29 Oct

Jubés, portes ou arcanes de Guillaume Couffignal, fondeur d’art et artiste limousin

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(escalier)

Plus qu’à l’âge du bronze, Guillaume Couffignal nous plonge au cœur du Moyen Âge, avec ses sculptures qui évoquent des portes ou des jubés, ces tribunes d’où l’on faisait la lecture de l’épître et de l’Evangile, mais qui cachaient le célébrant aux yeux des fidèles, instituant une séparation entre l’initié et les profanes : le chancel. Jube, Domine, benedicere : « Daigne, Seigneur, bénir », chantait-on avant la lecture de l’épître.

Selon l’endroit où l’on se trouve pour contempler les œuvres d’airain, percées de hautes ouvertures pouvant laisser passer la lumière, on est le profane ou l’initié – celui qui a accès à l’arcanum, la chose cachée et secrète traquée par les prêtres, les poètes ou les alchimistes. C’est donc bien un voyage initiatique que nous propose l’artiste. Arcane, arc-boutant, arc-doubleau ? Ne demeurerait ici que l’essentiel, une fois tout effondré. Ce qui résiste à la ruine, ce qui seul demeure. Comme à l’abbaye de Beauport, en Bretagne, comme à Jumièges, en Normandie, que Maurice Leblanc associa à La Comtesse de Cagliostro (Balsamo, autre initié). Comme, différemment, à Stonehenge, que selon certaines versions primitives de la légende arthurienne, Merlin édifia à l’aide de la magie et de géants africains qui l’aidèrent à transporter les pierres depuis la plaine de Salisbury.

Corinthiens, 3:14 : « Si l’œuvre bâtie par quelqu’un sur le fondement subsiste, il recevra une récompense ». Le premier initié, bien sûr, est le sculpteur. Il est comme Hiram de Tyr, le bronzier que son roi envoya auprès de Salomon pour travailler au Temple. C’est le fils de la lumière, l’homme aux trois vertus : la sagesse, l’intelligence et la connaissance.

Plus que des portes ouvrant sur un possible mais incertain paradis, différentes aussi du miroir d’Alice, les portes de Guillaume Couffignal sont plutôt celles que Janus ouvre et ferme cycliquement, comme le font aussi Jean l’Evangéliste et Jean le Baptiste – les portes solsticiales. Nous sommes, dans le réel de la matière, entre le passé qui n’est plus et l’avenir qui n’est pas encore ; c’est la manifestation tangible du présent. Toucher ce bronze, c’est vivre l’instant présent. Ne négligeons pas l’enseignement d’Euripide : « L’instant présent est à nous, le reste est à la fortune. » C’est peut-être aussi ce dont se souvenait Charles Baudelaire : « J’ai longtemps habité sous de vastes portiques (…) C’est là que j’ai vécu dans les voluptés calmes. » La révélation ne serait ni d’un côté, ni de l’autre, mais au milieu. C’était celle de l’Ecclésiaste (קהלת Qohelet) 3, 1-12 : « Ainsi, je le sais, le seul bonheur pour eux [les humains], c’est de se réjouir et de profiter de la vie. » Car après, viendra le temps du Sheol (שאול), le séjour des morts.

21 Oct

La naissance de la Confrérie Saint-Aurélien

Boudeau, chapelle Saint-Aurélien, Limoges (c) Bfm Limoges

 

Régine Pernoud, qui a livré une magistrale Histoire de la bourgeoisie en France, a bien expliqué que « l’esprit d’association qui anime partout l’esprit des villes et des métiers a une origine essentiellement religieuse et se traduit par des institutions qui tendent à renforcer encore ce caractère religieux. Car le bourgeois au XIIIème siècle fait presque toujours partie d’une confrérie fondée dans un but de piété. »[1] Les bouchers de Limoges ont leur confrérie, l’abbé Berger écrit « La Confrérie, antérieure sans doute à la Corporation (…) parfait dans l’ordre religieux et social l’œuvre de la Corporation. Ici, elles sont l’une et l’autre si étroitement unies qu’elles ne font qu’un. On dit indistinctement : la Corporation ou la Confrérie de Saint-Aurélien. » Pour limoges, ville d’environ 10 000 habitants, on a dénombré l’existence d’au moins 74 confréries (dont 32 consacrées à un saint), dont certaines connues par de simples mentions sans date ; plusieurs ont même fusionné. Sara Louis écrit qu’ « il n’y a pas d’histoire de Limoges possible pour la fin du Moyen Âge sans aborder les confréries tant ces dernières sont présentes dans l’espace et les différentes formes de sociabilité. » Elle rappelle également que « la confrérie est avant tout affaire de laïcs, elle est créée par et pour les laïcs. »[2] Son travail montre des confrères au recrutement « urbain, masculin et bourgeois », qui permet de « mettre en place des actions de secours mutuel » (en cas d’ennuis financiers, de maladie, de décès) et de charité chrétienne. La confrérie représente « aussi grandement un ordre social et moral ».

En 1851, voici ce qu’écrivait Maurice Ardant à propos de la chapelle des bouchers dans Saint-Pierre-du-Queyroix de Limoges. Notice historique et descriptive sur cette église : « cette chapelle placée dans la rue Torte ou Tortueuse était une annexe de la paroisse de Saint-Cessateur, elle fut consacrée à saint Aurélien, successeur immédiat de saint Martial et 2ème évêque de Limoges ; nos annales manuscrites racontent que Marcus Aurelius Cotta, prêtre païen de Rome, envoyé par l’empereur pour empêcher les progrès du christianisme dans les Gaules, fit fouetter de verges et emprisonner saint Martial : tué d’un coup de foudre, il fut ressuscité et converti par cet apôtre, qu’il remplaça dans son siège épiscopal. Cette église reçut en 1315, les reliques de saint Cessateur, autre évêque de Limoges, que transféra Régnault-de-la-Porte ; elle fut rebâtie en 1471 par Jean Barton-de-Montbas Ier. » La confrérie n’a donc pu apparaître qu’après 1315 – mais, note Michel Toulet, « existait incontestablement en 1411, année de la première mention de cette confrérie, dans le testament du prêtre Emeric le Blanc. »[3]

Saint Aurélien Cotta aurait vécu au IIIe siècle. Il est dit qu’il succéda à Saint Martial au poste d’évêque de Limoges et qu’il contribua à évangéliser le Limousin. Geoffroy de Vigeois fait d’Aurélien le successeur du Saint comme second évêque de Limoges. La légende rapporte que l’empereur romain, inquiet des progrès du christianisme, aurait envoyé en Aquitaine un prêtre du culte païen connu pour son zèle et son éloquence, Aurelius Cotta. Celui-ci, arrivé à Augustoritum, se serait violemment opposé à Martial. Selon une anecdote très légendaire, l’évangélisateur irrité aurait demandé à Dieu de frapper son persécuteur par la foudre, ce qui se serait immédiatement réalisé. Martial, se repentant aussitôt, aurait demandé et obtenu le retour d’Aurelius à la vie; ce dernier se serait alors converti au christianisme. Aurelius, devenu par son baptême Aurélien, fut désormais le fidèle disciple de celui qu’il avait pourchassé. Il mit son zèle et son éloquence au service de la foi du Christ. Au décès de l’évangélisateur du Limousin, c’est donc tout naturellement que l’ancien prêtre des idoles païennes fut élu évêque. Aurélien aurait présidé ainsi durant cinq ans aux destinées du diocèse de Limoges, jusqu’à sa mort[4]. Comme l’écrivit Jean-Loup Lemaître, « la vie des saints limousins… histoire ou légende ? Telle est la question que se pose celui qui entreprend la lecture d’une passion, d’une vie de saint ou d’un recueil de miracles. Les récits hagiographiques ont souvent mauvaise réputation, car ils sont truffés de lieux communs, d’histoires répétitives ou invraisemblables (…) Les récits limousins n’y échappent pas, mais l’on peut aussi voir le réalisme voisiner avec le fantastique (…) pour l’homme médiéval, le clerc, il s’agit simplement de textes qui doivent être lus (legenda), dans le cadre de la liturgie de l’office (…) ce récit pouvait également être lu au réfectoire, pendant le repas. »[5] L’historien a montré – après d’autres – comment la « légende aurélienne » avait contribué au mouvement de la Paix de Dieu, imposée en 994 par l’évêque Hilduin : du scriptorium de l’abbaye Saint-Martial de Limoges, alors dirigée par le chantre Roger, émane en effet une Vita prolixior de saint Martial attribuée à Aurélien, qui est « une image du présent projetée dans un « âge héroïque » (…) En peignant le passé avec les traits d’un présent idéal, les auteurs de la Vita ont cherché à ratifier son but : l’avènement d’une société stable et pacifique vers laquelle tous devraient tendre. » Une entreprise devant déboucher quelques années plus tard (1031) sur la légende de saint Martial apôtre et une vie apocryphe qui eut un succès immense, au moins jusqu’à la fin du XVIIIème siècle. En tout cas, l’importance d’Aurélien ne pouvait faire aucun doute au Moyen Âge, surtout pour les bouchers qui décidèrent de placer leur confrérie et la chapelle de leur rue sous son égide. D’ailleurs, Bernard Gui, prieur au couvent des Dominicains de Limoges – où il reçut le pape Clément V en 1306 – qui établit un Catalogue des saints qui ornent les églises du diocèse de Limoges (1305-1307), mentionne Aurélien (et son compagnon André) dès la première partie de son livre, à la suite de Martial, Valérie, sa mère Suzanne, le duc Etienne et son écuyer Ortaire, Alpinien, Austriclinien et quelques autres. Bien entendu, c’est la possession des reliques qui entraine et justifie le culte des saints, l’origine limousine ne venant qu’en second lieu[6]. La relique, c’est le saint lui-même. Le corps d’Aurélien fut solennellement élevé de terre le 15 février 1316 dans l’église Saint-Cessateur de la ville et conservé ensuite par la corporation des bouchers dans la chapelle qui porte son nom – la seule dans le diocèse à porter ce vocable. La fête principale de saint Aurélien était fixée au 8 mai (puis au 10 à la fin de l’Ancien Régime) et l’on fêtait le 15 février la translation de ses reliques. On sait que le buste d’argent qui devait accueillir une part des reliques portait, en langue limousine, la date et le nom du donateur : « Hel. Amielh de la Porta me feys far l’an 1365. » Le chef du saint fut mis dans une châsse qu’un inventaire de 1723 décrit comme étant « de cuivre en émail… à l’ouverture de la porte (et) l’image de saint Pierre, de l’autre costé les figures de saint Aurélien et saint Cessateur. »[7] On invoquait le saint par temps d’orage et l’étymologie populaire lui valait d’être aussi invoqué pour les guérisons des maux d’oreille et de la surdité.

Au Moyen Âge, l’habitude avait été prise de sortir les reliques pour les montrer – ostendere – et les porter en procession afin de se protéger de divers dangers : épidémies, invasions, catastrophes naturelles, incendies… ainsi de celles de saint Martial, qui avait donné à Limoges sa devise : « Dieu gart la ville et saint Martial les gens ». Un lien fort unissait les saints et ceux qui les vénéraient, habitants, confréries, quartiers. Au XIXème siècle, la tradition orale voulait que la rue de la boucherie ait échappé aux incendies de 1167 et 1200 et qu’Aurélien n’y ait pas été étranger. D’une manière générale, les confréries limougeaudes participent toujours aux grandes fêtes en formant des cortèges.

 

 

 

[1] R. Pernoud, Histoire de la bourgeoisie en France, I. Des origines aux temps modernes, Seuil, 1981, p. 106.

[2] « Les confréries à Limoges à la fin du Moyen Âge (XIIIe-XVe siècles), Confréries et confrères en Limousin du Moyen Âge à nos jours, Pulim, 2009, p.41.

[3] « La confrérie Saint-Aurélien aux risques de la ville de Limoges (XVIe-XXIe siècles), Confréries et confrères en Limousin du Moyen Âge à nos jours, Pulim, 2009, p. 87.

[4] Site Nominis.

[5] « Les saints limousins, leur culte et leurs reliques au Moyen Âge », Légende dorée du Limousin les saints de la Haute-Vienne, Cahiers du Patrimoine, 1993, pp. 39-40. Les autres citations de J.L. Lemaître proviennent du même article.

[6] Le prénom Aurélien ne semble néanmoins guère porté en Limousin avant la fin du XVème siècle.

[7] J. Decanter, « Saint Aurélien de Limoges », Légende dorée du Limousin les saints de la Haute-Vienne, Cahiers du Patrimoine, 1993, pp. 126-127.

14 Oct

La ruine de tout le reste

[exceptionnellement, quelques souvenirs très personnels de La Bourboule à l’occasion de mes cures dans les années 60]

Summer of love.

C’était loin de Limoges, Haight-Ashbury, à San Francisco ! Est-ce que j’avais seulement entendu ça, sur le transistor de mes parents :

« If you’re going to San Francisco,

be sure to wear some flowers in your hair…

If you’re going to San Francisco,

Summertime will be a love-in there. » ?

Nous vivions dans le quartier de la cathédrale et j’allais à l’école des Pénitents Blancs. Le premier jour de maternelle – j’étais en culottes courtes et j’avais une blouse bleue avec un macaron Astérix et un cartable rouge écossais –, la maîtresse avait dessiné au tableau une locomotive à vapeur comme celle que conduisait mon père Jean-Marie. Françoise, ma mère, avait arrêté de travailler pour s’occuper de moi. J’étais comme un petit coq en pâte et, en plus, j’étais le roi de la rhinopharyngite.

« La rhinopharyngite est une infection très fréquente des voies respiratoires, et plus précisément du rhino-pharynx, la cavité qui s’étend des fosses nasales jusqu’au pharynx. Elle est causée par un virus qui peut se transmettre d’une personne à l’autre par l’intermédiaire de gouttelettes contaminées (par exemple lorsqu’une personne tousse ou éternue, ou encore au contact de mains ou d’objets contaminés). Plus de 100 virus différents peuvent être à l’origine d’une rhinopharyngite. Les symptômes de la rhinopharyngite, similaires à ceux du rhume, persistent habituellement entre 7 et 10 jours. Très fréquente chez les jeunes enfants dès l’âge de 6 mois, elle apparaît surtout en automne et en hiver. Un enfant peut présenter entre 7 et 10 épisodes de rhinopharyngite par an. »

Déjà, la maladie me tenait chaud et je m’y tissais un confortable cocon pour me tenir éloigné du monde extérieur. Au large de la Bretagne, le Torrey Canyon déversait des tonnes de pétrole, et mon père roulait en 2 CV grise. Quand il était là le week-end, nous partions en excursion avec maman et mamie – Rose – à travers la campagne limousine et nous pique-niquions. Je ne sais plus qui me parla un jour du trésor de Toutânkhamon.

Il fallait s’asseoir sur des gradins dans le hall de l’école et attendre les mamans. J’aimais bien être à côté de Marie-Laure, elle était jolie et gentille. En rentrant, dans la rue, nous criions « Pompidou des sous ! Pompidou des sous ! », mais je crois que je ne savais pas qui était Pompidou. Un jour, mon père prononça deux mots mystérieux : « Georges Séguy ». Quand il partait travailler, il me disait : « Je pars faire mon petit tour de persil » ; je l’imaginais au milieu de grands brins, hauts comme des arbustes verts. C’est sans doute à cette époque que j’ai commencé à avoir envie de vomir les matins, à l’idée de partir à l’école. Cela allait durer jusqu’à la fin de la cinquième au collège Pierre Donzelot. A l’époque, on ne savait pas trop ce qu’était un élève intellectuellement précoce, alors j’ai tout eu pour tenter de diagnostiquer mon problème, à l’ancien hôpital général, des radios de l’estomac à l’effrayant électroencéphalogramme (j’avais des électrodes sur la tête pour mesurer l’activité électrique de mon cerveau). Finalement, on m’a prescrit des petites pilules rondes, blanches et sucrées sous la langue ; ça ne servit à rien, mais c’était presque aussi bon qu’un malabar, sans décalcomanie à faire sur le bras. Françoise Dorléac est morte brûlée vive dans sa Renault 10 sans que je le sache. Light my fire. Salvatore Adamo chantait Inch allah. La guerre durerait six jours. En fin d’après-midi, sur Europe 1, il y avait Salut les Copains.

Le docteur Leblois a conseillé à mes parents de m’envoyer en cure thermale à La Bourboule, pour mes problèmes « d’Eau – Air – Aile ». J’étais là, mais je n’ai pas tout compris. Quelques semaines plus tard, nous avons fait en deudeuche la route qui va de virage en virage jusqu’au Puy-de-Dôme. Je n’ai aucun souvenir de notre arrivée, de notre installation, ni même de la ville. Peut-être un rendez-vous avec un médecin généraliste – une femme blonde – dans sa belle maison, mais c’est très incertain. En revanche, la première fois dont je me rappelle très bien, c’est le brouillard. Maman m’accompagne jusqu’à une grande salle, je crois qu’elle m’attend à l’extérieur, mais j’ai oublié, une dame en blouse blanche m’oriente à travers la vapeur d’eau jusqu’à un banc où je m’assois. Je distingue d’autres gens, des adultes peut-être. Je n’ai pas peur, j’éprouve simplement cette impression d’étrangeté humide.

En dehors de cette brume matinale, il y a les gargarismes. Au début, je ne sais pas exactement comment il faut faire, je crois que j’avale l’eau. J’ai toujours cet album illustré publié par Blanchard à Paris en 1949 : Bibiche et ses cousines. Je crois  bien que l’histoire se passe à La Bourboule : « Quand on a soif ici, c’est normal, on va à l’établissement thermal. 25 g d’eau, c’est formel, un gramme de plus serait mortel ! Tout joli fait sa cure, il a une bonne nature. Faire la queue pour boire de l’eau qui n’est ni fraîche ni bonne, vraiment ces grandes personnes ont des goûts qui vous étonnent ! » C’est vrai, en fin d’après-midi, il faut revenir aux Grand Thermes pour boire un verre d’eau tiède, bicarbonatée, chlorurée sodique et arsenicale, pleine de Magnésium, de Lithium, de Bore et de Fluor. Ce n’est pas facile, mais on s’habitue.

Ce que j’aime bien, à La Bourboule, c’est qu’il y a un manège de bateaux sur l’eau, un grand parc dominé par des séquoias, un théâtre de Guignol, et puis des boutiques où l’on peut acheter des cartes postales et surtout des minéraux, en plus du Journal de Nounours. Une musique bizarre passe par les fenêtres entrouvertes, A Wither Shade of Pale. Alors que des enfants semblent être en cure sans leurs parents, sans doute dans des sortes de pensions, pour moi ce sont aussi des vacances en Auvergne. Au-dessus de la ville, il y a Charlannes, où nous allons parfois nous promener. Le Grand Hôtel, qui accueillait la clientèle chic des années trente est fermé, l’ancien funiculaire a disparu. Par une fente dans la porte, j’aperçois un téléphone ancien en cuivre, mais il n’y a plus personne au bout du fil. Aucune ombre ne passe, aucun fantôme. Je regarde vers la Banne d’Ordanche, Murat-le-Quaire, Saint-Sauves et la Dordogne qui se perd au loin.

 

 

Hush !

Le 13 mai 68, je ne m’en souviens pas. C’était un lundi, le jour anniversaire de la naissance d’Alphonse Daudet, dont on me lisait Les lettres de mon moulin. Mais, ça non plus, je ne le savais pas. Il y avait une certaine fébrilité à la maison, dans la rue, et, à la radio, des mots qui revenaient sans cesse : « grève générale », « Sorbonne », « Quartier latin », « C.R.S. ». Mon père ne travaillait plus, il manifestait. C’était bien, il ne conduisait plus de train, il rentrait les soirs. Nous allions voir l’un de ses collègues à Saint-Priest-Taurion, à la campagne. Un jour, ils gravirent les marches du campanile de la gare des Bénédictins pour y accrocher un grand drapeau rouge. Des gens disaient qu’il n’y aurait bientôt plus d’essence ; comment allions-nous faire ? Car des voyages s’annonçaient : La Bourboule et puis Bidart, au Pays Basque. Le 22 mai, à la radio, ils ont affirmé que dix millions de salariés ne travaillaient pas. D’autres mots enrichissaient mon vocabulaire : « Révolution », « gauchistes », « syndicats ». Dans son grand appartement, Patricia, douze ans, longs cheveux, chemisier blanc et jupe plissée, me jouait du piano. C’est elle qui m’offrit le vinyle de Johnny Halliday, Souvenirs souvenirs. L’amour était bleu.

Allions-nous tous les jours à l’école ? C’était à celle du boulevard Saint-Maurice, près de la cathédrale ; j’étais en Cours Préparatoire avec Monsieur Lambret, un instituteur barbu et en blouse. Une épreuve m’attendait, avant de partir en cure. Une opération sous anesthésie générale. Je me souviens du bloc opératoire, du masque sur le nez, de quelqu’un qui compte : 1… 2… 3… Au fur et à mesure, je voyais les points de suspension puis je m’endormis. Au réveil, mes parents m’offrirent une aventure de Lucky Luke par Morris, Le pied tendre. L’arrivée dans le Far West de Waldo Badmington – un Anglais accompagné par son majordome Jasper – qui trouve rapidement ses marques. Et ce fut la convalescence à La Gaillardie, près de Ladignac-le-Long, la propriété à la campagne des parents de Patricia et de sa sœur Liliane. Une pisciculture. Je me souviens des truites qui venaient à la surface de l’eau chercher les morceaux de pain que je leur donnais. J’étais en pyjama, avec mon pansement. Nights in white satin. Une nuit, avec les filles, nous descendîmes en escaladant le balcon de la chambre et par une échelle, nous embarquâmes sans lumière autre que celle de la lune et des étoiles sur le grand étang. Il y avait le bruit des rames, des frôlements d’ailes, le chant d’une hulotte.

Pour la deuxième année, nous partîmes à la Bourboule. Il faisait frais au Clos Vert, la maison près de la Dordogne. Mon père avait amené du charbon de Limoges pour le poêle. Après tout, avec ses locomotives, il avait l’habitude ! A nouveau, ce furent les gargarismes, le brouillard et le verre d’eau tiède. Je me souviens de l’église Saint-Joseph en lave blanche agglomérée de matériaux volcaniques et du pont sur le Vendeix avec son parapet orné de mosaïque, tout comme la façade de la pâtisserie. J’ai retrouvé dans mes archives une vieille feuille typographiée, sur laquelle on peut lire : «  Maisons d’enfants de La Bourboule – La Chrysolithe (rue Voltaire) ; François et Suzon (avenue de Charlannes) ; Blanche Neige et les 7 nains (rue de Metz) ; Les Mésanges (avenue du Maréchal-Leclerc) ; Les Pinsons (rue Kembs) ; Les Roitelets (avenue d’Alsace-Lorraine) ; L’Île aux enfants (rue Henri-Pourrat) ; La Marjolaine (rue Kembs) ; La Pastourelle (rue Henri Pourrat) ; Les Cascades (avenue d’Alsace-Lorraine) ; Les Iris (avenue du Général-Gouraud) ; Les Hirondelles (rue de Quaire) ; Les Poussins (avenue d’Angleterre) ; Nono Nanette (rue Berthelot) ; Domaine du Fohet (lieu-dit du Fohet) ; Tza-Nou (rue Vercingétorix) ; Volcana (rue Voltaire) ; Le Secret (avenue des Roches). » Mais je ne sais pas si elle date de l’époque de mes cures ou de l’une des nombreuses fois où je suis retourné là-bas.

J’avais vu une affiche du Chemin de fer d’Orléans, imprimée à Paris par Lemercier, sur laquelle La Bourboule était écrit tout en largeur, en haut et en rouge. On y voyait un dessin de la ville au pied des montagnes, mais surtout celle dont j’avais du mal à détacher les yeux, une allégorie de la source bienfaisante, femme vêtue à la romaine, cheveux bruns dans lesquels était fichée une opulente fleur rouge, pieds nus, versant l’eau d’un cratère vers la coupe de deux jeunes enfants dont je me demandais pourquoi ils étaient nus. Derrière les fesses rebondies du garçon de droite, qui portait un carquois plein de flèches, on pouvait lire : « Source Choussy Perrière Eau Arsenicale Type la plus reconstituante des Eaux Minérales Saison 25 mai – 1 octobre 9h de Paris ». En train, toute une aventure, mieux que notre périple en Deux Chevaux. Je n’ai jamais compris pourquoi ma grand-mère m’avait dit que je croiserais peut-être Buster Keaton ou Sacha Guitry. A la radio, on parlait désormais de la victoire des « Gaullistes ». Je trouvais que les Grands Thermes ressemblaient vraiment à une cathédrale. La Dordogne était comme un torrent ; si j’avais été Davy Crockett, j’aurais enfilé ma veste de trappeur, pris ma carabine et je l’aurais descendue en canoë, sous le regard éberlué des castors. Mais il fallait être rentré à 17 heures pour ingurgiter le verre d’eau tiède.

Cette année-là, après La Bourboule, nous sommes partis en vacances à Bidart, au pays Basque. Grandes vagues et chasse à la baleine – du moins dans mon souvenir. En septembre, nous avons déménagé de l’appartement du quartier de la cathédrale vers une maison, 35 rue du Bas Chinchauvaud, près de la gare des Bénédictins. Mon père s’était rapproché du dépôt. Une nouvelle vie commençait, je fis ma rentrée à l’Ecole de La Monnaie, rue Aristide Briand, en ayant toujours envie de vomir les matins, et je commençais à assister au catéchisme de l’église Saint-Paul-Saint-Louis, ce qui me plut beaucoup. Adam et Eve, Moïse, Jésus… j’adorais toutes ces histoires. Surtout racontées par le père Gaston Dutertre, un jésuite qui dévalait la rue à toute allure en Deux Chevaux. Le jeudi après-midi, dans la salle du patro, il installait un projecteur, les bobines, et nous regardions les aventures de Tintin. En plus, au caté, il y avait les filles et c’était bien, car l’école n’était pas mixte. Je ne sais plus si mon père et ses copains ont réussi leur révolution.

 

 

Sugar, Sugar 

Ma mère chantait car toutes ces années étaient musicales. Je crois d’ailleurs qu’il n’y a plus eu de musique après – du moins je ne m’en souviens plus. Couché sur le dos dans ma chambre, au milieu des figurines de cowboys, d’indiens et de soldats de la Guerre de Sécession, je lisais et relisais Tom Sawyer. Je n’avais pas de frère, alors j’imaginais que c’était Huckleberry Finn. Mes parents m’avaient abonné à Pif gadget – c’était mon père qui assemblait les gadgets. Sur l’un des murs, il y avait un poster d’Eddy Merckx, le coureur cycliste belge. J’entendais de nouveaux mots dans les conversations et à la radio : « Viêt Nam », « napalm », « Viêt Cong », « Nixon ». Cela revenait tout le temps et s’entremêlait à la musique. Let The Sunshine In, Les Champs-Élysées, Le métèque. Ma mère préparait des cataplasmes chauds dans des torchons, qu’elle posait sur ma poitrine. Rhinopharyngite for ever. René Juge, le coiffeur de la rue Aristide Briand, décorait sa vitrine avec des attaques de châteaux-forts devant lesquelles nous nous agglutinions en sortant de l’école. Lorsqu’il me coupait les cheveux, la clope au bec – dont les cendres brûlantes faisaient des trous dans sa blouse –, il m’abandonnait de longues minutes sur le fauteuil pour aller dans son arrière-boutique classer sa collection de minéraux et d’objets archéologiques, puis il revenait me parler de ses ancêtres, « des bouchers de Limoges ».

A la récré, on jouait au ballon prisonnier et à la guerre. A la maison, il y avait enfin un poste de télévision, en noir et blanc. Je me souviens des Chevaliers du ciel, de Daktari, avec le lion Clarence et la guenon Judy, de Flipper le dauphin et de Thibaud ou les croisades. Après chaque épisode, je sortais dans le jardin pour me battre contre les Sarrazins avec mon glaive de bois. En classe, il fallait faire des multiplications et des divisions, apprendre les conjugaisons, faire des dictées, de la lecture, déclamer des récitations. Je me perdais dans la contemplation des cartes géographiques accrochées au tableau, dans la scène représentant le village gaulois (étonnant, cela ne ressemblait pas exactement à Astérix), je regardais arriver et partir les trains par la grande fenêtre donnant sur les voies. Nous étions presque tous fils de cheminots. Les maîtres commençaient chaque journée en inspectant la propreté de nos mains et en écrivant une phrase de morale qu’ils nous commentaient.

Ce fut la dernière année à La Bourboule. Mon père m’y fabriqua un tomawak dont j’abatis le tranchant de pierre sur le front du jeune voisin. C’était forcément un ennemi. Je pus constater qu’une blessure à la tête saigne beaucoup, avant d’aller boire mon ovomaltine.

C’était la routine : gargarismes, brouillard, verre d’eau tiède à 17 heures. Promenade au parc Fenestre, kiosque à musique, petite sieste sur l’herbe, manège, promenade devant le casino Chardon et ses façades ornées de mosaïque, et toutes les promenades à travers le Massif du Sancy, les fleurs, les burons et les vaches, les grandes étendues sauvages où je rêvais de voir s’enfuir les rhinos féroces. C’était Le chemin de papa.

Mais il y avait encore tellement de rivières à traverser et je ne le savais pas.

Le 10 août 1969, le jour de ma fête, Rose m’a réveillé. Nous sommes descendus dans la cuisine où mes parents tenaient Tex, un chiot épagneul breton sur la table en formica. Et puis nous sommes partis en vacances à Bugeat, en Corrèze, où un jour, j’ai regardé le stylo Bic 4 couleurs avec lequel j’écrivais un poème et je me suis dit que si je le lançais de toutes mes forces, lui aussi il pourrait bien voler jusqu’à la lune. J’ai arrêté d’écrire et je suis sorti chanter Voici le soleil, voici le soleil… Petite chérie, les sourires refont leur apparition sur les visages.

 

Good Times And Bad Times.

 

 

 

 

Laurent Bourdelas, 3 février 2018

(Le titre est emprunté à Marcel Proust)

« Fiers d’être limousins » ?

A l’occasion de la parution de mon dictionnaire, un article a été publié par Le Populaire du Centre sur l’identité ou les identités limousines… Il est ici:  https://www.lepopulaire.fr/limoges/economie/commerce-artisanat/2018/09/27/l-identite-limousine-en-question_12996662.html

 

Une interrogation relayée par Claude Askolovitch dans sa revue de presse du vendredi 28 septembre sur France Inter: https://www.franceinter.fr/emissions/la-revue-de-presse/la-revue-de-presse-28-septembre-2018