indicible frontière. Dans son numéro automne-hiver 1987, un certain Jérôme Dugland évoque les débuts de La Passerelle, à la manière d’un procès-verbal de police.

(…) Il ressort des pièces du dossier que le dénommé BRUZAT Michel, directeur, dûment entendu, tente avec ses amis d’introduire une nouvelle dimensions théâtrale et artistique à Limoges. A surveiller.

Un atelier pour enfants (Pierrot et Colombine), des formations pour adultes, une saison théâtrale fort conséquente et variée… c’est un pari un peu fou cette passerelle si joliment fragile. Car faire vivre une compagnie théâtrale aujourd’hui c’est d’abord ne pas trop en faire, ne pas prendre trop de risques (N.D.L.R. : suivez mon regard).

Vous vous rappelez la blague de cet auteur las de ne pouvoir vivre de son art ? Aujourd’hui, il écrit des recueils de poésie…

Dieu sait (mais Analogie aussi) qu’on en prend des risques à la Passerelle, mais aussi, on a des atouts : d’abord un enthousiasme et une volonté à faire déplacer les montagnes limougeaudes ; et puis une qualité de programmation pas vue depuis longtemps, si l’on en juge par le Ping-Pong de Dubillard qui a ouvert la saison : des acteurs simplement excellents vivent comme par inadvertance un texte pétillant devant un public qui regarde du théâtre sans même s’en rendre compte…

Un vrai petit bijou dans une petite salle où s’instaure un rapport privilégié entre le rire et l’émotion, entre les spectateurs et les acteurs (surtout à la fin, parce qu’ils offrent à boire).

Passerelle, 1ère échéance : 31 octobre 1987, avec les premières réponses quant aux aides vitales que voudront apporter collectivités locales et administratives (N.D.L.R. : en fait, pas grand-chose…).

La Passerelle tient la mer. D’aucuns y préfèrent lancer des bouteilles. Souhaitons en tout cas qu’elle la tienne longtemps. Qu’il y ait parfois autre chose à faire que d’aller au cinéma le soir ou piquer le sac des vieilles.

 

Petit entretien avec Michel Bruzat

 

Comment et quand t’es-tu intéressé au théâtre? Et, peut-être plus largement, à la scène?

Mon amour du « jeu », jouer comme les enfants avec un ballon, avec l’imagination. Ma rencontre décisive avec Joseph Rouffanche, Madame Vialaneix, ma mère.

Club théâtre au Lycée Gay Lussac avec mon ami Patrick Jeudy et puis Jean Dorsannes, Jean Pellottier, ma rencontre avec Jacques Alméras.

Quels sont les souvenirs de tes premières expériences?

Mon expérience la plus incroyable c’est d’avoir creusé en 1987, « un trou » d’où est sorti le théâtre avec Dominique Basset Chercot, Fernando Lopez Fadigas, Odile Monmarson, Dolores Alvez. Je suis resté 33 ans après cet artisan, ce débutant qui rate, qui cherche.

Pourquoi avoir fait le choix de devenir metteur-en-scène?

Parce qu’il n’y a pas d’espérance solitaire, je crois à autrui, aux pensées passerelle, au vivre ensemble, à l’écoute, à valoriser l’autre. Je ne crois qu’au collectif au chœur de la tragédie antique, à une bouche multiple, à la discrétion, je n’aime pas être devant, être vu mais mettre les autres dans la lumière.

Et de créer un théâtre…

Créer un théâtre comme le boulanger a besoin d’un four, le menuisier un établi, d’outils, pour accueillir. Que le public se sente comme dans une maison pour l’ouvrir à d’autres, pour être libre.

Tes programmations ont été variées, entre classique et contemporain, théâtre, poésie et chanson… comment les as-tu élaborées?

Démystifier le théâtre, instruire et divertir (tout autant), faire découvrir des auteurs, donner toute leur place aux poètes.

Ces textes sont mes compagnons de route, de mes nuits. Ils sont des passeurs d’humanité, des complices.

Je me suis frotté à la Boétie, Montaigne, Rabelais, Rousseau, Voltaire, Diderot, Molière, Sophocle avant de rencontrer Jean-Pierre Siméon, Koltès, Rictus, Garneau, Tremblay…

Par définition, le spectacle vivant est un art de l’éphémère, mais quels sont tes souvenirs les plus marquants avec la Passerelle? A Limoges, Avignon, en tournée…

Mes souvenirs les plus marquants. Ceux que je vais faire demain… sinon mes rencontres… le théâtre de la Passerelle s’est construit avec tous ces acteurs, avec l’administration du théâtre, avec le public mais surtout avec l’invisible.

A quoi bon « faire du théâtre » aujourd’hui?

Oui il faut faire du théâtre aujourd’hui, il faut multiplier les partenariats avec les écoles, les bibliothèques, les collèges, les lycées, l’université, l’hôpital, les comités d’entreprise, les prisons.

Il reste toute une frange de la société qui ne se sent pas concernée des milieux ruraux aux banlieues. Les réfugiés pourraient être une opportunité historique pour élargir notre répertoire culturel.

Un gouffre s’est créé entre les classes cultures et les populations déshéritées.

Continuer à défendre l’intelligence là où les autres défendent leur pouvoir.

C’est quoi un artiste ?

Quelqu’un qui crée.

C’est quoi un boulanger ?

Quelqu’un qui crée.

« L’inertie seule est menaçante. Poète est celui-là qui rompt pour nous l’accoutumance. »[4]

[1] Entretien avec Muriel Mingau, site du Théâtre de La Passerelle.

[2] La Montagne, le 17/11/2015.

[3] Au Moyen Âge, acharner était un terme de chasse qui signifiait « mettre en appétit de chair » les chiens et les faucons. La figure s’est déplacée vers l’obstination. Mais Bruzat nous met bien en appétit, de Verbe.

[4] Saint-John Perse, Allocution au Banquet Nobel du 10 décembre 1960 (NdA).

Notices pour servir à l’histoire du théâtre en Limousin (33): La Ligue d’Improvisation Théâtrale du Limousin et la Balise

En 1987 est créée la Ligue d’Improvisation du Limousin, constituée à partir des ateliers hebdomadaires d’improvisation d’Influence, confiés à Damien O’Doul. Peu de temps après, la « LILI » devient indépendante et j’ai la chance d’en être le vice-président. Elle se produit dans des ambiances survoltées, notamment au Centre culturel Jean Moulin de Limoges, affrontant des équipes venues de la France entière. La tradition voulait que le public puisse jeter des pantoufles sur les comédiens qu’il ne jugeait pas assez performants !

Damien O’Doul en 1986 (c) L.Bourdelas

La luxuriante Lili se donne en spectacle pour la 1ère fois en mai 1987

            Damien O’Doul est un acteur heureux et complet : auteur, comédien de la Cie Fivet-Paliès, il vient d’organiser la 1ère manifestation de la Lili (traduisez : Ligue d’Improvisation du Limousin). Il avait bénéficié d’un stage spécialisé à Paris avec Michel Lopez et le rutilant Rufus il y a quelques mois. Il s’est lancé pour son propre compte dans l’arène il y a peu. La cérémonie de baptême de la Lili a eu lieu un mardi de mai au C.C.S.M. de Beaubreuil. Il s’agissait d’un impromatch… d’une forme d’improvisation théâtrale particulière : deux équipes d’acteurs (à Limoges, les verts : I. Tauran, C. Givois, J.J. Marthon, B. Moreigne, F. Perrez et M.F. Richard-Eliet) s’affrontent sur des thèmes qui laissent une grande part à l’imaginaire… Ces équipes ont l’apparence d’équipes sportives : il y a les équipiers, et leur coach (à Limoges : Damien O’Doul), ainsi que leur capitaine (Isabelle Tauran)…

Les sujets et la durée des impros sont tirés au sort ; les arbitres sanctionnent l’anti-jeu, l’obstruction, le hors-sujet, etc. Le public vote à la suite de chaque impro, pour attribuer un point à l’équipe gagnante. Ceci dans une ambiance généralement plus ou moins folle. Malheureusement, la bonne habitude qui consistait autrefois à distribuer aux spectateurs des chaussures pour les lancer sur les acteurs dont ils n’étaient pas contents est abolie. Le public de ce premier impromatch était assez jeune, et l’on ne peut que déplorer l’absence des habitués des théâtres. Il faudra qu’ils franchissent le fossé qui les sépare encore de cette forme de spectacle. Les efforts d’O’Doul les y aideront manifestement. C’est une question d’habitude.

L’impromatch est fort populaire au Québec, et une ligue nationale française existe. Gil Galliot est le coach de celle-ci. Autour de lui, parrain officiel de la Lili, s’est constitué un comité de soutien qui rassemble Alain Guéraud, la divine Fanny Ardant, Nathalie Baye et Jean Lefèvre. « Sport, théâtre, même combat », notait il y a peu Jacques Morlaud[1] ; cette réflexion est totalement juste. On retrouve peut-être ici une forme de spectacle remontant à l’antiquité et l’on repense au cirque (sans les lions). Et puis avez-vous déjà bien observé les joueurs de tennis sur un court ? Théâtre, impro, match, un intelligent mariage. La porte est ouverte à Limoges comme ailleurs en France ; il faut désormais transformer l’essai. Analogie n°10, été 1987.

 

La Balise (initialement la Valise…) est une association théâtrale universitaire créée en 1980 à Limoges par Guy Lavigerie, assisté de Didier Simon qui reprit sa direction par la suite. Parmi les premiers spectacles, La bataille de Saint-Pansard[2] à l’encontre de Carême, tiré d’un fabliau médiéval, présenté place Saint-Pierre (ce type de spectacle était initialement joué sur les places publiques, vraisemblablement le premier dimanche de Carême) puis à Poitiers (1981). Au Moyen Âge, il s’agissait d’un jeu-combat qui, au milieu de la liesse collective, opposait en une bataille rangée, à coups de victuailles, les deux personnifications du jour et se terminait par la victoire de Charnau (le carnaval) qui, magnanime accordait une trêve de quarante jours à son adversaire, le Carême[3]. Autres spectacles, Mort accidentelle d’un anarchiste de Dario Fo à Expression 7 et Oh my god, the death. Guy Lavigerie, après une formation initiale artistique et juridique au Conservatoire et à l’Université de Limoges (1er Prix d’Art Dramatique à l’unanimité; Maîtrise et DEA de Droit) a acquis une expérience pluridisciplinaire de la création en tant que comédien, metteur en scène, auteur, traducteur, réalisateur. En 1982 il rencontre, à Rabat, Abdellatif Laâbi[4] dont il adapte et représente en 1983 les Chroniques de la Citadelle d’Exil (écrits de prison) sous la forme d’un monodrame documentaire et poétique qu’il joua jusqu’en 1988. Il est aussi de l’aventure des Amants Magnifiques, de Molière et Lully, mis en scène par J.-Luc Paliès au Théâtre de l’Athénée à Paris, en 1988, ainsi qu’à Limoges. Il a poursuivi l’aventure théâtrale jusqu’à aujourd’hui – mais pas en Limousin. Les afficionados se souviennent avec émotion d’une lecture à la librairie Les Yeux dans les poches, rue de la Boucherie à Limoges, alors tenue par Bruno Larose. Par la suite, La Balise – portée par l’enthousiasme et l’énergie de Didier Simon jusqu’en 1989 – joue aussi Equarissage pour tous de Boris Vian, ainsi que Radiopital de C. Paottelo San Juan (pseudonyme d’un Limougeaud), qui rassemblent les faveurs d’un public plus populaire et notamment estudiantin, qui auparavant ne se déplaçait guère dans les salles de théâtre. La programmation évolue vers des spectacles de type café-théâtre puis d’improvisation. Il est à noter que nombre de représentations eurent lieu à la Crypte des Jésuites[5], l’un des lieux qui accueillit alors nombre de spectacles théâtraux ou musicaux. Parmi ceux qui intervinrent et signèrent des mises en scène, Mohamed Maach, aujourd’hui animateur d’ateliers théâtre dans le cadre des centres culturels municipaux.

La Balise était en sommeil lorsque des élèves de la dernière promotion de Jean Pellotier au conservatoire d’art dramatique de Limoges décident de le raviver[6]. La dynamique ainsi insufflée mène ces jeunes gens, pour la plupart étudiants, à demander au directeur du C.R.O.U.S. M. Gainant un lieu privé pour faire vivre leur art. Celui-ci leur propose bien mieux : un ancien local à vélo situé sur le parking du campus la Borie, à condition de créer un petit endroit de représentations de type café-théâtre. Le projet du « café- théâtre universitaire», puisqu’il allait s’appeler ainsi dans un premier temps, prend peu à peu forme dans l’émulation de ces comédiens en herbe, au fil des réunions pour les choix de la décoration et pour faire les plans, les rendez-vous avec l’entrepreneur pour établir un devis, et la croisade auprès des institutions pour obtenir les fonds nécessaires. C’est en 1996 que le CAF’TEUR, baptisé ainsi après d’âpres discussions, ouvre ses portes au public. Il est doté d’un bureau – régie, un bar, une scène avec éclairages et sonorisation, et des loges derrière le mur du fond. Une association indépendante est créée pour administrer le lieu, car les entrées sont payantes, et il faut gérer les stocks du bar. Les spectacles ont lieu le jeudi soir, et se partagent entre théâtre, musique, improvisation. Le reste de la semaine le lieu est disponible pour le travail théâtral de la Balise. Parmi l’équipe : Frédérique Meissonnier, Arnaud Delage, Jean-Philippe Villaret (qui avait même mis son père à contribution pour construire le bar !), Philippe Lars, Jan Luc Delage, Gilles St Bonnet, Pascal Le Goaper, Carole Bedouet, et d’autres.

Après plus de 30 ans d’activité, La Balise est aujourd’hui entièrement tournée vers l’improvisation, avec la participation aux matches. Elle invente aussi le concept des « naufragés de l’imaginaire », pour permettre la pratique de l’improvisation dans un contexte différent de celui du match, en offrant davantage de liberté aux joueurs. Les thèmes des improvisations sont écrits par les membres du public au moment où ils entrent dans la salle. Tous les thèmes sont ensuite disposés dans une boîte. Six joueurs se présentent sur scène. Le maître de cérémonie tire au sort un thème et chaque joueur propose un début d’improvisation de quelques secondes. L’auteur du thème choisit quel début sera continué. Les autres joueurs se greffent alors sur l’histoire choisie, pouvant se servir d’accessoires sans contrainte. Le maître du temps décide arbitrairement de la fin de l’improvisation[7].

 

[1] Jacques Morlaud fut longtemps critique/journaliste culturel à Limoges, notamment à L’Echo du Centre.

[2] On désignait ainsi le carnaval. C’est la figuration allégorique de l’allégresse que procure l’abondance et la bonne chère.

[3] Jean-Claude Aubailly. « Théâtre médiéval et fêtes calendaires », Bulletin de l’Association d’étude sur l’humanisme, la réforme et la renaissance, n°11/1, 1980. La littérature populaire aux XVème et XVIème siècles. Actes du deuxieme colloque de Goutelas (21-23 septembre 1979) sous la direction de Henri Weber, Claude Longeon et Claude Mont. pp. 5-12.

[4] Né à Fès en 1942, c’est un poète, écrivain et traducteur marocain. Il a fondé en 1966 la revue Souffles qui jouera un rôle considérable dans le renouvellement culturel au Maghreb. Son combat lui vaut d’être emprisonné de 1972 à 1980. Il s’est exilé en France en 1985. Il reçoit le prix Goncourt de la poésie le 1er décembre 2009 et le Grand Prix de la Francophonie de l’Académie française en 2011.

[5] Futur Espace Noriac quand elle fut racheté par le Conseil général de la Haute-Vienne.

[6] Témoignage de Jean-Philippe Villaret, 30 juillet 2019.

[7] http://www.la-balise.com/nos-spectacles/

Notices sur l’histoire du théâtre en Limousin (32): La Compagnie Fievet-Paliès

A la suite de la venue de Pierre Debauche, une nouvelle compagnie est créée à Limoges par Claudine Fievet (nom de plume : Louise Doutreligne) et le metteur en scène Jean-Luc Paliès, en 1984. Parallèlement, ils fondent l’association culturelle L’Influence, qui organise et participe à des évènements pluridisciplinaires (expositions, rencontres, écritures, publications, par exemple avec la revue Analogie, ateliers d’improvisation, actions de formation). Les spectacles sont beaux, salués par la critique régionale et nationale, parmi lesquels : Teresada’, à la cathédrale de Limoges (en sept tableaux, la vie intérieure et extérieure de Teresa D’Avila), Petit’ Pièces Intérieures (les cheminements d’une femme vers l’amour) auxquelles répond Crocq’ d’amour à domicile, les Amants Magnifiques (Molière – Lully), superbe spectacle plus tard repris au Théâtre de l’Athénée, Saint-Just et l’invisible, dans le cadre du Bicentenaire de la Révolution Française. Dans la salle de l’ancien tribunal de Limoges est joué un Voyage érotique en littérature française et Inquisitions. Dominique Basset-Chercot est aussi de cette aventure limougeaude, tout comme le musicien Alain Labarsouque – et également une costumière de grand talent : Jacqueline Brochet. Mais les Fievet-Paliès non plus n’ont pas de lieu et décident de quitter Limoges après huit années. Ils reviennent cependant jouer au C.D.N.L. : Don Juan d’origine, de Louise Doutreligne d’après Tirso de Molina, Jardins de France, et la magnifique Carmen la nouvelle, écrite aussi par Louise Doutreligne, d’après la vie et l’œuvre théâtrale, romanesque, épistolaire, archéologique et académique de Prosper Mérimée et ses doubles. Christine Rosmini y est excellente.

 

Années 1980, interventions de L’Influence à la Z.A.C. de Beaubreuil (Limoges) et ailleurs

La compagnie travaillait à Beaubreuil – Z.A.C. en partie H.L.M., le plus grand quartier extérieur de Limoges, où se côtoyaient des habitants de diverses origines – dans le cadre du Développement Social de Quartier. Christophe Givois a présenté le travail en cours.

            Pour connaître mieux le quartier, ses habitants, leurs manques, nous n’avons pas essayé de comprendre par les moyens parfois stériles de la « réunionite », mais présenté directement notre travail chez l’habitant. En octobre 1986, nous nous proposons donc de jouer gratuitement le spectacle à domicile « Croq’d’amour » de Louise Doutreligne dans 10 foyers qui le désireraient. Contact pris avec les personnes intéressées, nous arrivons chez chacun, notre valise sous le bras, prenant rapidement notre place dans les meubles. Pour beaucoup de spectateurs, c’est une découverte, la première fois qu’ils assistent à un spectacle de théâtre : cette histoire de couple se déroulant chez eux, comme si c’était eux, provoque les réactions : « Chacun peut tout à fait se reconnaître », « Ah ! moi, mon mari, s’il me disait ça ! », « Ce qui m’a fait le plus plaisir, c’est de voir autant de femmes marocaines ; si cela s’était passé au théâtre, elles n’auraient jamais participé. On est resté à discuter jusqu’à six heures du matin. » « J’ai bien aimé leur spectacle, c’est ce que vivent les gens tous les jours. » Ces réactions immédiates que nous recherchions nous ont permis de sensibiliser un public tout neuf.

Après la première rencontre à domicile, L’Influence invite ce nouveau public à (re)découvrir la structure qui accueille les spectacles dans son quartier, le C.C.C.S.M. Jean Moulin. Nous proposons deux formes de théâtre adaptées à l’espace du lieu, que nous programmons 4 soirs de suite. Le thème de ces 4 représentations : le sommeil et la vie de coupleen milieu urbain avec « Quand Speedoux s’endort » de louise Doutreligne, et une nouvelle version à 6 personnages de la pièce qu’ils avaient déjà découverts dans leur intimité, « Croq’d’amour » (…) Le C.C.S.M. et L’Influence s’associent afin de faire venir des spectacles qu’ils apprécient en commun. Les habitants de Beaubreuil peuvent participer aux spectacles d’artistes qui pratiquent d’autres formes d’art : Léo Ferré, Didier Lockwood, et des troupes de théâtre qui travaillent ailleurs sous une forme aussi intéressante : Scarface ensemble, Beaux quartiers. L’Influence et le C.C.S.M. et le quartier s’acoquinent à regarder d’autres les divertir. Participant au D.S.Q., nous prenons plaisir à écouter des partenaires extérieurs, le développement ne se faisant que dans un élargissement et une diversification des rencontres.

L’Influence, c’est aussi un groupe de comédiens qui proposent, à partir d’un lieu et d’un texte, de raconter une histoire. Le choix fait, qui à la piscine, qui dans l’autobus, etc., les acteurs se rendent sur les lieux. Ils se saisissent de l’évènement du moment (explication avec un commerçant d’à côté ou avec le maître-nageur, arrêt de spectateurs improvisés, interventions inopinées…), composant avec ces paramètres qu’ils intègrent, digèrent pour nourrir leur travail. Par cette démarche, les habitants sont amenés à devenir les protagonistes d’une création. Le couple comédien-spectateur devient créateur d’une nouvelle approche du quartier. Après avoir investi appartements, C.C.S.M. et dépendances, L’Influence intervient dans une usine, Kabi-Vitrum, afin de poursuivre la rencontre et sa transformation en outil créatif. Là nous présentons « Croq’d’amour » itinérant, traversant atelier, cantine, couloir et hall d’entrée. Puis, nous proposons aux spectateurs de coucher par écrit leurs réactions pour que nous improvisions à partir de celles-ci. Dès le lendemain, nous renouvelons cette expérience dans un appartement. Le public devient alors auteur du spectacle, il saisit ce qu’il vient de voir pour écrire sa propre pièce. Analogie n°10, été 1987.

Le départ de Jean-Luc Paliès et Louise Doutreligne, caricature de Christophe Lagarde, 1990

07 Déc

Rencontre avec Laurent Bourdelas à la Bfm de Limoges samedi 16 novembre 2023 à propos de son ouvrage sur les Ponticauds de Limoges

Rencontre en présence de l’auteur et de l’historien Vincent Brousse, de l’éditeur Romain Naudin, du chanteur Dominique Desmons et de l’écrivain Marie-Noëlle Agniau.

 

 

Pourquoi écrire aujourd’hui à propos des Ponticauds ?

La première véritable raison est probablement que je suis le descendant d’habitants sur quelques générations de la rue du Pont-Saint-Martial (au n° 58, en face de l’usine à gaz), le premier à ne jamais y avoir vécu et donc peut-être le plus perméable au mythe, entretenu par mon grand-père Eugène et, d’une certaine manière, par mon père et certains de ses amis. Il paraît qu’à force de les écouter, j’eus même un temps le fameux accent qui caractérisait les gens du quartier ! C’est sans doute d’abord grâce à eux que je me suis intéressé à l’histoire de ma ville ; intérêt renforcé par les souvenirs du tournage du Pain noir de Georges-Emmanuel Clancier – dont Agnès, l’une des jeunes parentes était en classe avec moi – par Serge Moati, téléfilm diffusé en 1974 et 1975 sur la deuxième chaîne de l’O.R.T.F., qui faisait la part belle aux luttes des ouvriers porcelainiers, parmi lesquels des Ponticauds.

Depuis plusieurs années, les historiens travaillent sur ce qui a constitué l’identité du Limousin[1] et j’ai moi-même apporté ma pierre à l’édifice. Après avoir écrit un ouvrage sur Les Bouchers du Château de Limoges[2], population emblématique de la ville, installée dans son quartier bien circonscrit, jusqu’au milieu du XXe siècle, il m’a semblé intéressant de partir à la découverte des Ponticauds qui ont eux aussi très largement contribué à cette identité limougeaude, du Moyen Âge – et même avant – à nos jours, dans des paysages bien particuliers. Ils n’étaient pas représentatifs de toute la ville, plutôt des couches les plus populaires de la société, souvent frondeurs, solidaires, et engagés politiquement à gauche (de l’anarchisme au socialisme), syndicalistes actifs, puisque travaillant surtout dans l’artisanat puis l’industrie – en particulier de la porcelaine et de la chaussure. Un peuple des bords de Vienne parmi lequel les femmes, ouvrières, lavandières, ne s’en laissaient pas conter.

J’ai souhaité rassembler ici ce qui était épars à leur sujet, pour mieux les découvrir : archives, souvenirs et anecdotes, articles, recherches et publications diverses, notamment littéraires – puisque les bords de Vienne et leurs habitants ont depuis longtemps inspiré les écrivains et les poètes. Je propose ainsi, accompagnée de mes propres travaux, une déambulation d’amont en aval le long de la Vienne, des Casseaux au viaduc S.N.C.F., rive droite et rive gauche, à travers le temps, pour essayer de cerner les caractéristiques de ces Ponticauds dans leur diversité parfois mais surtout dans leur unité. Cette promenade s’enrichit d’illustrations issues de la photothèque de Paul Colmar, qui met volontiers ses collections à disposition des historiens et, à travers leurs publications, du plus grand nombre ; issues également de mes collections, y compris familiales.

Les quartiers des bords de Vienne et leurs habitants (les lavandières, les pêcheurs, des enfants) ont été constitutifs du pittoresque limougeaud, nourri par les écrivains, les artistes et parfois même certains politiques, soit qu’ils le revendiquent, soit qu’ils le dénoncent. Honoré de Balzac a lui-même utilisé le terme à propos de la ville[1] et l’on ne compte plus – comme on le verra ici même – les gravures et les cartes postales utilisant ce motif, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Les premiers tirages sur papier connus de vues de Limoges sont celles de Lassimonne (Pont Saint-Etienne, La Cathédrale de Limoges vue du boulevard du quai Saint-Etienne), commercialisés dès 1852 par deux marchands d’estampes de la ville[2]. Les photographes Jean-Baptiste Audiguet (1811-1897) et Hippolyte Blancard (1843-1924) sont par la suite de ceux qui immortalisent les bords de Vienne tout en forgeant son image symbolique. Des peintres amateurs ou professionnels adoptent la même démarche et « à partir de 1897, Limoges devient l’objet d’une fabrique d’images[3] » construite par eux. Mais on conviendra que le pittoresque n’est qu’une représentation de la réalité. Le Dictionnaire de la langue française abrégé de celui de Littré, en 1881, précise déjà que le pittoresque se dit de tout ce qui se prête à faire une peinture ou une œuvre littéraire bien caractérisée, et qui frappe et charme les yeux et l’esprit ; un site est pittoresque lorsque sa beauté ou son caractère le rend digne ou du moins susceptible d’être représenté en peinture. Cette vision des bords de Vienne alimente vraisemblablement la timide valorisation touristique des lieux. Dès lors, l’appréhension de cette accumulation d’images fausse sans doute en partie la connaissance que nous pouvons avoir de ces quartiers et participe d’une reconstruction identitaire[4], devenue nécessaire – parfois expiatoire –après la destruction des années 1970, sous le mandat du maire Louis Longequeue. Peut-être ce livre permettra-t-il de mieux connaître les quartiers des ponts et leurs habitants.

[1]   Le Limousin, pays et identités Enquêtes d’histoire de l’Antiquité au XXIe siècle, sous la direction de Jean Tricard, Philippe Grandcoing et Robert Chanaud, PULIM, 2006.

[2] La La Geste, 2019.

[1] Le Curé de village, Editions Houssiaux, 1874, p. 131.

[2] J.-M. Ferrer, Etienne Rouziès, Une histoire de la photographie à Limoges 1839-1914, Les Ardents Editeurs, 2011, p. 35.

[3] Ibid. p. 38.

[4] L. Touchart, « La fontaine du Père Peigne à Limoges », Eaux et mœurs, du Berry et d’ailleurs,

CREDI éditions, 2016, [en ligne].

Le Carré de douleur, nouveau recueil de la poète limousine Marie-Noëlle Agniau chez Gros Textes

(c) L.Bourdelas

 

Deux lectures possibles de : Marie-Noëlle Agniau, Le carré de douleur, Editions Gros Textes, 2023

 

Yves Artufel publie un nouveau recueil de Marie-Noëlle Agniau d’une soixantaine de pages aux Editions Gros Textes.

 

I

 

Le carré est donc de douleur, se plaçant d’emblée sous la tutelle de Lao-Tseu, cité en exergue : « un grand carré n’a pas d’angle », reprenant la sentence du Tao Te King selon laquelle le tao serait un grand carré dont on ne voit pas les angles. Selon le traducteur Stanislas Julien (1842), « les anciens disaient : Celui qui a l’intelligence du Tao paraît enveloppé de ténèbres. » Marie-Noëlle Agniau est-elle dans l’attitude de « Celui qui connaît le Tao arrive à une intelligence profonde. Alors il se dépouille de ses lumières et de sa pénétration, et il paraît comme un homme obtus et environné de ténèbres » ? Est-ce une clef possible de lecture de ce petit livre ? Les ténèbres semblent en effet bien profondes qui entourent la narratrice de cette suite poétique aphoristique irriguée de sang qui laisse peu de répit au lecteur.

L’un des sens symboliques du carré peut être la terre, par opposition au ciel, mais aussi, à un autre niveau, l’univers créé, terre et ciel, par opposition à l’incréé et au créateur. Il est en quelque sorte l’antithèse du transcendant, même si dans la tradition chrétienne, le carré symbolise le cosmos. Ce qui n’empêchait pas Platon de considérer le carré – et le cercle – comme étant absolument beaux en soi. Chez les Chinois, la forme carrée de la Terre était aussi une idée très ancienne, inscrite même dans la langue. La poète pourrait ici évoquer une création du monde : « Par quoi commencer ?/Un remuement d’espèces et d’azote. » « Des régions profondes œuvrent à ma naissance. » Mais « Au lieu du blabla du début/se propage/tout autre chose. » Création, naissance, début d’un amour, tout est-il voué à l’échec et à la disparition ? Peut-être se souvient-on de la remarque de Jorge Luis Borges : « Le monde est pour l’Européen, un cosmos, à l’intérieur duquel chacun est en accord intime avec la fonction qu’il exerce ; pour l’Argentin, le monde est un chaos. » On sent Marie-Noëlle Agniau argentine, avec le risque que « La Terre [soit] propulsée hors de la race humaine. » Elle annonce la naissance de « l’autre monde ». Ordo ab chao ? « Un char d’angoisse meut nos artères ». Il n’y aura pas d’issue : « Refaire toute chose en ce monde ainsi que soi-même/est une fable. » Abandon de la rédemption, mais pas de l’ancrage terrien : « A l’intérieur d’une planète./En terre de vérité. » De toute manière, « Changer d’univers ?/On voit trop étroit. » Depuis l’atome, se propulser – cosmonaute incertain – comme un exocet, ou avec les ailes des anges, mais vers quoi ? Quels messages délivrent les pulsars après l’explosion des supernovas ? Seule la poète le sait.

Dans cet univers, comme toujours chez elle, le minéral, le végétal, l’animal (les « bêtes », écrit-elle) : hippopotame, grillons, biche, singes, murène, chevreuil, poissons, abeilles, frelons, rongeurs, oiseau, rouges-gorges, animaux domestiques, ver, buffles, chiens, gazelles, merlebleu comme dans un bestiaire imaginaire médiéval, zébus, et même nounours ou peluches. Mais le tout lourd, peut-être, de menaces : des molosses et des monstres effraient, des incendies abolissent les espèces, les singes sont possiblement de laboratoire, les enfants tuent les rouges-gorges, les êtres sont aux abois, les chasses exterminent. « La tête de chevreuil fut jetée dans l’étang./Après la chasse, les viscères. » « La première biche fut tuée./Ses yeux – la seconde errait dans les bois, énucléée ». C’est La Curée peinte en 1857 par Gustave Courbet. L’auteure elle-même se sent prête à être dépecée : « Si je brame pour imiter l’acte de chasse,/viens vers moi. » Après tout, la poète porte presque un nom de sacrifice et pourrait s’offrir en victime expiatoire, sans qu’aucun dieu ne retienne le bras et le couteau d’un nouvel Abraham. « Je lutte avec l’ange tant qu’il est chasseur. » Une nuit de combat jusqu’à l’aube en attendant les retrouvailles avec le frère à la fourrure de bête. Ésaü le chasseur. C’est aussi cette ancienne histoire que raconte la poète dans les interstices de son texte si riche où se télescopent images et métaphores, assonances et perpétuels jeux de mots, lexique parfois anatomique et biologique ou médical, références multiples y compris aux mangas, attention aux petites choses, jusqu’à la poussière. « Le petit frère est sous terre dans un champ de tomates. »

La chair prépare au carnage. Mais peut-être aussi au combat érotique. « Fauve – par la nuit ardente – je fus dépecée. » Il y a « Mieux que des animaux domestiques:/toi & moi. » Bientôt vient l’heure « des bêtes indémêlables/où deux corps flairant la lutte/vont à former un animal ». On croirait entrapercevoir un instant une peinture érotique chinoise sur papier du XIXe siècle. « Essaie mon corps… », invite-t-elle. « Ce sont mes lèvres que tu embrasses. » Eros et Thanatos, encore. Et retour au chaos primordial dont émergent cinq divinités dont Eros, le plus beau des immortels, Gaia, la terre mère primordiale matrice de la vie, Tartare, le lieu divin du châtiment, Nyx, la nuit et Erèbe, les ténèbres.  La Terre engendrant le Ciel. Marie-Noëlle Agniau réinvente une mythologie. « Découpe-moi comme une bête toi qui sais. » L’arc et le sexe sont bandés – et si la proie muait en Artémis ? « Qui part à la guerre avec son arc/comme les enfants sur un coup de tête ? » Le « sexe est un gâteau fourré à la fleur d’oranger », mais qui le mange ? « J’ai faim – j’assaille. »

Mais la mère décline. « Agonie : gueule de murène. » « La souffrance est une athlète » et ce n’est plus un ange avec qui lutter. La mort frôle et frappe. La « chère parole » s’est tue. Prophétie : « Les yeux des mourants ont déjà vu la rive vers laquelle je descends. » La poète s’envisage Psyché, dans la bouche de laquelle Charon prendra l’obole pour franchir le Styx. Et si le poème était l’obole ? Qu’aurait-elle pu accomplir contre le fatum ? Qui aurait pu empêcher la nécessaire dispersion des cendres à la nuit tombée ? Et de toute manière, « sous la cendre apparente – sait-on jamais qui [elle] pleure ? » Les apparences sont trompeuses.

Qui pourrait « chasser les monstres », « épuiser le stock d’armes », « gommer le sang » ? La poète nous tend un « beau miroir d’humanité mais elle « collectionne plus d’une atrocité. » « Comment faire du gros sel avec des larmes ? »

Qui apporte l’espoir alors ou simplement adoucit les choses ? Les enfants ? Ou plutôt « l’état d’enfance » qui « précède tous les enfants » et « cela s’appelle un monde » ? Celui que cherche à retrouver les poètes lorsqu’ils s’efforcent, eux aussi, de percevoir « le goût des nuages » ou « celui du pollen ». Mais il ne faut pas s’illusionner sur les petits êtres car « Les machines au loin poussent des cris d’enfant » et sont trompeuses comme des sirènes. Welcome to the machine. Les connexions sont un tourment. Alors, qui apaise ? « le vent,/les rivières, mes semblables. »

 

Demeure comme réponse, malgré tout, le chant poétique qui permet de vivre :

« A toi limon !

La pierre boueuse, les débris de sol, les

Sédiments spongieux,

Les bouts d’os débiles, la merde féconde & les

Nécrophores.

A moi le miel bleu imputrescible ! »

Mais elle précise : « Je chante et fais semblant de connaître/toutes les paroles. » La volonté de « Composer un logis d’où voir le monde », même en faisant « des livres dans un état second » est-il l’ultime projet de Marie-Noëlle Agniau ? Et plus encore, son programme est-il bien de « Détruire [sa] cachette pour [se] montrer nue » ? Mais qui la croirait, puisqu’elle affirme : « Je suis le jeu – une rage assez grande –/à tout quitter sauf exception. » Le je, le jeu. Le je est un autre rimbaldien, évidemment, qui reprenait déjà Homère demandant Muse, raconte-moi l’homme aux mille tours. Qu’écrit-elle encore ? « Je suis quelqu’un d’autre avec un masque. » Sa poésie est énigme qui « brouille les pistes du marais » ; à chacun de la suivre comme un Amérindien décrypte les signes, les traces et la courbure des herbes. « Boutons de roses et fraises sauvages. Pétales/d’argan et miettes de poivre. » A chaque lecture, un mot, une phrase, une image, relancent les possibles.

 

II

 

Dans la lignée de Baudelaire et Lautréamont, Nerval peut-être, Marie-Noëlle Agniau trace un carré de douleur, versets si l’on veut d’un nouveau livre saint où manquerait dieu. Comment pourrait-il en être autrement, d’ailleurs, dans le monde de violence, de douleur et de mort qu’elle évoque en soixante petites pages ornées d’une œuvre abstraite mystérieuse du plasticien Jean-Pierre Comes ? L’œil était dans la tombe et regardait Caïn écrivait Hugo s’inspirant de la Genèse – le recueil de la poète nous fait plus songer au tableau que peignit Fernand Cormon pour illustrer les premiers vers de La Conscience : tribu humaine qui divague et morceaux de viande sanglante sur un brancard de bois. Dieu avait dit : « Qu’as-tu fait? Le sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi. Désormais, tu es maudit, chassé loin du sol qui s’est entrouvert pour boire le sang de ton frère versé par ta main. » Et comme toujours chez Marie-Noëlle Agniau, il est question du frère que l’on attend – tel Jacob juste avant la lutte avec l’ange – ou qui est disparu : « Le petit frère est sous terre dans un champ de tomates. » Même si la poésie lui donne un semblant d’existence, il ne reviendra pas. Elle écrit : « Je vois dans ton œil la clause de nuit. » Et précise : « Des extinctions massives/dans un œil clos… »

Viande sanglante de l’humain tué par l’humain. Destructions, monstres et molosses, bête laissée à flanc de mort, suée de sang, enfants cruels tuant les rouges-gorges – pauvre oiseau qui pourtant essuya les larmes du Christ et retira de son bec les épines de la couronne qui lui blessait la tête. Ici, les êtres sont aux abois, se noient, les biches sont tuées ou énucléées, un milliard d’espèces a brûlé vives dans le grand incendie qui « pourtant ne se voit pas », il y a des bouts d’os débiles, de la merde – certes féconde –, des nécrophores, s’ouvrant peut-être au plasma comme chez Jean Rousselot qui se demandait « À quoi pouvait servir qu’il fût encor des fleurs ? » Dans Le carré de douleur, l’agonie a une « gueule de murène », et on jette la tête de chevreuil dans l’étang ; « après la chasse, les viscères. » La poète râcle le tréfonds. Là où sont les « cocons de glaire & pulsions. » La douleur est industrieuse. La bête qu’on aimait tant meurt, on ignore où. « Un char d’angoisse meut nos artères. » Les berceaux sont d’épouvante, les atrocités collectionnées, les laides créatures n’ont pas sommeil, les petites filles d’été éprouvent la douleur dans la pénombre, il y a des stocks d’armes, on inflige des pertes, les poumons sont fragiles et même « Les bêtes pleurent de [la] voir pleurer. » Il faudrait « endormir le chagrin ». Celui de la perte, celui des absences définitives, celle de la mère accompagnée jusqu’au trépas. Peut-être que, malgré tout, les anges (dont elle avait évoqué la tactique dans un précédent recueil) – « ou leur existence supposée » – protègent ? Réversibilité baudelairienne : « Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse,/La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,/Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits/Qui compriment le cœur comme un papier qu’on froisse ? »

Marie-Noëlle Agniau, poète gothique, presque décryptée en une sorte d’antériorité magique par Maurice Rollinat, lorsqu’il écrit être l’ami du rouge-gorge, observant que « quelquefois le nécrophore/Fait songer au noir fossoyeur » et plaignant « Le pauvre agneau que l’homme égorge ». Agniau que l’homme égorge, que l’humanité fait souffrir. Elle est « l’être que la douceur effraie & autres nuisibles. » L’esperluette pour souligner les étranges conjonctions, tout au long du recueil dont chaque phrase est à méditer pour y trouver tout le sens : « Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! » La poète suit à la lettre la recommandation de Baudelaire et nous entraîne avec elle.

Enfer délectable de la bête traquée, chassée : « Découpe-moi comme une bête toi qui sais. » La main va fouiller les entrailles. Et si le « sexe est un gâteau fourré à la fleur d’oranger », s’il est question de se faire prêter le beurre de karité, alors des voluptés odoriférantes sont envisagées. « Le pouls est [son] rythme mais sa force – un refuge arbitraire de type animal. » Le sang afflue. A qui la langue a-t-elle promis et qu’a-t-elle promis : le plaisir ou la poésie ? Qui est la narratrice de cet étrange carré : « Je suis quelqu’un d’autre avec un masque. » Double incertitude, double anonymat, double mensonge. Elle affirme : « Je suis la complication. » Révolte ou trahison ? Elle se prépare : « Si je brame pour imiter l’acte de chasse, viens vers moi. » Etrange créature qui pousse le cri du cerf en rut. Les monstres ne sont donc pas extérieurs. Fauve la voici dépecée par la nuit ardente. Elle a faim, elle assaille. Son corps semble crier famine. « La chair la chair la chair/mais rien qui ressemble à quelqu’un… » Voici donc Mallarmé : « La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres. » Ultime tentative, toutefois : « Essaie mon corps… » C’est aussi un peu L’ennui d’Alberto Moravia, tempéré il est vrai par la « cerise sur le gâteau » d’un baiser.

Au final, « une languette repousse la noire mort du royaume. » Et l’on apprend, rassuré, que « toute plaie est soluble – sinon quoi ? » Et que la narratrice « gagne à la course tous les ninjas même en étant bancale. » Dernier vers d’alerte cependant : « Sous la cendre apparente – sait-on jamais qui pleure ? » Le carré s’est refermé insidieusement sur la douleur que l’on avait un peu oubliée avec les multiples engrammes d’enfance et de maternité entrecroisées, et les petits émerveillements d’une nature réconfortante. On préfère garder en tête ce souhait exprimé au début du livre : « A moi le miel bleu imputrescible ! » Il a la couleur inspirante d’un étrange oiseau prévertien : le merlebleu qui a lui seul est un poème.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Notice pour servir à l’histoire du théâtre en Limousin (31): La Chélidoine et Marie Pierre Bésanger

La Chélidoine

Fondée au milieu des années 1980, la Compagnie La Chélidoine était installée en Corrèze, à Saint-Angel, dominée par son prieuré et sa belle église fortifiée ; elle était dirigée par Claude Montagné et Sylvie Peyronnet. Elle a réalisé des créations originales, dont une grande partie en collaboration avec des auteurs vivants, sous forme de commande, (comme Jacques Bens, Necati Cumali, Luc De Goustine, Koulsy Lamko, Richard Millet, Claude Bourgeyx, Laurence Biberfeld et Catherine Lefrançois). Elle a aussi effectué un travail d’intervention sous forme de scénographies légères, de théâtre de tréteaux, de lectures à voix haute, de rencontres ou de débats. Au fil des années, sa vocation est restée la même : faire découvrir et aimer le théâtre de répertoire et les œuvres contemporaines à un large public. Artisan d’une dynamique culturelle originale depuis vingt-cinq ans en Limousin, son action conjuguait un travail avec des auteurs contemporains et un territoire à dominante rurale. Ses créations furent ensuite tournées dans toute la France et à l’étranger. En formation, la Chélidoine dirigeait des personnes de tous âges, au sein de structures de tous ordres (universités, lycées, collèges, écoles, instituts, etc.). Elle encadra une école permanente – le Studio Théâtre – qui lui permit de former chaque semaine une centaine de personnes dans un cadre de travail professionnel. La Chélidoine fut associée à la création du Festival de la Luzège, en 1987 au Roc du Gour Noir, sur la commune de Saint-Pantaléon-de-Lapleau. À partir de 1989, l’association Roc du Gour Noir La Luzège prit en charge seule la manifestation et son organisation. Les artistes et les différents métiers du spectacle coopérèrent fructueusement avec les bénévoles de l’association pour la mise en place des éditions du festival. Sous l’impulsion de son président fondateur Roger Ponty, l’association se mobilisa pour soutenir le projet sur le territoire. Elle ouvrit notamment un atelier de confection de costumes de théâtre qui travailla pendant plusieurs années sous la direction de costumiers professionnels. À partir de 1989, le projet théâtral fut porté par un directeur artistique qui prit en charge le choix des pièces, la constitution des équipes, le choix des lieux. Cette fonction fut assurée successivement par Philippe Ponty de 1989 à 1999, Lionel Parler de 2000 à 2002, Paul Golub en 2003 et 2004, et à nouveau Philippe Ponty depuis 2005. À partir de 2013, il fut accompagné d’une « coopérative artistique » composée de Marie-Pierre Bésanger, Agnès Guignard, Farid Ounchiouene, Stéphane Schoukroun, Gigi Tapella et Aristide Tarnagda.

On retrouve Marie-Pierre Bésanger dans l’aventure du Bottom Théâtre, compagnie fondée en 1999 et implantée à Tulle, qui confie des commandes d’écriture à des auteurs vivants : Aristide Tarnagda, Pauline Sales, Samuel Gallet… et a mis en place la manifestation « Ouvrez les guillemets », rencontres entre des auteurs francophones et des habitants. Parmi les thèmes travaillés par la compagnie : la précarité, tout ce qui atteint les femmes, les questions du paysage, du pays (habiter quelque part), l’école, le recueil de paroles auprès d’habitants d’un quartier de la périphérie de Limoges en déconstruction, un travail d’écriture et de création avec des personnes âgées et des adultes handicapés mentaux, aboutissant tous à des créations.

 

Le témoignage de Marie Pierre Bésanger

Photo : Marie-Pierre Bésanger © Jõao Garcia

Alors comédienne à Paris, et toujours en recherche d’une famille  artistique, j’ai décidé dans les années 90 de revenir en Corrèze, « chez moi ». C’est à ce moment-là que les choses ont vraiment commencé. Et tout d’abord avec la rencontre avec Le festival de La Luzège et Philippe Ponty. C’était l’année où Moise Touré présentait ses Koltès, ou Paul Golub mettait en scène Il circo popolare Poquelino avec Simon Abkarian et Catherine Schaub.

Le théâtre prenait pour moi tout son sens, dans ce rapport proche des  habitants, dans les forêts et sur les places de village. Les choses se faisaient ensemble.

C’est dans ce festival que j’ai fait ma première mise en scène, une commande d’écriture a Eugène Durif avec quatorze personnes handicapées de deux CAT de Corrèze. S’en est suivi Mario et Lyse, coproduit par le théâtre des 7 collines. Repéré par Philippe Mourrat alors directeur des Rencontres de la Villette, ce spectacle nous a permis de sortir du Limousin. C’était au début des années 2000. Ce projet rassemblait neuf professionnels et cinq personnes au RMI, que j’avais nommés « empêcheurs de tourner en rond ».

Par la suite je suis restée neuf ans artiste complice de la Maison des métallos à Paris.

Ma compagnie, Le Bottom théâtre, ne monte (à l’exception de la pluie d’été de M. Duras) que des auteurs vivants ( assez souvent sous la forme de commandes d’écriture). Parmi eux figurent entre autres Pauline Sales (Le Groenland), Manuel Antonio Pereira (Permafrost et Berlin Sequenz), Samuel Gallet (Helian)…

Suite à l’expérience Ligne de Faille (recherche sur le paysage avec des habitants de 2 villages corréziens en 2004-2006), Marie-Agnès Sevestre, alors directrice du festival des francophonies en limousin, nous a proposé d’aller questionner la notion de  paysage au Burkina Faso. C’est ainsi que j’ai rencontré Aristide Tarnagda, comédien, auteur et aujourd’hui directeur des Récréâtrales, et qu’est née entre nous une profonde complicité. Aristide a entre autres écrit Terre Rouge, spectacle que nous avons fabriqué avec Hughes Germain à la création sonore, Gabriel Durif et Thibault Chaumeil à la musique. Aristide a écrit Terre Rouge à Tulle, le texte a ensuite été édité chez Lansman et j’avoue avoir été un peu fière de le présenter sur une série au TNP Villeurbanne, haut-lieu d’héritage du théâtre populaire, « celui qui fait confiance à l’homme » comme le dit Roland Barthes.

Mon goût pour le travail avec mes voisins et les auteurs vivants se prolonge à travers « Ouvrez  les guillemets »… manifestation que nous organisons depuis cinq ans.

Le Vent Nous Portera sera ma prochaine  création. C’est un projet amorcé il y a plus de 4 ans qui fait suite à une immersion de deux ans dans deux EHPAD corréziens. Il y est question de la place de nos ainés et de la réalité des soignants. Il s’agit là d’une écriture plurielle que nous fabriquons avec des compagnons au long cours et de jeunes artistes.

Je cherche un théâtre d’expérience qui met la relation au centre du processus de création, et je crois en l’art comme humanisme.

 

Mai 2020.