L’Echappée Belle – Mourir Bronzé (02.1977) (c) P. Colmar
En 1973, Charles Caunant, limougeaud d’origine, revient vers sa ville natale ; il est comédien, producteur à F.R.3 et il a la volonté de créer un café-théâtre inspiré du Café de la gare de Romain Bouteille. Il trouve une suite de caves médiévales 11 rue du Temple et convainc le propriétaire, Bernard de Fombelle, d’accueillir son projet. D’octobre 1975 à février 1977, 35 personnes donnent bénévolement de leur temps pour assainir, assécher, aménager le lieu. Toutes les économies de Caunant sont dépensées dans l’entreprise soit 50 000F de l’époque pour un théâtre de cent places. Le 9 février 1977, L’Echappée Belle est inaugurée, régie par une association dont le président d’honneur est Serge Moati, le réalisateur du Pain noir (dans lequel Caunant joue) et le vice président Serge Solon, directeur des programmes F.R.3 Bordeaux. Parmi les responsables et parrains : Jacques Rabetaud, professeur et comédien, Jean-Charles Prolongeau, artiste et céramiste, alors animateur de foyers socio-éducatifs, Georgette Bretenoux, Jean Dalbru, Georges Chatain, journaliste, Pierre Juglass, libraire. La salle propose des spectacles, du théâtre, des concerts (variétés, jazz), des expositions. S’y produisent Romain Bouteille, Marianne Sergent, Patrick Font et Philippe Val, Jean Pierre Sentier, Christian Pereira, les chanteurs Michel Sohier, Charles Elie Couture, Jacques-Emile Deschamps, Marie France Descouard, Françoise Rabetaud et Dominique Desmons, et bien d’autres. Charles Caunant écrit ‘’Mourir Bronzé’’, ‘’La caissière est mélomane’’, ‘’Le Festival du bref ’’. Patrick Jude, plasticien et professeur aux Arts Deco crée les affiches des spectacles. Un vent de liberté et de fraternité souffle dans la cave où se retrouvent artistes de renommée nationale et créateurs locaux comme Max Eyrolle et sa sœur Andrée. Jusqu’au docteur Henri Pouret, figure de la bourgeoisie limougeaude, qui viendra donner un jour une conférence sur l’art. L’Echappée Belle devient l’endroit underground fréquentés par les lycéens, les enseignants, les créateurs et spectateurs de tout poil attirés par l’esprit des lieux, éclairé à l’étincelle des poètes pour reprendre l’image de Pierre Desvaux fondateur de ‘’La Compagnie Chpeuneuneu’’. L’entreprise portée par la passion des bénévoles cessa faute de soutiens financiers qu’elle n’a d’ailleurs jamais voulu demander. Charles Caunant avait ouvert une voie inédite à Limoges. Il vécut à Sète, restant en contact avec quelques amis fidèles comme Marc Wilmart qui fut un soutien personnel et médiatique important dans l’aventure de l’Echappée Belle dont la naissance fut annoncée à la fin de l’année 1973 dans un court métrage qu’ils cosignèrent. Il fut diffusé sur ce qui devint F.R.3 après l’éclatement de l’O.R.T.F. en 1975. Le film de 12 minutes avait pour titre : On ferme pour cause de réouverture. Ce survol de la vie culturelle de la capitale régionale commençait par un poème sur Limoges en voix off de Charles Caunant sur des images d’entrée du Capitole en gare des Bénédictins :
Limoges ma ville
Avec sa gare toujours bien limogesque
Ses trolley-bus bien limogineux
Ses maisons limogestes
Ses bars si joliment limogeouillés
Ses librairies bien limogeardes
Ses cinémas limogiques
Son théâtre bien limogéum
Ses limougeauds tranquillement limoginés.
Mes amis, là-dessus tout limogifs
De me revoir si limogieux
Et cette absente là-dessous
Si complètement limogingue
Que Limoges à la fin c’est à faire
Limogir d’envie les images de l’autre Epinal,
Qu’à Limoges après tout c’est
Tellement
Tellement
Tellement limogiaque
De revenir chez soi.
Charles Caunant est décédé en mars 2020.
Andrée Eyrolle dans Jelle à L’Echappée belle © Archives Expression 7
Un envoyé spécial du journal L’Unité à L’Echappée belle
Bon vent à L’Echappée belle
Il manquait à Limoges quelque chose d’un peu fou. Un « fou » de théâtre, de chansons et de musique aidé d’une équipe d’autres « fous » vient de combler cette lacune en ouvrant un café-théâtre au beau nom « l’Echappée belle ».
A peine une dizaine de personnes un mercredi après-midi, au cinéma Star, pour voir « L’homme qui aimait les femmes » de François Truffaut. Plus de 1 500 spectateurs le lendemain, le jeudi soir, au Théâtre municipal, pour écouter Lionel Hampton. Entre ces deux chiffres se situe la réalité de la vie culturelle à Limoges. Faut-il même parler de vie ? L’agglomération compte 160 000 habitants. Une récente enquête, menée par un groupe d’élèves d’un institut universitaire de technologie, a montré que, sur ce total, seulement 1 800 à 2 000 personnes sortaient régulièrement le soir pour aller au spectacle. Toujours les mêmes. Faut-il parler de public ? Jusqu’en 1968, Limoges a ronronné ; culturellement, s’entend. D’un côté on trouvait la très traditionnelle culture bourgeoise à base d’opérettes et de salons de peinture. Les croûtes de la Société des artistes limousins ou de la Société des arts, sciences et lettres, « Les cloches de Corneville », tels étaient les temps forts de la saison. Il paraît même que certains avaient trouvé audacieux qu’on osât présenter « Le chevalier à la rosé » de Richard Strauss ! Plus étonnant encore : un jour, le jeune directeur du Théâtre municipal — il ne l’est pas resté longtemps — manifesta son intention de monter un opéra de Wagner ; réponse lui fut donnée en plein conseil municipal par un élu centriste : « moi vivant, s’écria le personnage sérieusement indigné, on ne jouera pas de la musique allemande à quelques kilomètres d’Oradour-sur-Glane ! ». Parallèlement, sous l’estampille de la décentralisation chère à Vilar, Jean-Pierre Laruy et Georges-Henri Régnier présidaient aux destinées du Centre théâtral du Limousin. Régnier a émigré à Bourges. Laruy est resté. Le répertoire est le même qu’avant : hésitant sans cesse entre classiques et modernes. Résultat : le nombre des abonnés diminue d’année en année ; le Conseil général de la Haute-Vienne a constitué une commission de surveillance qui a été chargée de passer au crible les comptes et mécomptes du Centre théâtral du Limousin. Rien ne va plus de ce côté de la culture. Heureusement, après 1968, un petit vent frais s’est levé. Soufflant d’abord sur la peinture : en 1970, 1971 et 1972, des professeurs de l’Ecole des arts décoratifs ont organisé des Journées-rencontres où se sont confrontés des dizaines d’artistes représentant toutes les tendances de l’art contemporain. Puis le théâtre y a mis du sien, se dégageant de la morosité locale, accouchant de troupes nouvelles : le Théâtre de l’Evénement (créé par des militants cégétistes), le Théâtre de l’Ecale (né dans les milieux du (P.s.u. et de la C.f.d.t.) et le Théâtre de la Fête (une équipe d’« agit-prop » qui réagit sur l’événement). Des associations ont embrayé : Héliotrope, qui a organisé des concerts grâce à quoi les Limougeauds ont pu découvrir François Béranger, Areski et Brigitte Fontaine, Gilles Servat, Mama Béa Tekielski, Patric, La Bamboche, les groupes Zao et Magma, etc. Musicorium qui s’est consacré à la recherche musicale : de Confluence à Arcadie, en passant par Olivier Messiaen et la nouvelle musique anglaise. Mais tout cela n’était et ne reste que ponctuel ou éphémère. Il manquait encore à Limoges une structure vivante dont le caractère premier soit la permanence.
« Il manquait à Limoges quelque chose d’un peu fou », dit Charles Caunant. Plutôt que de palabrer, il s’est mis au travail. Limougeaud d’origine, ayant suivi Gabriel Monnet dans ses aventures de Bourges et de Nice, ayant démarré l’action culturelle à Belfort en compagnie de Marcel Guignard, il décida un beau jour de 1973 de revenir au pays. Il se réinstalla à Limoges comme comédien et producteur à F.r.3. Avec une idée derrière la tête : créer un café-théâtre. Il chercha d’abord un lieu, visitant garages, magasins et bistrots. Rien ne convenait. Tout était peu pratique ou trop cher. Il finit par tomber sur une suite de caves romanes dans le vieux quartier du Temple ; elles sont situées sous la Maison consulaire, ancienne maison du gouverneur de Limoges, qui est pour moitié encore en ruine mais pour l’autre moitié déjà restaurée. Un café-théâtre « Pourquoi pas ?, répondit le propriétaire des lieux, M. de Fombelle. J’ai toujours pensé que la vocation des bâtiments historiques doit être culturelle ». Les costumes de terrassiers entrèrent rapidement en piste. Des mètres cubes de terre passèrent ainsi des caves romanes à la cour Renaissance. Ce ballet de pioches, de pelles et de seaux dura d’octobre 1975 à février 1977. « Sans les copains, sans les copains des copains, sans ce réseau d’amitié, rien n’aurait été possible, avoue Charles Caunant. Au total, 80 personnes ont donné bénévolement leur temps, leur travail et leur ingéniosité ; une dizaine ont sué en permanence, pendant 18 mois, chaque jour, après leurs activités professionnelles habituelles ». Idée d’un homme, le café-théâtre de Limoges a été la réalisation d’une équipe. Non sans mal. Car creuser ne suffisait pas : il a fallu aussi assainir, assécher, casser des voûtes, rajouter des marches, paver, installer l’électricité et te chauffage, faire une sortie de secours… « Et trouver de l’argent, ajoute Caunant ». Evidemment, les outils, l’électricité, l’appareillage pour chauffer, l’estrade, les tables, les bancs, tout se paie ! Comme se paie l’entreprise de travaux publics à qui il a fallu faire appel pour certains travaux spécialisés. Toutes les économies de Caunant y sont passées. Quelques amis y ont été de leur poche. Et « la famille » a encore des dettes. Mais le résultat est là : « L’Echappée belle » a été inaugurée le 9 février 1977. C’est un beau nom, « L’Echappée belle ». C’est le nom d’une association régie par la loi de 1901, qui a pour objet « la création, la diffusion, la sensibilisation d’une activité théâtrale, artistique, culturelle, la recherche et la gestion des moyens nécessaires pour atteindre ce but ». Son président d’honneur est Serge Moati, le réalisateur du « Pain noir » si cher au cœur des Limousins. Son président est Charles Caunant et les autres membres du conseil d’administration sont… les terrassiers ! Officiellement « L’Echappée belle » n’est pas un café-théâtre, mais un théâtre de poche. A cause du fisc. Car si un théâtre ne verse que 7 % de T.v.a. sur ses recettes brutes, un café en débourse 17 % Un accord est finalement intervenu avec la direction des impôts : désormais, « L’Echappée belle » donne deux billets à chaque spectateur : un billet-spectacle et un billet-consommations. Moyennant quoi, en en octobre prochain, « L’Echappée belle » pourra fièrement arborer son appellation de « café-théâtre »… sans risquer une grosse pénalisation fiscale. « Notre épopée, dit Caunant, n’a été possible que parce que nous avions en mémoire l’expérience de Romain Bouteille et de son « Café de la gare » : eux aussi ont construit leur théâtre de leurs mains. » « L’Echappée belle », café-théâtre de province, est sorti du néant de la même façon que le plus célèbre des cafés-théâtres parisiens : « Le Café de la gare ». Elle en a également pris l’esprit : les trois premiers mois de programmation en témoignent. « Mourir bronzé », un spectacle irrévérencieux de Caunant, a ouvert le feu. Ont succédé : le chanteur Michel Sohié, le Modern Jazz Trio, le Théâtre en poudre, le chanteur Jacques-Emile Deschamps, les « one man show » de Christian Pereira et de Romain Bouteille, « J’Elle » (spectacle à un personnage de Max Eyrolle), une semaine de cabaret, le chanteur local Jean Alambre, le chanteur des quartiers populaires de Paris Christian Dente et la troupe du « Vrai Chic parisien », Patrick Font et Philipe Val en tête. On n’avait jamais vu ça à Limoges ! On voit rarement ça en province.
« Ce qu’on retrouve à « L’Echappée belle », explique un Limougeaud, c’est l’esprit des fêtes politiques, celles du P.s., du P.c. ou des gauchistes. Mais les fêtes ne durent qu’un jour ou deux. Alors que « L’Echappée belle » est un lieu libre où l’on peut aller tous les jours. » Ce lieu de liberté, Caunant le revendique : « Nous ne proclamons pas nos choix politiques sur nos affiches. Mais notre idéologie se lit, assez clairement je crois, sur notre scène. Ce sont les spectacles de Bouteille que nous donnons, pas du boulevard ! ». Les artistes le ressentent aussi de cette façon. « II faudrait beaucoup de lieux comme celui-là en France », dit Christian Dente. Pour Jacques-Emile Deschamps, « cette cave est une salle où j’ai vraiment envie de chanter, où je me sens bien, où je rencontre un climat et une chaleur humaine exceptionnels. C’est cela qui me semble important : ce n’est pas seulement un lieu de création, c’est aussi un lieu de rencontre. » Le public qui y vient le vit en effet ainsi : « Un catalyseur, un bain de jouvence qui nous sort des vieilleries locales. » Annie et Dominique sont de « la famille » ; elles ont manié seaux et pelles ; elles sont plutôt heureuses quand la cave s’emplit : « Nous avons construit un « chez nous », c’est vrai. Mais c’est vraiment chouette quand d’autres commencent à s’y sentir chez eux. Ceux qui viennent s’y ancrer de temps en temps prouvent que nous avions raison : il manquait à Limoges un lieu de tendresse et de fraternité. » Qui vient à « L’Echappée belle »? On ne sait pas encore très bien. Un millier de Limougeauds ont déjà pris la carte d’adhérent qui leur donne droit à une réduction sur tous les spectacles. Et 2 500 personnes sont déjà venues au moins une fois. Public mélangé, composé de lycéens, de militants, d’enseignants, de « bourgeois – libéraux – gauchisants – friqués ». Mais pratiquement pas d’étudiants ni « d’anarcho – gaucho – écolo – lecteurs-de- « Charlie » -et-fumeurs-de-joints ». « Une certitude, dit Caunant ; tous les jours nous vendons de nouvelles cartes. » Une évidence : « L’Echappée belle » est déjà entrée dans les mœurs. Sinon, pourquoi y croiserait-on tous les soirs le même jeune couple ? Lui est manutentionnaire dans un Monoprix de la place de la République ; lui et elle n’ont pas manqué un seul spectacle depuis l’ouverture. Ce qui ne veut pas dire que l’existence de « L’Echappée belle » soit définitivement assurée. L’entreprise est financièrement fragile. « Chaque mois, explique Caunant, avant de pouvoir comptabiliser toute recette, nous devons soustraire 4 000 F de dépenses en taxes, impôts, publicité, électricité et chauffage. C’est-à-dire que nous avons au moins 60 000 F de frais fixes par an. Pour l’instant, nous ne nous en sortons que parce que l’équipe continue à travailler bénévolement. Mais il n’est pas question de continuer ainsi éternellement. Je dirai même qu’il n’est pas question de rouvrir en octobre 1977 si nous sommes toujours endettés. » « Cette situation n’est pas normale, commente Christian Dente. « L’Echappée belle » est un lieu de création comme il y en a peu. On se demande pourquoi les pouvoirs publics s’en désintéressent » Alors, subventions ou pas subventions ? De la part de qui ? Ne pourrait-il y avoir une nouvelle orientation du budget culturel de la municipalité d’Union de la gauche de Limoges ? Une orientation qui tiendrait compte des nouvelles réalités culturelles de la ville. Et « L’Echappée belle » n’est-elle pas un de ces éléments nouveaux ? Peut-on inscrire la liberté de création noir sur blanc dans le texte du programme commun et l’ignorer sur le terrain ? « L’Echappée belle » de Limoges n’est qu’un exemple parmi d’autres. Il y a aussi un café-théâtre à Cahors et un autre à Montauban. Le phénomène fait tache d’huile sur le Sud-Ouest : « La Cave-poésie » existe à Toulouse, « Le Club Courteline » est né à Brive, « L’œil écoute » à Poitiers, « La Caverne » à Périgueux, « L’Echanson » et « Les Argentiers » à Bordeaux. Des rencontres entre ces différents cafés-théâtres sont prévues. Une coordination de leur travail et de leur programmation est à l’ordre du jour. Serait-il juste que « L’Echappée belle ». dont l’aventure est exemplaire, disparaisse au moment où tout cela prend corps? « L’Echappée belle » qui porte bien son nom : sans aide, sans autre force que le pari d’un homme, ce café-théâtre aurait pu ne jamais exister. Une coopérative de production va s’installer à Limoges, dans la maison des Templiers, tout près de « L’Echappée belle ». Son premier produit sera le prochain album du chanteur Jacques-Emile Deschamps : « C’est le travail de Charles Caunant qui m’a donné l’envie d’installer la coopérative dans mon Limousin natal. Sans lui nous serions allés gonfler la liste déjà longue des maisons de disques parisiennes… »
Jean-Paul Liégeois, 20 mai 1977.
L’Unité était un hebdomadaire publié par le Parti socialiste français de janvier 1972 à décembre 1986. Il était dirigé par Claude Estier.