Texte édité et illustré par L. Bourdelas chez La Geste
Ce compte-rendu de visite dans la capitale du Limousin en 1879 serait l’œuvre d’un « Parisien » éprouvant « le besoin de quitter Paris et d’aller respirer l’air de la campagne » et « ne connaissant personne à Limoges ». A tel point qu’il lui faut « un guide convenable » qu’il trouve en la personne d’ « un jeune homme à l’air intelligent », un enfant du peuple, aux observations « des plus justes », écrivain public, se nommant Le Vénitien[1]. Le prétexte du séjour étant le Concours régional d’agriculture, industrie, commerce et beaux-arts annoncé « par les journaux », l’une de ces fêtes, précise le narrateur, qui « ont toujours un grand attrait » pour lui. Il n’eut pas de chance car, cette année-là, on nota l’ « inclémence de la saison »[2].
Il me semble pourtant que celui qui écrit ce texte de manière anonyme connait fort bien la ville qu’il affirme découvrir, à tel point que l’on pourrait deviner en lui un vrai Limougeaud – ou même plusieurs. Son éditeur n’est pas à Paris, ni à Limoges (pour préserver l’anonymat ?), mais à Périgueux, rue Taillefer : Jean-Charles Rastouil avait été le directeur et l’éditeur du journal L’indépendant de la Dordogne, quotidien paru de février à septembre 1871, devenu Le Républicain de la Dordogne jusqu’en 1875. En 1871, il avait aussi publié les Idées d’un républicain socialiste, de Louis Blanc.
De 1876 à 1881, au moment où paraissent ces lignes, le maire est René Pénicaud, qui a succédé à Jules Delignat Lavaud et dont le successeur (1881-1885) sera le négociant Louis Casimir Ranson, négociant, républicain radical ayant déjà occupé ce mandat en 1870-71. Les élections municipales ne sont plus que dans deux ans. On pourrait donc presque y voir un document pré-électoral. Peut-être l’ouvrage pourrait-il émaner aussi de l’entourage de Georges Charles, Frédéric, Hyacinthe Perrin (ou de lui-même), franc-maçon, député du département de la Haute-Vienne de 1873 à 1889 qui siégea à l’extrême gauche et était proche de Clémenceau[3]. Il fréquentait d’ailleurs à Paris le salon de Madame Ménard-Dorian, comme Emile Zola, qui est cité dans cet ouvrage.
René Pénicaud, docteur en droit, avocat à Limoges, député de la Haute-Vienne en 1880-1885, sénateur de 1886 à 1899, siégeait avec les républicains « opportunistes », appartenant à la majorité de la gauche modérée, face à l’opposition royaliste et bonapartiste. A leur gauche : les républicains radicaux et anticléricaux. «Républicains modérés mais pas modérément républicains », ils étaient attachés aux principes de 1789, au respect du droit, à la légalité, à l’idée de représentation plutôt que de révolution ; se voulant les héritiers des Lumières et du kantisme, ils étaient généralement des positivistes dans l’esprit d’Auguste Comte[4], croyant au progrès.
Les républicains radicaux, eux, dont semble plus se rapprocher l’auteur de la Visite d’un Parisien à Limoges, avaient des aspirations sociales et démocratiques plus marquées, ouvriéristes, favorables à la décentralisation, à l’élection des fonctionnaires et des juges, à l’abolition de la peine de mort, à la séparation de l’Eglise et de l’Etat (ils étaient anticléricaux), à la suppression du sénat et du Président de la République. Georges Clémenceau fut l’une de leurs plus grandes figures.
AU XIXème siècle, Limoges avait connu deux épisodes « révolutionnaires » d’importance : en 1848, après une émeute, les ouvriers, ayant régné en maîtres sur la ville quelques jours, y avaient enraciné la gauche[5] ; en 1871, une Commune de Limoges avait été proclamée sur le modèle parisien, des barricades furent dressées, des soldats se mutinèrent, un colonel fut tué[6]. Lorsque vint la répression ordonnée par Thiers, le maire démissionnaire Louis Casimir Ranson, sans avoir donné de signe de soutien à l’insurrection, plaida l’indulgence, sans être entendu. D’ailleurs, comme l’a noté Georges Châtain, parmi les Communards arrêtés à Paris après la Semaine sanglante (33 584), 1 314 étaient des migrants limousins (953 de Creuse, 388 de Haute-Vienne, 173 de Corrèze). La Creuse a été le troisième département pour le nombre des arrestations après la Seine, Paris et proche banlieue, (8 939) et la Seine-et-Oise (1 257)[7]. La Visite d’un Parisien est donc rédigée huit ans après ces évènements. La militante socialiste et féministe Pauline Roland put qualifier Limoges de « Rome du socialisme », d’autre évoquant la « ville rouge »[8]. Celle-ci, où se développa aussi le coopératisme avec L’Union (1881), devait accueillir en 1895 le congrès constitutif de la Confédération Générale du Travail. Enfin, depuis la création des Frères Unis au XVIIIème siècle, la franc-maçonnerie s’était développée à limoges, œuvrant progressivement au progrès social et à l’anticléricalisme[9].
Il est donc beaucoup question de politique dans ces pages. Celles-ci commençant par un dossier « chaud » : le narrateur visite la mairie « provisoire », rue Basse-Croix (actuelle Turgot), dans l’attente de la construction d’un nouvel Hôtel-de-Ville dont le prix risquerait d’atteindre « un chiffre inconnu », au détriment d’autres dépenses jugées plus utiles, comme la construction d’écoles pour y recevoir filles et garçons – Victor Duruy ayant contribué à développer l’enseignement primaire, qui allait devenir obligatoire, gratuit et laïque avec les lois de Jules Ferry (1881-1882). Cette dépense pour l’édification d’un Hôtel-de-Ville ayant, selon l’auteur, pour conséquence de ne jamais faire diminuer les droits des octrois, plusieurs fois dénoncés, comme les excès des montants et de l’administration des contributions indirectes, accusés de « restreindre la consommation, à diminuer aussi le salaire des ouvriers, à les forcer à quitter Limoges ». Argument également défendu à cette époque par Hippolyte Chiboys, élu monarchiste d’opposition, et par une lettre anonyme au ministère de l’intérieur. En fait, le bâtiment coûta 1 638 740 francs, soit 68 657 de plus qu’initialement prévu. Selon l’auteur de la Visite, la construction est prévue sur l’emplacement de l’ancienne mairie, place Saint-Gérald, et il précise que l’architecte de la Ville de Paris (Eugène Viollet-le-Duc, qui recommandait la construction place Royale, actuelle de la République), venu sur place, a préconisé la démolition de l’hôpital, de raser une partie de la caserne de cavalerie, ainsi que toutes les maisons environnantes. Le 8 février 1877, le conseil municipal avait nommé une commission de neuf membres chargée de faire des propositions d’emplacement (elle en fit seize) ; son rapporteur était Louis Casimir Ranson. La population limougeaude étant passionnée par ce sujet. Tout le monde s’accordait sur la vétusté de l’ancien bâtiment et la Ville venait d’hériter de la fortune léguée par Alfred Fournier, qu’elle décida d’attribuer au nouvel Hôtel-de-Ville[10]. Mais notre Parisien pense que cet argent aurait aussi pu servir à assainir Limoges, à « faire pénétrer l’air et le soleil partout » et à installer un lavoir couvert sur la Vienne, pour éviter que les lavandières tombent malades (« elle avait pris une pleurésie en lavant notre linge à la rivière, p. 14). Il allait falloir cependant attendre plus de vingt ans pour songer à abattre l’insalubre quartier Viraclaud, dans le centre, jugé « ignoble », « hideux réceptacle de misères et de vices (…) immonde verrue »[11]. L’auteur de la Visite assure que « les matériaux de construction et la main d’œuvre (sont) plus chers qu’à Paris » ; en tout cas, en avril 1879, les tailleurs de pierre pétitionnent pour que l’architecte Alfred Leclerc utilise du granit local de Faneix, et non poitevin, comme initialement prévu, d’abord parce qu’il est moins coûteux, et parce que cela fait travailler des ouvriers locaux. Le nouvel Hôtel-de-Ville fut inauguré le 14 juillet 1883 – acte politique et républicain voulu par la municipalité dirigée par Louis Casimir Ranson.
Il est à noter que l’auteur de la Visite affirme que le plus vieux pont de Limoges, le pont Saint-Martial, construit en 1215 sur les bases d’un pont gallo-romain, « menace ruine ». Or, certains habitants de la ville auraient aimé que le legs d’Alfred Fournier soit en partie consacré à le reconstruire.
De politique, il est toujours question lorsque l’auteur de la Visite observe que, sous le Second Empire, « le clergé, la magistrature, l’armée, étaient les trois forces gouvernementales du pouvoir appelé pendant vingt ans l’Empereur. En dehors de ces trois termes de l’autorité, le peuple n’existait pas. Il comptait cependant, mais pour verser son argent et voter selon le bon plaisir du maître. » Se rendant au pavillon des Beaux-Arts installé place Jourdan, le visiteur note, sur les armes de la Ville, la présence des fleurs de lys qui entourent la tête de Saint-Martial, ironise sur « tous ces blasons plus ou moins bizarres », et constate l’absence de l’inscription « République française », même s’il distingue « R.F. (…) les deux initiales sans doute des mots République Française. » L’auteur – qui salue la statue du révolutionnaire Jourdan – emprunte aux Misérables de Victor Hugo, paru dix-sept ans plus tôt, le personnage de Gavroche, en mettant deux en scène, pour commenter les initiales : « République f… finie. » dit l’un ; « réaction formidable » dit l’autre. L’auteur concluant : « Mais où diable la protestation du passé contre le présent va-t-elle se nicher ! » L’absence du buste de Marianne est également mentionnée. Un propriétaire de fabrique de porcelaine est même accusé d’avoir fermé son entreprise après la proclamation de la République le 4 septembre 1870. Ailleurs, on évoque la crainte de certains d’entendre le cri de « Vive la République ». La IIIème République n’est alors âgée que de 9 ans et il faut encore l’affermir et la défendre.
Est aussi condamnée la tentative de reprise en main monarchiste par Mac Mahon, le 16 mai 1877, face à l’Assemblée majoritairement républicaine : « la criminelle tentative du coup d’Etat des hommes du Seize-Mai ». Le visiteur souhaite également voir « la caserne qui fut témoin de la protestation du major Labordère et de sa courageuse résistance à l’exécution d’ordres césariens. » En fait, Jean-Marie-Arthur Labordère, sorti de Saint-Cyr, avait été nommé major le 4 mai 1876. En garnison à Limoges, au 14ème régiment de ligne, il reçut des instructions le 12 décembre 1877, qui lui parurent motivées par l’intention de procéder à un coup d’Etat contre la République, et provoquèrent de sa part un formel refus de service, suivi de protestations énergiques, communiquées aux journaux républicains. Le major Labordère devint subitement célèbre, et sa mise en retrait d’emploi par le gouvernement ne fit qu’accroître sa popularité. Il fut par la suite élu sénateur radical-socialiste puis député d’extrême gauche, votant en toute circonstance suivant les inspirations de Clémenceau[12].
D’ailleurs, l’auteur de la Visite n’aime pas la bourgeoisie, pas plus que ses valeurs, qui s’incarnent notamment chez les magistrats, « défenseurs des grands principes conservateurs de notre société : la Religion, la Famille, la propriété ! » ; il fustige ces familles qui comptent tout à la fois un prêtre, un magistrat, quelquefois un médecin, « pensant pouvoir s’assurer ainsi l’impunité de leurs actes dans ce monde et se ménager leur salut dans l’autre. » L’accusation d’affairisme suit, et le texte va plus loin, évoquant la mort prématurée de certains suite à la souscription d’assurances-vie. L’opportunisme politique des bourgeois est vivement critiqué, sans parler de leur goût prononcé pour les particules ajoutées aux noms de famille ou de l’attribution douteuse de la légion d’honneur. La critique s’étend aux fils des « classes dirigeantes », que les préjugés empêchent d’être des hommes de l’avenir. Tout cela lui rappelle le Monsieur de Pourceaugnac de Molière.
La critique est vive également contre l’Eglise. Face à l’Evêché, on déplore que le vaste bâtiment n’ait pas été ouvert aux blessés dénués de ressources de la guerre de 1870. On manie le sous-entendu à propos de l’évêque Alfred Duquesnay et son « ami », deux prêtres « à la mine tout à la fois béate et réjouie ». Duquesnay avait été nommé à Limoges par Adolphe Thiers ; il allait partir pour Cambrai en 1881. Dispendieux bâtisseur d’églises dans le diocèse, il œuvra à l’achèvement de la cathédrale Saint-Etienne de Limoges, définitif en 1888. Selon lui, l’engagement social des catholiques primait sur le politique, monarchiste ou républicain. L’année où est écrite la Visite, le conseil municipal de Limoges laïcise trois écoles primaires tenues par les Congrégations religieuses ; pourtant l’évêque reste assez en retrait, de même que sur la fermeture de la maison des jésuites. A Paris, on le considère comme un évêque sage et libéral. En février 1881, avant de quitter Limoges, le prélat s’associe même à un toast républicain du préfet, ce qui est fort commenté à travers la ville et suscite des polémiques virulentes dans la presse[13]. Le « visiteur » évoque aussi de jeunes séminaristes se promenant sur les belles terrasses du grand séminaire et respirant joyeusement « un air pur » ; il les oppose aussitôt aux quartiers ouvriers « où la fièvre thyphoïde règne en souveraine ». Il est encore question des religieux qui « passent leur vie dans la contemplation d’un Dieu invisible et de trop visibles directeurs. » De même ironise-t-il à propos du dogme de l’immaculée conception, relativement récent (1854) ou du grand nombre de pénitents à Limoges, connue pour ses Ostensions de reliques tous les sept ans (un arrêté municipal les interdit en 1880). Dans son viseur, donc, la corporation des bouchers et la chapelle Saint-Aurélien, sise dans leur rue. L’occasion de se moquer d’eux et de l’Evêque leur rendant visite une fois l’an, en reconstituant un truculent dîner. Ailleurs, on peut lire : « aujourd’hui, les Jésuites nous mangent. »
Ces pages sont un plaidoyer en faveur du peuple et de l’amélioration de son état : « le progrès vient d’en bas », y est-il affirmé. « Il ne manque à l’ouvrier, au paysan limousin, que la science. Le jour qu’il pourra unir la science à son savoir-faire, avec son sentiment natif de l’épargne, il sera l’homme supérieur entre tous. » Bientôt, l’école de la IIIème République allait rendre possible une certaine ascension sociale. De même l’auteur milite-t-il pour une amélioration des logements, de l’alimentation et donc de la santé des gens du peuple, mais aussi pour l’attribution de la légion d’honneur aux ouvriers méritants. Lorsqu’il voit exposés des émaux ou des produits céramiques, il salue l’habileté et le talent des ouvriers « dignes continuateurs des Bernard de Palissy, des Limosin. » Il loue également le machinisme agricole qui apportera santé et bien-être aux paysans.
Evoquant la porcelaine, l’auteur note qu’il y a trente-cinq fabriques mais qu’il devrait y en avoir cent. En fait, en 1875, il y a 20 fabriques, 85 fours, qui emploient 8 450 ouvriers et dégagent un chiffre d’affaires de 4 750 000 francs[14]. Il observe que les usines fournissent du travail et un abri « à l’enfant, à la femme, au vieillard ». Concernant le travail des enfants, il faut noter qu’en 1874, la limitation de l’âge d’admission à l’embauche avait été fixée à douze ans, le travail de nuit interdit et le repos du dimanche était devenu obligatoire pour les ouvriers âgés de moins de seize ans.
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Le visiteur entraîne donc son lecteur à travers Limoges ; d’abord au Grand-Hôtel de la Paix, place Jourdan, où il dit loger. Il précise que son nom provient du fait que sa construction fut achevée le jour du traité de paix (celui de Francfort, le 10 mai 1871 ?)[15]. L’occasion de regretter que la place soit « inachevée ». Initialement appelée place Tourny, elle a été nommée ainsi en hommage à Jean-Baptiste Jourdan, né à Limoges, vainqueur de la Bataille de Fleurus (1794). L’Hôtel du Commandement du 12ème Corps d’armée, construit entre 1865 et 1867, est admiré, « avec ses beaux jardins, ses vastes dépendances ». Le 12ème corps d’armée rassemblait les unités de la 12ème région militaire qui comprenait les départements de la Haute-Vienne, de la Corrèze, de la Creuse, de la Dordogne et de la Charente et prendrait toute sa part dans les combats de 14-18. Mention est aussi faite du Grand-Cercle, dont le nombre de sociétaires est nombreux et où un « jeu effréné » se pratique. Le Cercle de l’Union et Turgot est né place de la République en 1844. Ce sont « des hommes de bonnes manières » qui s’y retrouvent pour converser, jouer, ou se cultiver. La cotisation s’élève à 75 francs. La naissance du Cercle est associée à l’explosion de l’industrie porcelainière. En 1878, les sociétaires doivent déménager. Ils font construire ce bâtiment situé boulevard de Fleurus[16]. Le propriétaire des immeubles aurait été l’un des souscripteurs de la Compagnie Universelle du Canal Maritime de Suez – canal inauguré dix ans auparavant. Au passage, il est question de trois jeunes hommes qualifiés de « nos beaux », des voyous dont un proxénète.
Le visiteur place le petit Collège et le Lycée[17] parmi « les plus belles constructions de Limoges ». Mais il affirme que « les professeurs et les élèves attendent depuis longtemps l’isolement pour avoir de l’air et du soleil » (est-il un ancien élève… ?). L’établissement avait été édifié par l’architecte Brousseau en 1768. La municipalité avait ensuite ajouté « une aile sans charme destinée à abriter les quatre dortoirs des pensionnaires. »[18] En 1868, on inaugure le Petit Collège et l’architecte Regnault apporte des modifications au lycée. Mais à la fin du siècle, l’établissement n’a rien de très reluisant.
L’auteur signale l’énorme boule en cuivre (600 kg et de près de 2 m de diamètre) surmontant la flèche de Saint-Michel, « menace constante pour les passants », qu’il compare à « une orange fixée à la pointe d’une baïonnette » (on note à ce propos que l’épée-baïonnette modèle 1874 était notamment fabriquée non loin, à Tulle). En 1810, lorsque la foudre s’était abattue sur le clocher de l’église, l’édifice religieux avait été endommagé et le militaire chargé du projet de réfection de la flèche du monument avait eu l’idée de le coiffer d’une boule, « pour faciliter les opérations de triangulation et les mesures géodésiques ».
Au Jardin d’Orsay, il rappelle que des travaux récents ont permis la découverte d’un grand « théâtre des jeux offerts, il y a deux mille ans, par des vainqueurs à des peuples vaincus. » Construit au IIème siècle, lorsque la ville s’appelait Augustoritum, il était l’un des plus grands de la Province romaine, pouvant accueillir entre 20 000 et 25 000 spectateurs. Il fut recouvert en 1718, lorsque l’intendant Boucher d’Orsay y fit aménager un jardin. La promenade est l’occasion pour le visiteur d’évoquer les danses traditionnelles que sont la bourrée et la sautière (une danse de confrontation dans laquelle les hommes rivalisaient d’imagination et de souplesse pour se mesurer les uns aux autres), mais aussi la valse « au vol lascif », interprétées à la vielle et à la musette, « ce hautbois primitif. » A la fin du siècle et au début du nouveau, la bourrée devient un marqueur de l’identité limousine, y compris face à la danse auvergnate ; quant à la vielle, c’est un instrument emblématique de la province. Le jardin d’Orsay surplombe le Champ de Foire, où les éleveurs amenaient leurs bestiaux pour les vendre. L’auteur en profite pour saluer le pelage des vaches limousines « d’un blond froment ou beurre frais », dont il salue la « pureté dans la race (…) uniformité que l’on ne retrouve dans aucune autre de nos races françaises. »
Place de la Motte « que l’on a oublié de paver entièrement », sont les Halles Dupuytren – marché couvert. Il avait été ouvert en 1862. Le bâtiment, construit par l’architecte Regnault, était constitué de 64 colonnes creuses en fer supportant la charpente à lanterne. Sa superficie était de 450 m2. En 1889, le marché fut transféré au rond-point du Crucifix (l’actuelle place Carnot) et remplacé par les Halles centrales qui s’y trouvent encore. Au passage, le visiteur parle d’ « un enfant du Limousin, le célèbre docteur Dupuytren. Ce savant n’a écrit aucun livre ; il n’en avait pas le temps ; il a laissé une renommée incontestée de grand chirurgien. » Le baron Guillaume Dupuytren, né à Pierre-Buffière (Haute-Vienne) le 6 octobre 1777 et mort à Paris le 8 février 1835, était un anatomiste et chirurgien militaire français et l’on croit déceler un peu d’ironie à son endroit. Sans doute le républicain convaincu qui écrit ces lignes se souvient-il que le très riche praticien offrit un tiers de sa fortune à Charles X exilé ? De même évoque-t-il le Musée Dupuytren, « œuvre de haute science et de profonde moralisation qui le place au rang des bienfaiteurs de l’humanité. » Il s’agit d’un musée d’anatomie pathologique de Paris créé en 1835 par Mathieu Orfila, grâce à un legs du chirurgien.
Le visiteur rend hommage à la cathédrale Saint-Etienne qui, à cette époque, n’est pas encore totalement achevée ; mais comme on a compris qu’il manie fort bien l’ironie et qu’il est plutôt anticlérical, on ne sait que trop penser de son affirmation : « Les amateurs du grand et du beau ne peuvent trop admirer ce monument du moyen âge ». Il note aussi l’existence du palais de l’évêché entouré de ses jardins à terrasse, d’où « l’on domine le cours de la Vienne, l’on jouit d’un panorama splendide ». L’ancien palais épiscopal fut construit principalement par Joseph Brousseau, de 1766 à 1773, pour l’évêque de Limoges, Louis-Charles Duplessis d’Argentré. L’embellissement intérieur de la demeure se prolongea toutefois dans les années suivantes et lorsque survient la Révolution, le palais n’était pas tout à fait achevé. Après avoir servi provisoirement de caserne, puis d’hôpital, ses décors furent restaurés à partir du Concordat (1802) et complétés au cours du 19ème siècle[19]. On mettra sa description en parallèle avec celle du voyageur anglais Arthur Young au XVIIIème siècle : « La cathédrale est ancienne, et la voûte est en pierre ; il y a des arabesques en pierre aussi hautes, légères et élégantes que ne peut se vanter d’en posséder aucun édifice moderne, décoré dans le même style. L’évêque actuel a édifié un grand et beau palais, et son jardin est ce que l’on peut voir de plus beau à Limoges, car il domine un paysage dont la beauté peut difficilement être égalée ; il serait vain d’en donner une description plus développée que celle qui est strictement nécessaire pour pousser les voyageurs à le contempler. Une rivière serpente à travers la vallée, environnée par des collines qui présente l’ensemble le plus gai et le plus animé de villas, de fermes, de vignes, de prairies en pente et de châtaigniers, si harmonieusement mêlés qu’ils composent un tableau vraiment délicieux »[20].
La promenade se poursuit logiquement en direction des bords de Vienne, « le pont Saint-Martial qui menace ruine et le pont Saint-Etienne », les deux plus anciens de la ville (l’un construit en 1215 sur les bases d’un pont gallo-romain, l’autre datant du XIIIème aussi). On est ici dans le quartier des « ponticauds », population essentiellement populaire, ouvrière et liée à la Vienne, à la forte identité. L’auteur précise que « l’ouvrier avec son salaire ne peut acheter ni bois ni viande, et encore moins du vin » ; les rues sont étroites, les appartements souvent des taudis, la maladie rôde.
Mention est faite de la gare du Chemin de fer – Limoges étant « par sa position, le grand entrepôt du centre de la France. » En 1858, la première gare en dur est achevée, œuvre de Pierre Louis Renaud, architecte de la gare de Paris-Austerlitz, qui remplace le premier bâtiment en planches.
Figure « incontournable » de Limoges : le boucher. « Les Zola du jour s’arrêteraient pour s’extasier devant dame Nature s’étalant dans toute sa crudité sanguinolente » est-il écrit. Ayant peur de vomir, l’auteur préfère laisser à d’autres « plus réalistes le soin d’en faire une description ». Six ans plus tôt, Emile Zola, le chef de file du naturalisme, avait écrit Le ventre de Paris, inspiré par les Halles centrales de la ville. La corporation – riche et puissante – des bouchers s’était installée à partir du XIIème siècle dans la rue Torte, devenue « de la Boucherie ». Elle demeura fort longtemps très attachée à ses pratiques – comme l’abattage in situ jusqu’en 1833 – et à ses traditions, y compris face à l’administration municipale tentant de les réglementer et d’assainir la rue. En effet, les odeurs étaient souvent pestilentielles et les conditions de présentation de la viande parfois en contradiction avec les règles élémentaires de l’hygiène[21].
L’auteur évoque aussi la femme limousine qui « n’a pas le caractère de la belle femme dans l’acception du mot, mais elle est fraîche et jolie. L’on assure qu’elle est douée d’un caractère très doux. » Et de poursuivre avec la description du costume dont « l’éclat, dans la couleur, ne peut s’obtenir que par une teinture aux eaux de la Vienne. » Un hommage est aussi rendu à « leur coiffure flottante d’une blancheur virginale » : il s’agit vraisemblablement du célèbre barbichet, coiffe en trois parties : un bonnet (ou basin) de mousseline brodé qui enserre le chignon, deux longs rubans de satin broché ou moiré de couleur crème ou bleu pâle posés à la base du bonnet, deux larges ailes ou barbes bordées d’une dentelle sur tulle richement brodées qui s’envolent et se replient sur le front. La dentelle exécutée sur les bandes de tulle plus ou moins larges est composée de fleurs (roses, marguerites, églantines, de feuilles, de points de semis…)[22]. Un an avant la parution de cet ouvrage, la dentelle d’Aixe-sur-Vienne a connu l’apogée de son succès lors de l’exposition universelle de Paris sous l’appellation « broderie limousine ». Une école de dentelle a ensuite existé à Aixe-sur-Vienne entre 1918 et 1932. L’auteur évoque « ces beaux oiseaux du Nord aux grandes ailes blanches », à mettre en parallèle avec ce qu’écrivit Jean Rebier, poète et majoral limousin du Félibrige à propos de la coiffe: « Le poète voit dans ses broderies/Des allégories/Qui le font rêver./Et chaque repli de fine dentelle/Un peu lui révèle/L’art subtil d’aimer. »[23] Plus loin, notre promeneur compare les jolies femmes se promenant sur le Champ-de-Juillet à « des fleurs animées ».
Au concours agricole, le visiteur salue à nouveau la race bovine limousine, « la première des races françaises », l’espèce ovine également : « le mouton limousin n’est pas de haute taille, sa laine est soyeuse, sa chair courte et savoureuse. » Il est aussi question du porc limousin, qui donne un jambon « supérieur aux jambons de Mayence et de Bayonne. » Suit une description colorée des animaux de basse-cour. L’auteur déplore cependant, avec juste raison, la disparition du cheval limousin, une ancienne race chevaline de selle. La Guérinière et Buffon le considéraient, en leur temps, comme le meilleur cheval de France. Très apprécié pour la chasse, il est également une excellente monture de manège, dont l’élevage est principalement aux mains de nobles, de bourgeois, et du haras de Pompadour. Ses bons services durant les différentes guerres entraînent de fréquentes réquisitions sous la République et le Premier Empire, en particulier pour la guerre de Vendée et les différentes guerres napoléoniennes, ce qui cause une raréfaction de la race. Croisé à l’Arabe et au Pur-Sang durant le XIXème siècle, puis reconverti dans les courses hippiques, le cheval limousin a disparu à l’orée du XXème siècle, en particulier sous l’influence de l’Anglo-arabe[24]. Le visiteur salue la présence des horticulteurs limougeauds exposant sur les hautes terrasses du Champ-de-Juillet et observe qu’ « il serait facile d’utiliser les nombreux cours d’eau des montagnes du Limousin et de provoquer l’abondance des meilleurs poissons, la truite et le saumon. » Il est vrai que le Limousin possède un domaine halieutique exceptionnel. La région est sillonnée d’une multitude de ruisseaux et de rivières, et de lacs aux eaux calmes. Ces eaux bien oxygénées offrent un domaine piscicole où la truite prédomine. Par ailleurs, toutes les espèces de poissons d’eau douce sont présentes et l’eau est en général de bonne qualité[25]. Mais la truite fait surtout le délice des pêcheurs. Le saumon atlantique fréquentait l’ensemble du réseau hydrographique de la façade atlantique, de la Manche et de la Mer du Nord. Les aménagements des cours d’eau au XIXème siècle et en particulier la construction des barrages pour les besoins de la navigation ou de la production hydroélectrique à partir des années 1880, sont à l’origine de sa disparition dans les grands bassins. Ce n’est qu’un siècle après la rédaction de ce livre que des plans de réintroduction et la construction de passes à poissons ont été réalisés pour espérer voir se rétablir des stocks dans des rivières qui avaient été désertées.
Il est un passage étonnant, celui où l’auteur réfléchit à la conformation des animaux que mange l’homme et à leur aspect géométrique : « je vois que l’animal pris à l’état sauvage se rapproche du losange, tandis que, soumis à l’éducation domestique, à un élevage rationnel, son corps, abstraction faite de la tête et des jambes, arrive à former un parallélogramme régulier. » Je ne sais trop qu’y déceler : une réminiscence d’Aristote ou de l’animal-machine de Descartes ? Un souvenir des représentations celtiques ? L’intuition du cubisme (on songe au Cheval majeur de Raymond Duchamp-Villon, à la veille de la Première guerre mondiale) ? Ou, plus simplement, un commentaire inspiré de la méthode phrénologique, qui utilise elle-même la figure du parallélogramme pour calculer si telle ou telle boîte crânienne indique ou non l’intelligence de son propriétaire, comme le signale en 1838 le Dictionnaire pittoresque d’histoire naturelle et des phénomènes de la nature, édité à Paris sous la direction de Guérin ?
En conclusion, le visiteur souhaite « de grands changements, de profondes réformes nécessaires à l’avenir et à la conservation de cette laborieuse et intéressante population de Limoges, réformes toujours promises la veille des élections, et toujours oubliées le lendemain. » Toujours, il garde à l’esprit « la classe pauvre et malheureuse des travailleurs. » Deux ans après, le républicain-radical Louis Casimir Ranson allait être élu, puis, plus tard et à plusieurs reprises, Emile Labussière, radical-socialiste, avant la longue domination de la S.F.I.O. puis du Parti Socialiste, de 1912 à 2014 – à l’exception de la période particulière de 1941 à 1947. Comme le déclara Jean Jaurès, « L’histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais elle justifie l’invincible espoir. »[26]
Laurent Bourdelas
[1] Il y eut un entrepôt vénitien à Limoges au Moyen Âge. Une « rue des Vénitiens » existant dans la ville.
[2] Bulletin de la Société d’horticulture de Limoges, n°4, 1879, p. 72.
[3] C’est l’historien Philippe Grandcoing qui m’a fait réfléchir à cette possibilité.
[4] Cours de J.P. Minaudier au Lycée La Bruyère de Versailles, 2004.
[5] P. Grandcoing, La baïonnette et le lancis, crise urbaine et révolution à Limoges sous la Seconde République, Pulim, 2002.
[6] J. M. Merriman, Limoges la ville rouge Portrait d’une ville révolutionnaire, Belin/Souny, 1990, p. 145.
[7] Site des amies et amis de la Commune de Paris.
[8] Les informations de cette postface non expressément sourcées proviennent de L. Bourdelas, Histoire de Limoges, Geste Editions, 2014.
[9] M. Laguionie, Histoire des francs-maçons à Limoges, Lucien Souny, 2000.
[10] L. Lefèvre, D’art et d’histoire L’Hôtel de Ville de Limoges 1875-1893, Editions Culture & Patrimoine en Limousin, 2009. Nous en tirons toutes les informations ayant trait à cette construction.
[11] L. Guibert, Limoges qui s’en va ; Le quartier Viraclaud, Limoges, 1897.
[12] Site du Sénat.
[13] J. Gadille, « Monseigneur Duquesnay et la République (1872-1884) », Revue du Nord, tome 45, n°178, Avril-juin 1963. pp. 187-207.
[14] Site Esprit porcelaine.
[15] L’hôtel a fermé ses portes en 2016.
[16] J.-F. Julien, Le Populaire du Centre, 17 août 2015.
[17] Futur Lycée Gay-Lussac, à partir de 1889.
[18] Collectif, Les destins d’un lycée Gay-Lussac, Limoges, Editions Culture & Patrimoine en Limousin, 2011, p. 53.
[19] Site du Musée des Beaux-Arts de Limoges, installé dans l’ancien palais de l’évêque.
[20] Arthur Young, Voyages en France en 1787, 1788 et 1789, Armand Colin, 1931, p. 96-98 et repris sur le site Géoculture.
[21] Takashi Yasukawa, « La construction de l’abattoir public de Limoges au début du XIXème siècle », in Tôzai: Orient et occident. Humanisme et langues, Numéro 9, PULIM, p. 275 et suivantes.
[22] Site Lou Gerbassou.
[23] « La chanson du barbichet », in J. Nouaillac, R. Rideau, J. Orieux, Lectures du Limousin et de la Marche, Charles Lavauzelle et Cie, 1941, p. 246. Cf aussi «Le barbichet à Limoges » in Bulletin de liaison de Renaissance du Vieux Limoges, n° 77, juin 2016, p. 8 et suivantes.
[24] Site Wikipédia.
[25] Site Tourisme en Limousin.
[26] Discours à la jeunesse à Albi, 1903.