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Deux lectures possibles de : Marie-Noëlle Agniau, Le carré de douleur, Editions Gros Textes, 2023
Yves Artufel publie un nouveau recueil de Marie-Noëlle Agniau d’une soixantaine de pages aux Editions Gros Textes.
I
Le carré est donc de douleur, se plaçant d’emblée sous la tutelle de Lao-Tseu, cité en exergue : « un grand carré n’a pas d’angle », reprenant la sentence du Tao Te King selon laquelle le tao serait un grand carré dont on ne voit pas les angles. Selon le traducteur Stanislas Julien (1842), « les anciens disaient : Celui qui a l’intelligence du Tao paraît enveloppé de ténèbres. » Marie-Noëlle Agniau est-elle dans l’attitude de « Celui qui connaît le Tao arrive à une intelligence profonde. Alors il se dépouille de ses lumières et de sa pénétration, et il paraît comme un homme obtus et environné de ténèbres » ? Est-ce une clef possible de lecture de ce petit livre ? Les ténèbres semblent en effet bien profondes qui entourent la narratrice de cette suite poétique aphoristique irriguée de sang qui laisse peu de répit au lecteur.
L’un des sens symboliques du carré peut être la terre, par opposition au ciel, mais aussi, à un autre niveau, l’univers créé, terre et ciel, par opposition à l’incréé et au créateur. Il est en quelque sorte l’antithèse du transcendant, même si dans la tradition chrétienne, le carré symbolise le cosmos. Ce qui n’empêchait pas Platon de considérer le carré – et le cercle – comme étant absolument beaux en soi. Chez les Chinois, la forme carrée de la Terre était aussi une idée très ancienne, inscrite même dans la langue. La poète pourrait ici évoquer une création du monde : « Par quoi commencer ?/Un remuement d’espèces et d’azote. » « Des régions profondes œuvrent à ma naissance. » Mais « Au lieu du blabla du début/se propage/tout autre chose. » Création, naissance, début d’un amour, tout est-il voué à l’échec et à la disparition ? Peut-être se souvient-on de la remarque de Jorge Luis Borges : « Le monde est pour l’Européen, un cosmos, à l’intérieur duquel chacun est en accord intime avec la fonction qu’il exerce ; pour l’Argentin, le monde est un chaos. » On sent Marie-Noëlle Agniau argentine, avec le risque que « La Terre [soit] propulsée hors de la race humaine. » Elle annonce la naissance de « l’autre monde ». Ordo ab chao ? « Un char d’angoisse meut nos artères ». Il n’y aura pas d’issue : « Refaire toute chose en ce monde ainsi que soi-même/est une fable. » Abandon de la rédemption, mais pas de l’ancrage terrien : « A l’intérieur d’une planète./En terre de vérité. » De toute manière, « Changer d’univers ?/On voit trop étroit. » Depuis l’atome, se propulser – cosmonaute incertain – comme un exocet, ou avec les ailes des anges, mais vers quoi ? Quels messages délivrent les pulsars après l’explosion des supernovas ? Seule la poète le sait.
Dans cet univers, comme toujours chez elle, le minéral, le végétal, l’animal (les « bêtes », écrit-elle) : hippopotame, grillons, biche, singes, murène, chevreuil, poissons, abeilles, frelons, rongeurs, oiseau, rouges-gorges, animaux domestiques, ver, buffles, chiens, gazelles, merlebleu comme dans un bestiaire imaginaire médiéval, zébus, et même nounours ou peluches. Mais le tout lourd, peut-être, de menaces : des molosses et des monstres effraient, des incendies abolissent les espèces, les singes sont possiblement de laboratoire, les enfants tuent les rouges-gorges, les êtres sont aux abois, les chasses exterminent. « La tête de chevreuil fut jetée dans l’étang./Après la chasse, les viscères. » « La première biche fut tuée./Ses yeux – la seconde errait dans les bois, énucléée ». C’est La Curée peinte en 1857 par Gustave Courbet. L’auteure elle-même se sent prête à être dépecée : « Si je brame pour imiter l’acte de chasse,/viens vers moi. » Après tout, la poète porte presque un nom de sacrifice et pourrait s’offrir en victime expiatoire, sans qu’aucun dieu ne retienne le bras et le couteau d’un nouvel Abraham. « Je lutte avec l’ange tant qu’il est chasseur. » Une nuit de combat jusqu’à l’aube en attendant les retrouvailles avec le frère à la fourrure de bête. Ésaü le chasseur. C’est aussi cette ancienne histoire que raconte la poète dans les interstices de son texte si riche où se télescopent images et métaphores, assonances et perpétuels jeux de mots, lexique parfois anatomique et biologique ou médical, références multiples y compris aux mangas, attention aux petites choses, jusqu’à la poussière. « Le petit frère est sous terre dans un champ de tomates. »
La chair prépare au carnage. Mais peut-être aussi au combat érotique. « Fauve – par la nuit ardente – je fus dépecée. » Il y a « Mieux que des animaux domestiques:/toi & moi. » Bientôt vient l’heure « des bêtes indémêlables/où deux corps flairant la lutte/vont à former un animal ». On croirait entrapercevoir un instant une peinture érotique chinoise sur papier du XIXe siècle. « Essaie mon corps… », invite-t-elle. « Ce sont mes lèvres que tu embrasses. » Eros et Thanatos, encore. Et retour au chaos primordial dont émergent cinq divinités dont Eros, le plus beau des immortels, Gaia, la terre mère primordiale matrice de la vie, Tartare, le lieu divin du châtiment, Nyx, la nuit et Erèbe, les ténèbres. La Terre engendrant le Ciel. Marie-Noëlle Agniau réinvente une mythologie. « Découpe-moi comme une bête toi qui sais. » L’arc et le sexe sont bandés – et si la proie muait en Artémis ? « Qui part à la guerre avec son arc/comme les enfants sur un coup de tête ? » Le « sexe est un gâteau fourré à la fleur d’oranger », mais qui le mange ? « J’ai faim – j’assaille. »
Mais la mère décline. « Agonie : gueule de murène. » « La souffrance est une athlète » et ce n’est plus un ange avec qui lutter. La mort frôle et frappe. La « chère parole » s’est tue. Prophétie : « Les yeux des mourants ont déjà vu la rive vers laquelle je descends. » La poète s’envisage Psyché, dans la bouche de laquelle Charon prendra l’obole pour franchir le Styx. Et si le poème était l’obole ? Qu’aurait-elle pu accomplir contre le fatum ? Qui aurait pu empêcher la nécessaire dispersion des cendres à la nuit tombée ? Et de toute manière, « sous la cendre apparente – sait-on jamais qui [elle] pleure ? » Les apparences sont trompeuses.
Qui pourrait « chasser les monstres », « épuiser le stock d’armes », « gommer le sang » ? La poète nous tend un « beau miroir d’humanité mais elle « collectionne plus d’une atrocité. » « Comment faire du gros sel avec des larmes ? »
Qui apporte l’espoir alors ou simplement adoucit les choses ? Les enfants ? Ou plutôt « l’état d’enfance » qui « précède tous les enfants » et « cela s’appelle un monde » ? Celui que cherche à retrouver les poètes lorsqu’ils s’efforcent, eux aussi, de percevoir « le goût des nuages » ou « celui du pollen ». Mais il ne faut pas s’illusionner sur les petits êtres car « Les machines au loin poussent des cris d’enfant » et sont trompeuses comme des sirènes. Welcome to the machine. Les connexions sont un tourment. Alors, qui apaise ? « le vent,/les rivières, mes semblables. »
Demeure comme réponse, malgré tout, le chant poétique qui permet de vivre :
« A toi limon !
La pierre boueuse, les débris de sol, les
Sédiments spongieux,
Les bouts d’os débiles, la merde féconde & les
Nécrophores.
A moi le miel bleu imputrescible ! »
Mais elle précise : « Je chante et fais semblant de connaître/toutes les paroles. » La volonté de « Composer un logis d’où voir le monde », même en faisant « des livres dans un état second » est-il l’ultime projet de Marie-Noëlle Agniau ? Et plus encore, son programme est-il bien de « Détruire [sa] cachette pour [se] montrer nue » ? Mais qui la croirait, puisqu’elle affirme : « Je suis le jeu – une rage assez grande –/à tout quitter sauf exception. » Le je, le jeu. Le je est un autre rimbaldien, évidemment, qui reprenait déjà Homère demandant Muse, raconte-moi l’homme aux mille tours. Qu’écrit-elle encore ? « Je suis quelqu’un d’autre avec un masque. » Sa poésie est énigme qui « brouille les pistes du marais » ; à chacun de la suivre comme un Amérindien décrypte les signes, les traces et la courbure des herbes. « Boutons de roses et fraises sauvages. Pétales/d’argan et miettes de poivre. » A chaque lecture, un mot, une phrase, une image, relancent les possibles.
II
Dans la lignée de Baudelaire et Lautréamont, Nerval peut-être, Marie-Noëlle Agniau trace un carré de douleur, versets si l’on veut d’un nouveau livre saint où manquerait dieu. Comment pourrait-il en être autrement, d’ailleurs, dans le monde de violence, de douleur et de mort qu’elle évoque en soixante petites pages ornées d’une œuvre abstraite mystérieuse du plasticien Jean-Pierre Comes ? L’œil était dans la tombe et regardait Caïn écrivait Hugo s’inspirant de la Genèse – le recueil de la poète nous fait plus songer au tableau que peignit Fernand Cormon pour illustrer les premiers vers de La Conscience : tribu humaine qui divague et morceaux de viande sanglante sur un brancard de bois. Dieu avait dit : « Qu’as-tu fait? Le sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi. Désormais, tu es maudit, chassé loin du sol qui s’est entrouvert pour boire le sang de ton frère versé par ta main. » Et comme toujours chez Marie-Noëlle Agniau, il est question du frère que l’on attend – tel Jacob juste avant la lutte avec l’ange – ou qui est disparu : « Le petit frère est sous terre dans un champ de tomates. » Même si la poésie lui donne un semblant d’existence, il ne reviendra pas. Elle écrit : « Je vois dans ton œil la clause de nuit. » Et précise : « Des extinctions massives/dans un œil clos… »
Viande sanglante de l’humain tué par l’humain. Destructions, monstres et molosses, bête laissée à flanc de mort, suée de sang, enfants cruels tuant les rouges-gorges – pauvre oiseau qui pourtant essuya les larmes du Christ et retira de son bec les épines de la couronne qui lui blessait la tête. Ici, les êtres sont aux abois, se noient, les biches sont tuées ou énucléées, un milliard d’espèces a brûlé vives dans le grand incendie qui « pourtant ne se voit pas », il y a des bouts d’os débiles, de la merde – certes féconde –, des nécrophores, s’ouvrant peut-être au plasma comme chez Jean Rousselot qui se demandait « À quoi pouvait servir qu’il fût encor des fleurs ? » Dans Le carré de douleur, l’agonie a une « gueule de murène », et on jette la tête de chevreuil dans l’étang ; « après la chasse, les viscères. » La poète râcle le tréfonds. Là où sont les « cocons de glaire & pulsions. » La douleur est industrieuse. La bête qu’on aimait tant meurt, on ignore où. « Un char d’angoisse meut nos artères. » Les berceaux sont d’épouvante, les atrocités collectionnées, les laides créatures n’ont pas sommeil, les petites filles d’été éprouvent la douleur dans la pénombre, il y a des stocks d’armes, on inflige des pertes, les poumons sont fragiles et même « Les bêtes pleurent de [la] voir pleurer. » Il faudrait « endormir le chagrin ». Celui de la perte, celui des absences définitives, celle de la mère accompagnée jusqu’au trépas. Peut-être que, malgré tout, les anges (dont elle avait évoqué la tactique dans un précédent recueil) – « ou leur existence supposée » – protègent ? Réversibilité baudelairienne : « Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse,/La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,/Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits/Qui compriment le cœur comme un papier qu’on froisse ? »
Marie-Noëlle Agniau, poète gothique, presque décryptée en une sorte d’antériorité magique par Maurice Rollinat, lorsqu’il écrit être l’ami du rouge-gorge, observant que « quelquefois le nécrophore/Fait songer au noir fossoyeur » et plaignant « Le pauvre agneau que l’homme égorge ». Agniau que l’homme égorge, que l’humanité fait souffrir. Elle est « l’être que la douceur effraie & autres nuisibles. » L’esperluette pour souligner les étranges conjonctions, tout au long du recueil dont chaque phrase est à méditer pour y trouver tout le sens : « Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! » La poète suit à la lettre la recommandation de Baudelaire et nous entraîne avec elle.
Enfer délectable de la bête traquée, chassée : « Découpe-moi comme une bête toi qui sais. » La main va fouiller les entrailles. Et si le « sexe est un gâteau fourré à la fleur d’oranger », s’il est question de se faire prêter le beurre de karité, alors des voluptés odoriférantes sont envisagées. « Le pouls est [son] rythme mais sa force – un refuge arbitraire de type animal. » Le sang afflue. A qui la langue a-t-elle promis et qu’a-t-elle promis : le plaisir ou la poésie ? Qui est la narratrice de cet étrange carré : « Je suis quelqu’un d’autre avec un masque. » Double incertitude, double anonymat, double mensonge. Elle affirme : « Je suis la complication. » Révolte ou trahison ? Elle se prépare : « Si je brame pour imiter l’acte de chasse, viens vers moi. » Etrange créature qui pousse le cri du cerf en rut. Les monstres ne sont donc pas extérieurs. Fauve la voici dépecée par la nuit ardente. Elle a faim, elle assaille. Son corps semble crier famine. « La chair la chair la chair/mais rien qui ressemble à quelqu’un… » Voici donc Mallarmé : « La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres. » Ultime tentative, toutefois : « Essaie mon corps… » C’est aussi un peu L’ennui d’Alberto Moravia, tempéré il est vrai par la « cerise sur le gâteau » d’un baiser.
Au final, « une languette repousse la noire mort du royaume. » Et l’on apprend, rassuré, que « toute plaie est soluble – sinon quoi ? » Et que la narratrice « gagne à la course tous les ninjas même en étant bancale. » Dernier vers d’alerte cependant : « Sous la cendre apparente – sait-on jamais qui pleure ? » Le carré s’est refermé insidieusement sur la douleur que l’on avait un peu oubliée avec les multiples engrammes d’enfance et de maternité entrecroisées, et les petits émerveillements d’une nature réconfortante. On préfère garder en tête ce souhait exprimé au début du livre : « A moi le miel bleu imputrescible ! » Il a la couleur inspirante d’un étrange oiseau prévertien : le merlebleu qui a lui seul est un poème.