21 Jan

Notice pour servir à l’histoire du théâtre en Limousin (37): L’atelier du lundi soir au collège Maupassant de Limoges avec Isabelle Cardona

Isabelle Cardona enseigne les lettres modernes au collège Guy de Maupassant à Limoges et elle anime l’atelier théâtre de cet établissement. Elle y fait vivre de beaux moments aux élèves et aux spectateurs et suscite des vocations. Depuis des décennies, dans divers établissements, des professeurs ont œuvré en faveur du théâtre auprès de générations d’élèves – parmi eux, Mme Guillou, mon excellent professeur de français au collège Donzelot de Limoges, qui nous fit jouer Les Fourberies de Scapin et Knock.

 

« La première fois que je suis allée au théâtre, j’étais à Gay Lussac, en première et ma prof de français, Madame Lacombes (merci à elle à qui je dois de faire ce même métier) avait organisé la sortie. « La Limousine » venait de rouvrir ses portes et Arlette Tephany et Pierre Meyrand montaient La Folle de Chaillot. Choc inoubliable, telle Pretty Women devant La Bohème, je n’oublierai jamais : la salle, le plateau, les costumes et le JEU !

Et puis ? Et puis à la fac, l’envie d’y goûter, d’essayer d’en faire ! Mais déjà avec l’idée d’en faire faire. Fievet-Palies et Michel Bruzat sont là pour l’initiation : je découvre la peur d’y aller, de jouer , le fou rire nerveux et le plaisir de faire vivre un texte, des personnages.

A Brive, puis à Dunkerque, je m’amuse et les élèves aussi. Ce sont des moments de bonheur avec leur point culminant : la représentation où on rit tous ensemble de toutes les surprises du direct : le plateau, sur lequel l’élève roulé dans un drap joue un asticot, ne glisse pas, les techniciens, stimulés par la bière du Nord, rient et parlent plus fort que les élèves, la salle est vivante et bruyante, comme avant le noir, et avant André Antoine. Mais rien n’a d’importance : on joue, et j’apprends.

C’est de retour en Haute-Vienne que je découvre le travail d’un prof avec son intervenant : Céline Garnavault me fait faire mes premiers pas, l’adorable Julien Bonnet me bluffe par sa sensibilité , sa créativité, les merveilleuses Katherine Lorich ou Joëlle Pascal sont maternelles et autoritaires à la fois, Hervé Herpe est sympathique et rassurant, Nadine Béchade est incroyable, elle amène les enfants si loin…, la douce et fine Fabienne Muet, le mignon Thomas Visonneau avec qui on travaille dans une bonne humeur perpétuelle, et mon génie du moment : Frédéric Périgaud, il est énergique et joyeux, et trop sensible pour que j’en dise davantage. Chacun d’entre eux m’apprend quelque chose, chacun crée son lien particulier avec le groupe. Je suis d’abord surprise devant leurs exercices, je suis ravie et même éblouie de voir travailler un comédien, de voir une œuvre se créer sous mes yeux. Et enfin, je découvre le plaisir du duo que l’on forme peu à peu, du travail à deux, de la complicité qui nait, des fous rires, des regards fusionnels qu’on échange quand on voit, sous nos yeux, avoir lieu une métamorphose. Car il y a de la magie au théâtre.

Nous sommes les témoins de ce que les enfants sont capables de faire d’une séance à l’autre, d’une année sur l’autre. Le récitant, façon 17e, soudain donne sens à son texte : Yliess qui déclamait en 6e du Marivaux en s’arrêtant au hasard dans les phrases et qui en 3e nous fait hurler de rire en proposant la tirade du nez comme un pro. Il y a le timide qu’on n’entendait pas et qui s’impose soudain : Arnaud qui ne joue pas, jamais, et qui d’un seul coup devient juste et nous impressionne tellement que sa partenaire en a la réplique coupée ! L’adolescent et l’adolescente qui réussissent à jouer une scène d’amour après avoir résisté de tout leur corps pendant six mois : je n’oublierai jamais quand Vanessa embrasse soudain Léo avec une sensualité qui nous laisse sans voix, quand Jeanne prend tendrement Théo dans ses bras et nous procure une émotion totale. Et il y a le contrarié qui soudain s’amuse. Cela fait partie des surprises : ceux qui rechignent. Ils se sont incrits mais ils sont en refus de tout jeu, même d’un exercice sans risque, ils soupirent à la moindre consigne. Et bien sûr, ce sont ceux-là qui, lorsqu’enfin ils s’ouvrent, nous rendent fiers. Là où le spectateur ne voit qu’un petit rôle, qu’une courte réplique, nous, nous savons la douleur, l’effort accompli, la violence de l’acte. Il y a aussi celui qui échoue, qui, au bout de cinquante répétitions déclare toujours : « donnez-moi du bœuf bouilli » avec la même impassibilité, le même stoïcisme. Et tant pis pour Danil Harms ! Il ya celui qui se découvre : Marwin qui danse pour la première fois et bouleverse tous ceux qui regardent…Et il y a l’acteur, celui ou celle qui a envie, et qui d’une année sur l’autre grandit, trouve sa voix, son placement, le ton juste avec intelligence, qui chaque année devient plus grand et se jette sur la scène « comme un soleil splendide qui se jette dans le vide » (Keren Ann).

Certains vont ensuite au conservatoire ou choisissent l’option théâtre au Lycée Limosin. L’an dernier j’ai eu des nouvelles d’Armelle Gasquet qui, devenue comédienne, jouait au Théâtre du Soleil ! J’en rougis encore…

Au bout de vingt ans, toutes ces joies sont toujours là, mais d’autres se sont ajoutées. Le stress a disparu, remplacé par la confiance totale que je fais aux élèves et au comédien. Le plaisir domine grâce à la complicité qui est née entre nous. La troupe est une famille, ils ont 10 ou 15 ans, ils se retrouvent chaque lundi soir pendant deux heures, mais ils se voient aussi dans la cour, les grands accueillent les petits…, et les petits deviennent grands… Le soir du spectacle, les dés sont jetés, on a travaillé un an pour cette soirée. On ne peut plus rien faire. Tout se joue en une seule fois. Tout ce travail accompli pour un bonheur si éphémère : la brûlure de la scène. Le doute est là, toujours, car c’est l’art du spectacle vivant : il y a le prévisible ( le texte est su, certains enchainements sont bancals, un étourdi oublie toujours son chapeau, un autre fait toujours la même liaison improbable, …) et l’imprévisible. Cette part-là est variable : malgré toutes les répétitions, il se passe des choses…des choses magiques : souvent, ils évitent les erreurs, les trous de mémoire, les blancs. Rares sont les catastrophes. L’osmose entre eux est tangible. Le moment les porte haut dans le ciel. Comme si Dionysos lui-même montait le curseur d’un ou plusieurs crans. Voilà la part d’imprévisible : c’est la part de magie du spectacle vivant.

Et nous, la prof et le pro, nous semblons loin d’eux, à la régie, de l’autre côté du quatrième mur. Mais nous sommes avec eux : nous leur donnons la lumière, nous les éclairons, nous sommes dans la lumière qui remplit le vide autour d’eux, nous les soutenons. Et la communion holistique est à son paroxysme : nous connaissons chacun de leur trouble, de leurs hésitations, chaque phrase ou mot sur le fil. Nous tremblons suspendus à leurs lèvres, parfois en apnée dans l’angoisse d’un passage difficile, parfois dans une joie inégalable devant un miracle.

Nous les avons lancés dans le ciel et nous sommes éblouis. »