24 Mar

Le médaillon d’été Hommage par Marie-Noëlle Agniau à Joseph Rouffanche au théâtre de La Passerelle le 24 septembre 2022

Dans En laisse d’infini, Joseph Rouffanche écrit le poème « Croissances » : «  Parler du temps qu’il fait / Noircit la page blanche. Ombre courte au zénith / Mange soleil / Et croît. » Avançons d’abord un argument tout personnel : j’ai toujours aimé en tant que poète l’expression «  le temps qu’il fait ». Je l’aime sans trop savoir pourquoi mais une chose est sûre, j’y suis attentive, toujours disposée à la reconnaître dans la poésie des autres. Je fus donc heureuse de la retrouver sous la plume de Joseph Rouffanche. Très vite alors, et dans la perspective de cette rencontre, je me suis demandé quel temps fait-il dans les poèmes de Joseph ? Joseph Rouffanche parle-t-il vraiment du temps qu’il fait ? Une météorologie est-elle possible qui montre la carte d’un lieu, la couleur d’un ciel et la température de l’air, la force d’un vent ou même les prévisions des jours à venir ? Prudence pourtant avant de se lancer car parler du temps qu’il fait – c’est encore parler du temps : à l’instar de la vache limousine tant aimée par le poète, nous ruminons.

C’est que le temps est si présent dans cette œuvre (cf Colloque de Mortemart, 2003, Passion du temps) : temps métaphysique des dieux et des anges ; temps phénoménologique d’une conscience qui en mesure un jour « L’Irréparable » de la mort quand il s’agit de la vie humaine. Temps du souvenir et de la nostalgie d’enfance – d’une enfance qui ne savait pas – tout aussi bien temps du poète à l’œuvre dans l’acte d’écrire. Temps météorologique du temps qu’il fait selon les saisons et leur passage. Temps de l’histoire humaine et des guerres du 20ième siècle.

Or ces temps loin d’être séparés constituent bien la pâte même du poème et de toute l’œuvre poétique de Joseph Rouffanche. Il faut pourtant être attentif à chacun d’entre eux. C’est là l’œuvre du commentaire et de toute lecture. Pourtant à mimer la question d’Augustin dans ses Confessions (livre XI), qu’est-ce que le temps ? Pour une fois, allons voir ailleurs : en hébreu, le temps s’écrit « ze man » et signifie « c’est quoi ? » (cf Marc-Alain Ouaknin) – comme si l’être du temps fabriquait une énigme. En japonais, le temps s’écrit « humeur du ciel » – en raison sans doute du passage des nuages et des saisons. Le temps serait donc cet être fait d’impermanence et de mystère. Voyez le drame pour nous qui sommes des êtres de raison.  Alors quoi ? Quelle saison fait-il dans les poèmes de Joseph Rouffanche[1] ? Par commodité, je m’intéresserai surtout à la dernière trilogie parue chez Rougerie : L’Avant-dernier devenir publié en février 1988. En laisse d’infini, recueil publié à l’été en 2000. Et Instants de plus suivi de En progrès d’ombre publié en septembre 2004.

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Partons d’un contrepoids : Joëlle Ducos dans une communication[2] intitulée « Où sont les neiges d’antan … » et reprenant ainsi un poème de Joseph Rouffanche, écrit à propos d’une analyse du recueil anthologique Où va la mort des jours : « printemps, automne et plus rarement l’été sont présents … ». Saisons qui n’ont pas, selon elle, l’attrait de l’hiver et de son « mystère ». Elle pose avec raison par ailleurs que Joseph Rouffanche est un « poète de la nature et du temps qu’il fait ». Poète donc de la saison d’hiver et de la neige. Neige de l’enfance et de la Noël – et si je complète, neige de notre enfance à tous puisqu’il semblerait que la neige – même limousine – soit devenue pour nous tous l’image, poétique ou non, d’un souvenir et désormais d’une fiction ( sauf peut-être à aller sur le Plateau).

Or à tourner le regard vers les trois derniers recueils écrits par le poète, il apparait un autre point saillant, un autre sommet : l’été. Certes, ce point saillant n’est pas isolé, il a son « pendant » – précisément l’hiver dont la marque est cette neige d’antan. L’hiver, l’été – saisons[3] du poète Rouffanche quand le printemps et surtout l’automne ont un attrait moindre. A mieux lire même – de l’aveu du poète, l’automne est « délaissé » quand le printemps parce que « immense » semble tirer sur l’été. Comment dès lors comprendre ce nouveau privilège, ce retour en grâce de la « saison dorée » ? Et quel été pour la mémoire de quoi ?

. Si le poète est un « voyant » – il a une préscience ou tout aussi bien la réminiscence d’un savoir ancien quoique longtemps oublié. Dans le poème « Croissances », Joseph Rouffanche se souvient peut-être d’un fait météorologique. Fait que l’on enseignait peut-être à l’école primaire – ou alors, ce fait, il le réinvente à partir de sa propre psyché de poète en quête d’une langue pour dire ce qui fut de cette enfance adorée. Après tout, ciel et cœur ont bien échangé leurs couleurs, ainsi dans le poème « L’arbre du rossignol » (p. 77, ELD). Quel est ce fait ? Aussi bien l’été que l’hiver à midi, les ombres sont plus courtes – l’éclairement et la température au plus haut – au regard de la position au Sud du soleil dans le ciel. Je cite à nouveau le poème : « Parler du temps qu’il fait / Noircit la page blanche. Ombre courte au zénith / Mange soleil / Et croît. » Ombre courte de l’été. Ombre mince pour un soleil de feu – été, saison préférée ? En tout cas, Joseph Rouffanche en cette trilogie institue une sorte de fait poétique, le fait poétique de l’été. Voyons en quoi.

. D’abord quantitativement (recension sur les 3 recueils précédemment cités) : si le terme « saison » est peu employé (une dizaine de fois), par comparaison, les saisons sont – elles – nommées explicitement, « hiver », « printemps », « été », « automne ». Ainsi approximativement, l’hiver est mentionné 46 fois, le printemps 20 fois, l’été 63 fois et l’automne 14 fois. On peut aussi remarquer en plus de ce délaissement des saisons orientales (automne et printemps) – que la mention de l’hiver se fait davantage par les mots associés de « neige » et « décembre ». En revanche, si les mois de « juillet » et « août » sont associés au thème de l’été – il semblerait que ce mot « été » (parfois au pluriel) soit un mot sans équivalent. Une sorte de concrétion sémantique à l’œuvre dans cette trilogie comme densité solaire renvoyant à un état incomparable et sans commune mesure. Comme si ce mot – ou l’état auquel il fait signe – était intraduisible. Comme le Spleen de Baudelaire mais chez Rouffanche, un « spleen » inversé ou l’adjectif irremplaçable dans les poèmes et la prose de Rimbaud (ou sa phrase exclamative).

. Pourtant, cette recension n’est pas suffisante comme n’est pas suffisant le seul niveau de sens explicite. En effet, l’été est aussi une sorte de point aveugle (ou si je cite le poète, un « fond de canicule », ADD, « Ta solitude ») qui permet de construire comme en un tableau, une perspective – dans l’espace et le temps. Ce serait là l’arrière-plan du Poème comme on se lève le matin pour voir le temps qu’il fait et la coloration subjective qu’aura dès lors notre journée. L’été est dans l’ensemble de la trilogie associé à plusieurs éléments et à leur constante : le ciel est habité et habité à différentes échelles par les anges, les oiseaux, les insectes. Une couleur se dégage : le bleu et plutôt un bleu azur. Une dimension : celle de la verticalité – quand le monde de Rouffanche et son univers semble davantage horizontal par l’évocation récurrente de l’étendue (res extensa comme pré, pelouse, jardin, prairie, terre) et souvent d’une étendue en mouvement (mer, eau coulante, rivière, ruisseau, train, chemin, marche, trottoir). Quant à sa durée, l’été de Rouffanche court-circuite le temps lui-même et se hisse au rang de l’éternité – jeune sœur de ce géant qui marche, ainsi le poème « L’Eternité », ADD, p. 29. Paradoxe pourtant : le temps passe, les saisons  et ce qui passe affecte l’âme du poète mais quelque chose demeure qui fut pour toujours perdu : l’enfance. Ce qui demeure ne passe pas. Ilot édénique d’un aveu : je fus, dit le poète, « de plein été » (ELD, p. 89, « Election »). A l’arrière-plan d’une vie et peut-être à son terme, il est une lumière éclairante – venue de cette saison dont l’envers fut un jour préféré dans le soleil d’hiver. Nous voilà semble-t-il avec « deux soleils[4] » – d’hiver et d’été, saisons distinctes et comme isolées quand printemps et automne sont au contraire des saisons mêlées. Soit que « novembre soit pondu dans le nid du printemps » soit que le printemps fleurisse dans l’automne. Mais l’été puisque c’est lui qui nous occupe ? L’été est comme pur et impeccable (sans péché !) – un été d’ange peut-être qui n’avait pas encore connu son sexe et celui des autres. L’hiver apparait lui comme « atone », triste, silencieux : il y a moins d’oiseaux dans le ciel. Le mouvement est plutôt descendant et ramène au sol de neige – là où quelque chose, quelque bête hiberne, attend. Comme les poissons sous l’eau gelée des étangs. Le bel été tranche par sa verticalité : vers quelle hauteur fait-il signe ? Vers quel étage désormais inaccessible sauf à l’évoquer par des petits chiffres noirs sur des feuilles de papier ?

. Une clé biographique (cryptée comme en tout poème) nous est peut-être donnée dans le poème « Comprenez » (ADD, p. 12 / lecture à faire). Clé de ce qu’un autre poème de Joseph Rouffanche nomme « le cher film premier » (« L’enfant le jeu », EDI, p. 41). Une histoire – toujours la même – qui a à voir avec Père et Mère. La douceur du foyer. L’amour sans condition. Temps d’innocence où la seule expérience[5] est d’être le temps, d’en épouser tous les contours, toute la matière et ses gestes quotidiens, « ordinaires » dit ailleurs Rouffanche. Manger la soupe chaude. Ou cette mère qui seule étend le linge et le ramasse. Temps de la coïncidence au point de ne pas savoir que le temps est. Temps pur de la présence et de l’indistinction jusqu’au jour où (mais lequel ?) la conscience mesure combien cette vie intensément haute est vouée à se dégrader. Le sang (et le sang de la bête puisque les anges n’en ont pas) n’est jamais bien loin dans les poèmes de Joseph Rouffanche. La clé du poème « Comprenez » est double : trains d’hiver et soleil d’été. Horizontalité sonore d’une étendue (la flèche du temps peut-être) et verticalité d’un zénith au maximum de l’éclairement – l’enfance semble sise entre ces deux axes. Double tension du souvenir poétique qui en effet court-circuite et l’automne et le printemps. Poids et contrepoids.

Dans cette trilogie, l’été prend aussi la forme d’une cuisine haute – étage sacré et maternel (cf aussi le vers « qu’ils sont bien dans les cuisines / les tout petits enfants », EDI, « Qu’ils sont bien », p. 16). Et en effet, le ciel d’été est toujours haut (même si c’est à hauteur d’enfance). Le ciel d’été est toujours plein (fourmis volantes, martinets, lucanes, papillons, hirondelles, libellules, rossignols) et d’un bleu « sans limites ». La couleur de l’été est de ce ciel quand l’automne manque de bleu (l’hiver est atone par la neige) et le printemps « immense » comme les mois de Mai ou Juin semble déjà à l’été. Ainsi le haut ciel de juillet serait la saison dorée, celle aussi de la tendresse maternelle quand l’hiver – peut-être – est au père (comme la pêche). En ces temps-là donc, le temps ne passait pas. Qu’est-ce qu’un temps qui ne s’écoule pas ? Un Paradis, sans doute. Paradis bleu d’une cuisine chaleureuse et aimante. Paradis de l’enfance dans son ignorance sans faille du temps. Paradis des anges que les adultes – sauf les poètes – ne savent plus voir. Paradis de la bête bleue ruminant son soûl de verdure – quoique vache bien limousine sous le ciel estival. Paradis avant que la bête soit saignée – de manière irréparable. Tous ces paradis ne sont plus atteignables. D’où la nostalgie au goût de gris – et quelque chose comme écrire. Ce bleu solaire et simple, habité et calme, chaud, fait mal : « le soleil au zénith vient calciner le cœur » (ADD, « San Carlos de la Rapita », p. 42). Il fait mal de s’en souvenir car le poète lui sait que le temps s’écoule désormais hors de ce paradis. Il ne peut donc que parodier ce qui fut et si des « étés reviendront parodier nos étés » (ADD, p.59, « Berges d’Orphée ») – il est un été qui ne reviendra jamais. Le savoir ouvre alors une blessure et la possibilité d’un achèvement puisque la mort est un « il faut ». L’enfant – lui – veut jouer encore, lui qui portait un habit de merveille et qui dormait de la sieste des bêtes. Quel temps fait-il alors dans les poèmes de Joseph ?

. Le ciel est pur et haut, d’un bleu déchirant la vision. L’air (il y a sans doute un peu de vent dans les feuilles) est à la chaleur et sent bon. Le ciel est mobile de la mobilité de tout ce qui vole, petit oiseau, ailes d’ange. Le ciel est calme et lumineux comme un cœur d’enfant. Pourtant ce n’est là qu’une image : elle se tient dans une mémoire que hante le passage des saisons et les changements du ciel, la venue du soir et de la mort crépusculaire.

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Ainsi à récapituler comme fait le poète (reprenant et se reprenant lui-même jusqu’à un épurement complet de son œuvre[6]) – il me semble lire une tonalité plus sombre, plus inquiète et troublée dans le recueil En laisse d’infini au regard de L’Avant-dernier devenir et surtout un cœur de cible dans Instants de plus / En progrès d’ombre – cœur de cible imagé par un médaillon solaire : celui de l’été, peut-être bijou porté par la Mère. Reprenons une dernière fois : en poète, je crois à l’aveu qu’il nous fait, aveu final (et dans EDI et EPO) pour un fait premier : « voici, je fus de plein été ». Cette plénitude est celle de l’enfance quand son temps ne se vidait pas. Elle avait aussi un décor intérieur (maison familiale) et extérieur – décor extérieur « bu » par les 5 sens[7] (perception, ouïe, odorat surtout), toujours le même : l’arbre (peuplier / chêne), la rivière ou le ruisseau, l’oiseau (coucou, rossignol, hirondelle, rouge-gorge), le bruit ou tressaillement du vent, le vent dans les feuilles des arbres, l’ombre et sa tension d’un soleil au zénith ou d’une lumière qui baisse en direction de la nuit (en cela, comme chez Rimbaud, les aubes sont toujours tristes et navrantes) – et surtout l’odeur enivrante des fleurs (lis, arums, violettes, roses) et leurs couleurs. Sur fond bleu. Et planant sur tout ce décor – « des nuages clairs bougeant au ciel ». Un calme olympien, celui de la vie des dieux, celui d’une enfance haute et de son « premier pays » pour soi-même mythologique. Comme dit encore le poète, « une terre de vie » qui n’avait pas encore lu les indices, les signes, les présages d’une panne ou les prémisses d’un évidement (comme on évide les entrailles d’une bête ou d’un poisson). L’Ether alors avait des oiseaux qui chantaient. L’été était la saison d’or, la grâce d’une petite fille, la fleur de l’or, la paix d’un domaine. Mais les soleils d’été sont aussi trop radieux. Le soleil trop zénithal, étincelant. Il brûle. Lance ses flammes caniculaires. Ses lasers tranchants comme l’arête d’un silex. Il fait mal de ne pas durer. Il fait mal par les menaces qui veillent et les désordres du temps. Guerres, bourrasques, morts. Heureusement, souvent, les pluies sont fines, « menu fretin ». C’est comme un lot de consolation. Il fait mal aussi de s’en souvenir – saison enchantée dont les bruits, les odeurs, les couleurs furent perdus. Que faire alors ? Il faut chanter – dit le poète – cette lointaine part divine et tendre à nouveau l’oreille au chant du tout petit oiseau. Parler du temps qu’il fait, en effet – et faire de cet été sans pareil un Poème, médaillon d’Infini[8], un « noble ovale » (IDP, p.46) quand tout vieillit et s’use le sang à vivre puisque de toutes les façons, l’ombre va croissante.

 

 

 

 

 

 

 

 

  Marie-Noëlle Agniau, le 8 septembre 2022 

 

[1] On pourrait faire référence aux WAKA japonais du KOKIN WAKA SHÛ, anthologie impériale japonaise médiévale. Lecture des 2 WAKA  (cf notes manuscrites). « Fine est la trame … » et « Mon vêtement » …

[2] cf Actes du colloque « Joseph Rouffanche et la poésie surréaliste : un poète entre Terre et Ciel », revue Eidôlon, 2000.

[3] Contrairement à toute cette tradition poétique japonaise où les saisons les plus spectaculaires sont par leurs couleurs le printemps et l’automne.

[4] L’expression est de Rouffanche dans le poème « Trop de saisons », p. 41, ADD.

[5] Comme dans les chansons de William Blake et son « pré aux sons ».

[6] Je renvoie à la communication de Gérard Peylet sur les raisons de cet épurement.

[7] Ainsi le vers « nos sens y ont bu ce soleil », EDI, p. 49, « Nos bois ».

[8] Y compris sous la forme privilégiée du tercet – haïku du dernier recueil Instants de plus.