08 Déc

Notices pour servir à l’histoire du théâtre en Limousin (33): La Passerelle (1987-2023)

Dans les coulisses de La Passerelle (c) L. Bourdelas

 

En 1987, Michel Bruzat crée le Théâtre de La Passerelle dans un ancien entrepôt de fourreur, au 4-6 de la rue du Général Du Bessol, près du Champ de Juillet. Grand sportif (tennis, champion de tennis-de-table, rugby) grâce à son père Roger – représentant en vins –, élevé aussi par Odette, une mère qui donnait des cours de piano (Chopin et Debussy au hit-parade !), il monte des pièces au lycée Gay-Lussac et consacre sa maîtrise de lettres à « La place de l’acteur dans la société ». Dès 1965, il suit les cours de théâtre au conservatoire de Limoges – élève de Jean Dorsannes et de Jean Pellottier. Il fut élève de Pierre Valde (1907-1977), qui joua d’ailleurs La Dévotion à la croix d’après Pedro Calderón de la Barca, dans une adaptation d’Albert Camus, au Grand Théâtre de Limoges en 1967. Nous avons vu qu’il participa aussi à l’aventure du C.T.L. de Laruy. En 1977, il est de l’aventure des Tréteaux du Limousin, réunissant Andrée et Max Eyrolle, Alain Labarsouque, Dominique Basset-Charcot, Patrick Michaelis, Jean-Louis Verdier, Katia Henkel. « Nous partions de rien. Avant les années 1970, le Limousin était théâtralement une quasi jachère. Nous jouions à La Visitation et partout en région, dans les villages, les petits lieux. C’était la folie ! C’était la galère ! C’était magnifique ! »[1] Jeune professeur d’E.P.S., un temps encouragé par Jacques Alméras, directeur du C.R.O.U.S., il mobilise ce qu’il peut d’argent et de bonnes volontés pour monter son propre théâtre – Odile Monmarson, Dominique Basset-Chercot, Dolores Alvez (son épouse), Fernando Lopes Fadigas. Comme Caunant l’avait fait rue du Temple, le voici devenant terrassier pour accomplir les travaux nécessaires.

Dans son petit théâtre aujourd’hui disposé en arène, il a réalisé avec talent de nombreuses mises en scène d’auteurs allant de Tchekhov à Voltaire, de Molière à Diderot, de Gogol à Sophocle, de Beckett à Philippe Léotard, de Copi à Genet. Formateur en milieu scolaire et au Conservatoire, il a su faire émerger plusieurs comédien(n)es sur la scène locale et nationale, qui ont continué ou non à se produire avec lui – et parmi les plus talentueux : Flavie Avargues, Yann Karaquillo, Marie Thomas, Nadine Béchade… Il a également ouvert son théâtre à divers créateurs : musiciens, conteurs, danseurs, poètes. Bruzat est d’ailleurs très attaché à la poésie et à ceux qui l’écrivent, comme Jean-Pierre Siméon, directeur artistique du Printemps des poètes, dont il a adapté des chansons ou des textes comme le Stabat mater furiosa avec Angélique Ionatos. Dès les années 80, le directeur de La Passerelle avait proposé un beau montage de textes du grand poète limousin Joseph Rouffanche (Prix Mallarmé, édité notamment par René Rougerie) sous le titre La Cicatrice ne sait plus chanter – Rouffanche avait été son professeur au lycée Gay-Lussac de Limoges.

Homme révolté, sans doute, Bruzat a toujours évoqué la possibilité de repartir sur les routes mais il est en fait très bien dans son théâtre, rendez-vous d’un public exigeant, désireux à la fois d’être ému, bouleversé jusqu’aux larmes mais aussi prêt à rire et à réfléchir – qu’il soit assis, selon les époques, sur des coussins, des fauteuils et même parfois sur la scène, les jours de grande affluence comme en 2019, lorsque Philippe Labonne interpréta, avec le brio qui le caractérise, Daniel Pennac dans Ancien interne des hôpitaux de Paris. Les spectacles de Bruzat ne sont pas restés dans le quartier du Champ de Juillet, à Limoges ; ils ont tourné, à Paris, en France, à l’étranger, et surtout, chaque été à partir de 1993, au Festival off d’Avignon, avec succès (public, critique). Ce fut par exemple le cas avec Comment va le monde, Sol ? mis en scène par Michel Bruzat d’après Marc Favreau, avec Marie Thomas, qui déclarait : « Je me suis sentie portée par les gens, le lieu, ce chaleureux théâtre des Carmes qui nous accueillait, par Michel Bruzat qui m’écrivait chaque jour des notes de travail infiniment touchantes. Rendez-vous compte ! Nous avons commencé à 20 spectateurs. Puis, ce fut complet. Puis, nous avons refusé du monde. Les spectateurs revenaient, enthousiastes, en amenant d’autres… Je jouais, remplie de toute cette bienveillance humaine. »[2]

Le théâtre proposé par l’acharné[3] Bruzat aide à se tenir debout dans une société violente, dure aux faibles, qui privilégie le profit et la communication à la (vraie) culture et à l’humanisme. Il rend plus fort, résistant. Il donne envie de s’émerveiller, de retrouver notre part d’enfance, notre liberté. Il est essentiel.

 

La naissance de La Passerelle vue par la revue Analogie

            En 1983 et 1984, j’anime notamment, sur la radio « libre » HPS Diffusion, rue Guy de Maupassant à Limoges, un magazine culturel de deux heures, Analogie. Au printemps 1985, il se transforme en une revue trimestrielle d’art et de critique fondée avec moi par Carmen Borrego, Jean-Eric Malabre, Jean-Pierre Nivôse puis Luc de Goustine et Pierre Jarraud. Elle publie des inédits littéraires, des œuvres d’art, diverses études, des critiques, en particulier littéraires et théâtrales, sur un ton qui se veut original ou irrévérencieux. Elle est partenaire/travaille avec différents théâtres (Festival des Francophonies, La Passerelle, La Limousine, La LiLi, etc.) et signe même une convention avec L’Influence – Compagnie Fievet-Paliès. L’aventure se poursuivit avec La Lettre d’Analogie puis la revue L’Indicible frontière. Dans son numéro automne-hiver 1987, un certain Jérôme Dugland évoque les débuts de La Passerelle, à la manière d’un procès-verbal de police.

(…) Il ressort des pièces du dossier que le dénommé BRUZAT Michel, directeur, dûment entendu, tente avec ses amis d’introduire une nouvelle dimensions théâtrale et artistique à Limoges. A surveiller.

Un atelier pour enfants (Pierrot et Colombine), des formations pour adultes, une saison théâtrale fort conséquente et variée… c’est un pari un peu fou cette passerelle si joliment fragile. Car faire vivre une compagnie théâtrale aujourd’hui c’est d’abord ne pas trop en faire, ne pas prendre trop de risques (N.D.L.R. : suivez mon regard).

Vous vous rappelez la blague de cet auteur las de ne pouvoir vivre de son art ? Aujourd’hui, il écrit des recueils de poésie…

Dieu sait (mais Analogie aussi) qu’on en prend des risques à la Passerelle, mais aussi, on a des atouts : d’abord un enthousiasme et une volonté à faire déplacer les montagnes limougeaudes ; et puis une qualité de programmation pas vue depuis longtemps, si l’on en juge par le Ping-Pong de Dubillard qui a ouvert la saison : des acteurs simplement excellents vivent comme par inadvertance un texte pétillant devant un public qui regarde du théâtre sans même s’en rendre compte…

Un vrai petit bijou dans une petite salle où s’instaure un rapport privilégié entre le rire et l’émotion, entre les spectateurs et les acteurs (surtout à la fin, parce qu’ils offrent à boire).

Passerelle, 1ère échéance : 31 octobre 1987, avec les premières réponses quant aux aides vitales que voudront apporter collectivités locales et administratives (N.D.L.R. : en fait, pas grand-chose…).

La Passerelle tient la mer. D’aucuns y préfèrent lancer des bouteilles. Souhaitons en tout cas qu’elle la tienne longtemps. Qu’il y ait parfois autre chose à faire que d’aller au cinéma le soir ou piquer le sac des vieilles.

 

Petit entretien avec Michel Bruzat

 

Comment et quand t’es-tu intéressé au théâtre? Et, peut-être plus largement, à la scène?

Mon amour du « jeu », jouer comme les enfants avec un ballon, avec l’imagination. Ma rencontre décisive avec Joseph Rouffanche, Madame Vialaneix, ma mère.

Club théâtre au Lycée Gay Lussac avec mon ami Patrick Jeudy et puis Jean Dorsannes, Jean Pellottier, ma rencontre avec Jacques Alméras.

Quels sont les souvenirs de tes premières expériences?

Mon expérience la plus incroyable c’est d’avoir creusé en 1987, « un trou » d’où est sorti le théâtre avec Dominique Basset Chercot, Fernando Lopez Fadigas, Odile Monmarson, Dolores Alvez. Je suis resté 33 ans après cet artisan, ce débutant qui rate, qui cherche.

Pourquoi avoir fait le choix de devenir metteur-en-scène?

Parce qu’il n’y a pas d’espérance solitaire, je crois à autrui, aux pensées passerelle, au vivre ensemble, à l’écoute, à valoriser l’autre. Je ne crois qu’au collectif au chœur de la tragédie antique, à une bouche multiple, à la discrétion, je n’aime pas être devant, être vu mais mettre les autres dans la lumière.

Et de créer un théâtre…

Créer un théâtre comme le boulanger a besoin d’un four, le menuisier un établi, d’outils, pour accueillir. Que le public se sente comme dans une maison pour l’ouvrir à d’autres, pour être libre.

Tes programmations ont été variées, entre classique et contemporain, théâtre, poésie et chanson… comment les as-tu élaborées?

Démystifier le théâtre, instruire et divertir (tout autant), faire découvrir des auteurs, donner toute leur place aux poètes.

Ces textes sont mes compagnons de route, de mes nuits. Ils sont des passeurs d’humanité, des complices.

Je me suis frotté à la Boétie, Montaigne, Rabelais, Rousseau, Voltaire, Diderot, Molière, Sophocle avant de rencontrer Jean-Pierre Siméon, Koltès, Rictus, Garneau, Tremblay…

Par définition, le spectacle vivant est un art de l’éphémère, mais quels sont tes souvenirs les plus marquants avec la Passerelle? A Limoges, Avignon, en tournée…

Mes souvenirs les plus marquants. Ceux que je vais faire demain… sinon mes rencontres… le théâtre de la Passerelle s’est construit avec tous ces acteurs, avec l’administration du théâtre, avec le public mais surtout avec l’invisible.

A quoi bon « faire du théâtre » aujourd’hui?

Oui il faut faire du théâtre aujourd’hui, il faut multiplier les partenariats avec les écoles, les bibliothèques, les collèges, les lycées, l’université, l’hôpital, les comités d’entreprise, les prisons.

Il reste toute une frange de la société qui ne se sent pas concernée des milieux ruraux aux banlieues. Les réfugiés pourraient être une opportunité historique pour élargir notre répertoire culturel.

Un gouffre s’est créé entre les classes cultures et les populations déshéritées.

Continuer à défendre l’intelligence là où les autres défendent leur pouvoir.

C’est quoi un artiste ?

Quelqu’un qui crée.

C’est quoi un boulanger ?

Quelqu’un qui crée.

« L’inertie seule est menaçante. Poète est celui-là qui rompt pour nous l’accoutumance. »[4]

[1] Entretien avec Muriel Mingau, site du Théâtre de La Passerelle.

[2] La Montagne, le 17/11/2015.

[3] Au Moyen Âge, acharner était un terme de chasse qui signifiait « mettre en appétit de chair » les chiens et les faucons. La figure s’est déplacée vers l’obstination. Mais Bruzat nous met bien en appétit, de Verbe.

[4] Saint-John Perse, Allocution au Banquet Nobel du 10 décembre 1960 (NdA).