25 Avr

Le retour de l’écrivain limousin Alain Galan avec Battue à l’abîme chez Le temps qu’il fait

Voici un véritable bonheur de lecture comme, en fait, en offrent toujours les ouvrages d’Alain Galan, écrivain discret installé en Corrèze. Peut-être celui-ci démultiplie-t-il le plaisir car on ne l’attendait pas vraiment – c’est presque une surprise (Dès le début : « L’imagine-t-on sérieusement, à son âge et dans son état de fatigue, se remettre à la rédaction d’un livre ? Et pour quels lecteurs, parbleu ? »). Tout est annoncé de ce que l’on va lire dans la citation de Georg Groddeck extraite du Livre du ça (1923) placée en exergue, qui vaut qu’on la cite en entier : « Alors, un homme fatigué, qui vient de laisser retomber ses mains, lassé du peu de succès de ses efforts, se souvient des quelques mètres de fil qu’il a réussi, au cours de plusieurs décennies, et avec mille difficultés, à extraire de l’invraisemblable fouillis… » Se placer sous l’égide de l’inventeur du ça – modifié par Freud – n’est sans doute pas totalement innocent.

Ce texte divisé en courts chapitres – souvent rédigé à la troisième personne du singulier – apparaît comme un chant du cygne (ou du signe, surtout s’il s’agit de lettres), la déploration de la disparition des mots, des paragraphes, du livre, mais c’est aussi une somptueuse conjuration de cet effacement progressif de l’écriture et de l’écrivain. Le vocabulaire est riche, désuet parfois pour ceux qui ne maîtrisent plus la langue dans sa richesse, sa poésie et sa complexité[1] – c’est ici « une écriture de lisière à la tombée du jour. » Malgré les égarements, l’auteur griffonne avec son porte-plume, reprend les notes abandonnées la veille, s’embrouille, bat plus ou moins la breloque, rêve, sa graphie devient de plus en plus illisible. Il remue le passé, la « poussière de temps ». Il s’enfouit sous des guenilles, médite sur le tracé qui devient un écart lorsqu’on le retourne. Lui qui a écrit sur la fuite des bêtes a l’impression que « les mots à leur tour se rembuchent. » C’est un artisan qui « rabot en main, reprend le blablabla de la veille qu’il métamorphose en copaux. » C’est un paysan prêt à interroger le rouge-gorge, à parler de chats-fantômes à la maison de retraite ou à prendre en filature un chat des bohémiens. Il sait bien, lui, que les oiseaux des haies et des arbres ne sont pas des Res nullius comme l’affirme le Code Rural !

Les thèmes (la nature omniprésente), les références et allusions littéraires, le travail constant sur les mots (avec l’aide du Larousse et des souvenirs de sa grand-cousine picarde), l’étymologie, les découvertes (comme l’hénaurme Boustrophédon) le style, les métaphores, les anecdotes qui sont bien plus que de simples historiettes (ainsi nous apprend-il que la maison acquise par Ramuz à Pully s’appelait La Muette), sont ici ceux d’un écrivain apprécié par ses lecteurs (même s’il dit que ses écrits ne rencontrent plus aucun écho, mot propice à une longue réflexion) et raisonnent avec ses autres ouvrages. Mais ici, une mélancolie verlainienne semble accompagner chaque page ; ses « crayons mâchonnés et grisés » sont comme les piquets d’acacia dont on lui avait dit, enfant, qu’ils dureraient une vie d’homme. Les piquets sont fatigués désormais et il comprend que ses crayons sont les « sabliers de sa propre vie. » Le temps se rapproche de devoir s’enfoncer dans la nuit qui, pour l’écrivain, sera forcément d’encre. Ecrit-il, comme peignait Roger Bissière, « pour être moins seul en ce monde misérable » ? En tout cas, jusqu’au bout, le voici s’interrogeant sur les verbes breloquer, détrotter, brelauder… il s’amuse donc encore un peu, cet infatigable chercheur de sens ? Il est prêt à traquer encore les mots, « approche grimée ou battue à l’abîme », à les faire basculer comme un chasseur préhistorique du côté de Solutré (mais cela a-t-il vraiment eu lieu ?), pour mieux les redécouvrir ensuite et inventer « son propre codex. »

Mais le voici à nouveau – ami des mots, lecteur, écrivain – hanté par la possible, probable, disparition des livres. Et comme Pierre Michon qui publie dans le même temps J’écris l’Iliade (Gallimard) quelque part un peu plus au nord mais toujours en Limousin, le voici tenté par l’autodafé. Décidément ! Même si la finalité de l’acte n’est pas exactement la même, quelle perspective de sacrilège ! Chez Alain Galan, il serait question de faire breveter l’invention d’un « poêle à peu-lus. » Le désespoir n’est jamais loin de l’humour. Au final, cela ne sentirait pas très bon. Mais les lettres s’effacent inexorablement, celles de la belle écriture de l’enfance, même lorsqu’il fallait « faire des lignes », celles en plomb du typographe croisé jadis au journal, celles des pierres tombales fendillées de Corrèze ou de Vézelay. N’empêche, il ressasse, il digresse, cela donne ce nouveau superbe livre, « tout au plus, reconnaît-il, une sorte de post-scriptum, d’addenda aux livres écrits jadis (…) Journal crépusculaire en quelque sorte ». Mais rien n’est totalement perdu, puisque les derniers mots sont « la promesse d’une page blanche » …

[1] « Désuète, archaïque… Comme on y va, peste-t-il. De quel pas on se presse pour conduire le vieux siècle à la déchèterie ! » (p. 43).