Je me souviens qu’Alain Souchon avait cassé son image en chantant : « J’veux du cuir ». Il est une ville limousine à la riche histoire qui aurait satisfait à tous ses bonheurs – on la surnomme la « capitale de la ganterie » – c’est Saint-Junien. A défaut d’être limogé, le chanteur aurait pu devenir Saint-Juniaud ; nul doute qu’il aurait trouvé l’inspiration en longeant la Vienne du côté de l’impressionnant chaos rocheux où le peintre Jean-Baptiste Corot eut l’habitude de venir planter son chevalet pour peindre dans les années 1850.
C’est dans la qualité des eaux de la Vienne et de la Glane, exemptes de calcaire et par sa situation au cœur d’un important bassin d’élevage que la ville a trouvé les sources de sa vocation industrielle : le travail du cuir. La tradition fait remonter au XIème ou XIIème siècle la naissance de l’activité gantière à Saint-Junien. Dès la fin du XVIIème, la ganterie est la principale activité de la ville. Les gantiers qui fournissaient les personnes de haut rang mégissaient eux-mêmes leurs peaux (c’est-à-dire les assouplissaient par un bain d’alun). Petit à petit, ils se consacrèrent uniquement à la fabrication de gants et confièrent cette activité à d’autres artisans. C’est ainsi qu’est née la mégisserie sur les bords de Vienne, les petits ateliers devenant de véritables usines employant plusieurs centaines de personnes.
A la fin des années trente, la ville compte 11 400 habitants et l’industrie du cuir est le plus gros employeur. Lisons ce qu’écrivait Georges Gaudy dans La Ville rouge en 1925 : « Les longues et dures journées procuraient de modiques salaires. Les ouvriers, à part les gantiers qui connaissaient un métier rare, vivaient dans la gêne. On voyait les mégissiers et les papetiers partis pour l’usine avec un petit porte-dîner garni de soupe ou de haricots froids. Le soir, ils mangeaient en famille, dans la rue, comme des nomades, leur soupe et leur pain de seigle. Ils s’abreuvaient à la fontaine. Le dimanche et les jours de paye, ils emplissaient des tavernes enfumées où, face à face, accoudés sur des tables graisseuses, ils buvaient d’un seul trait de grands verres de vin rouge. Parfois, dans les solennités, ils achetaient de la viande. Pour le carnaval, beaucoup s’endettaient, car c’était une loi de se gaver en cette occasion. Dès la matinée, la veille, d’énormes tourtes, des pâtés de toutes tailles se succédaient chez le boulanger, portés par des gamins et de triomphantes ménagères. Pourtant la gaieté rayonnait, dans les yeux, une flamme brillait qu’on chercherait vainement aujourd’hui. On voyageait peu. Nos grands-pères ignoraient Limoges et ne songeaient même pas à s’y rendre. Mais ils se tutoyaient entre eux. Ils s’aimaient. Dès qu’un voisin tombait malade, on se hâtait de le secourir. »
La crise économique de la fin du vingtième siècle, la concurrence étrangère et sans doute la mode vestimentaire qui a relégué le gant au rang d’accessoire, ont fait chuter la production. Il ne reste aujourd’hui que deux mégisseries et trois ganteries. Mais les savoir-faire accumulés tout au long des siècles permettent à cette production de garder sa notoriété. Le dynamisme et la créativité des gantiers s’expriment désormais pour la haute couture qui leur assure un débouché prestigieux . La perpétuation de cette activité à un si haut niveau conforte le statut de Saint-Junien de Capitale française du gant de peau de luxe et lui vaut le label « Villes et Métiers d’art » couronnant des siècles de labeur des maîtres coupeurs et des couturières à domicile. Saint-Junien continue d’inspirer : de nouvelles activités liées au cuir se sont installées dans la ville et ses environs : Daguet (ceintures belles et colorées, entre créativité contemporaine et traditionnelle, maroquinerie et accessoires de mode, autour de Thibault Favre de Lapaillerie, ancien compagnon du tour de France), Parallèle (chaussure de luxe) à Rochechouart, sellerie bourrellerie à Saint-Laurent sur Gorre. Il existe aussi une sellerie à Pompadour, qui a pris le nom de Fleur de Lys. Toutes les selles sont conçues et fabriquées en France dans une recherche constante de perfectionnement, de confort et de respect de la monture.
L’ancienne coopérative de Saint-Junien, créée en 1919, travaille avec Hermès depuis 1981 et a été rachetée par la maison de luxe en 1998. L’établissement s’est agrandi et a formé des artisans à la fabrication de portefeuilles. La ganterie-maroquinerie de Saint-Junien s’est installée en juin 2017 dans une nouvelle manufacture en bord de Vienne – une ancienne usine de traitement de laine rénovée, un bâtiment de 1500 m2.
La mégisserie Colombier a été créée par Léon Colombier qui a commencé une activité de teinture à Saint-Junien dès 1925 – il fut également résistant pendant la deuxième guerre mondiale. Les bâtiments actuels datent de 1952. La production, jusque dans les années soixante, a surtout été tournée vers la peau pour vêtement. Cette diversification des produits se poursuit et à partir des années 1970, la mégisserie ajoutant à sa gamme la peau d’agneau et de mouton pour chaussure, maroquinerie et articles pour l’administration. Depuis une dizaine d’années, et parallèlement à la peau d’agneau et de mouton, Colombier a développé la peau de chevreau haut de gamme pour le gant de luxe, fabrication qui place l’entreprise au rang de premier spécialiste français de cet article.
La réussite d’Agnelle, dont la boutique est au cœur de Paris, dans le 1er arrondissement, est particulièrement emblématique. En 1937, c’est sa création par Joseph Pourrichou, pour son fils Lucien. Deux années plus tard, celui-ci part à la guerre et sa femme Marie-Louise reprend les rênes de l’entreprise. En 1955, elle construit une usine dans le centre de Saint-Junien. A cette période Agnelle fait de la sous-traitance pour les grands magasins américains et pour la chaine « Dames de France». Dix ans plus tard, Marie-Louise décède et sa fille Josy Le Royer lui succède. Le gant n’est pas très à la mode mais elle fait preuve d’imagination, d’audace et innove vers le haut de gamme. Ses efforts sont récompensés puisqu’elle obtient en 1970 une première collaboration avec une maison de haute de couture : Christian Dior. Dix ans plus tard, elle décroche des contrats avec différentes maisons. En 1986, c’est l’arrivée de Sophie Grégoire, quatrième génération et fille de Josy, aux commandes de l’entreprise. Cette même année c’est l’inauguration des stands aux Galeries Lafayette et au Bon Marché. En 1997, c’est le lancement de son Prêt-à-porter par Louis Vuitton. Agnelle commence à travailler avec Christian Lacroix. Deux ans plus tard, la ganterie est achetée par un groupe américain, avant d’être reprise par Sophie Grégoire, l’arrière-petite-fille du fondateur de l’entreprise. De nombreuses autres maisons travaillent désormais avec elle. On note que cette saga doit beaucoup à des femmes d’exception.
Les orgues de Bort, en Corrèze, s’étirent sur deux kilomètres de longueur et s’élancent sur 80 mètres de hauteur. Issues d’une coulée de phonolite venant du Cantal, elles dominent majestueusement la ville blottie à leur pied à une altitude de 430 mètres. Du haut des Orgues, les visiteurs s’émerveillent du point de vue exceptionnel qu’elles offrent sur l’Auvergne et le Limousin. La commune est aussi connue pour l’impressionnant barrage mis en eau en 1952 sur la Dordogne, troisième plus grande retenue française pour un barrage en béton. Elle abrite une usine du groupe de maroquinerie Le Tanneur, qui occupe environ 400 employés. Dans les années 2000, elle a entamé une montée en puissance afin de répondre à une demande croissante de ses donneurs d’ordres, grandes maisons de luxe françaises.
L’usine de chaussures Heyraud
Grève des gantiers en 1906 à Saint-Junien (Journal IPNS)
Le cuir, c’est aussi la chaussure, dont l’industrie fut très présente en Limousin. Dès le début de la Monarchie de Juillet, la fabrication de cordonnerie en gros et de chaussures fines s’y développa. Un milliers d’ouvriers travaillaient pour 11 fabriques au XIXème siècle. En 1914, l’augmentation était nette, avec 17 usines et 2 780 ouvriers – dont les 700 de l’usine Monteux, rue de Châteauroux. Avec la première guerre mondiale, le progrès fut encore plus rapide, Limoges recevant les commandes de l’armée. Ce n’est pas pour rien que le monument aux morts réalisé en 1932 est flanqué d’un ouvrier porcelainier et d’un autre en chaussure. En 1920, Limoges compte 46 fabriques abritant 8 000 ouvriers et assure le quart de la production française.
Parmi les entrepreneurs de la chaussure, Alfred Heyraud, né en 1880 à Limoges. Il n’a que 20 ans quand il part à la conquête de Paris pour prendre la direction de la boutique-atelier Pinet, située dans la légendaire rue Cambon. De ces années durant lesquelles il côtoie les grands noms de la société parisienne et londonienne, il garda à jamais un goût prononcé pour l’élégance. Souhaitant voler de ses propres ailes, il revint à Limoges en 1913 pour ouvrir son atelier : la Maison Heyraud vit alors le jour. Le succès ne se fit pas attendre, lui permettant d’ouvrir en un temps record quatre ateliers dont un à Paris. C’est donc tout naturellement qu’il se lança en 1930 dans l’aventure industrielle avec l’inauguration de sa première usine. Son ambition était simple : fabriquer en grande série des souliers de qualité au « fini » irréprochable et à des prix abordables. Sa signature devint alors : « La qualité d’autrefois, l’élégance d’aujourd’hui ». Visionnaire et précurseur pour l’époque, il emprunta au monde du luxe un savoir-faire d’excellence, une main d’œuvre hautement qualifiée et des peausseries de qualité qu’il rendit accessibles au plus grand nombre. Rien n’était laissé au hasard, tout était pensé avec la même exigence de luxe y compris dans les boutiques, où la vente devint un véritable cérémonial. La Maison Heyraud existe toujours, mais ses usines ne sont plus en Limousin, plutôt en Italie, en Espagne et au Portugal.
L’autre fleuron de la chaussure, c’est J.M. Weston. En 1891, Édouard Blanchard installa sa manufacture de chaussures pour hommes et femmes à Limoges. Son fils Eugène quitta la ville en 1904 pour apprendre la technique du cousu Goodyear à Weston (près de Boston, Etats-Unis) qui permettait de ressemeler durablement les souliers. Il introduisit le procédé à son retour pour privilégier la qualité et le service, en proposant plusieurs largeurs. C’est une course hippique qui scella le destin de la maison lorsqu’Eugène croisa le chemin de monsieur Viard, grande figure des mondanités parisiennes. Tous les deux s’associèrent en déposant le nom de J.M. Weston et en ouvrant la première boutique boulevard de Courcelles. Cette alliance inédite posa les fondations de la maison : un nom, un savoir-faire et un esprit parisien. L’entreprise ne cessa ensuite d’innover et de se développer, par exemple en 1946 avec, le Mocassin 180, devenu une icône indémodable. Une vingtaine d’années plus tard, il est récupéré par les « Minets » de la Bande du Drugstore des Champs-Elysées. En 1981, J.M. Weston reprend la Tannerie Bastin à Saint-Léonard-de-Noblat. Cinq après, une boutique est ouverte à New York, suivie par un réseau d’une quarantaine d’autres à l’étranger. En 2001, c’est l’arrivée de Michel Perry en tant que directeur artistique. Onze ans plus tard, Weston crée sa première collection de maroquinerie et en 2016, rend hommage à Yves Klein, en développant une édition limitée de 1500 paires de son Moc’ Weston dans la teinte exacte du Bleu Klein International, distribuée dans 9 boutiques à travers le monde.
Cette histoire, ces activités artisanales, comme la tapisserie ou les arts du feu, témoignent d’un savoir-faire très développé, par des femmes et des hommes attachés intimement et affectivement à leur travail, ce qui se ressent évidemment dans les produits fabriqués.