Jean-Pierre Descheix, formidable dans Montaigne mis en scène par Michel Bruzat à La Passerelle (c) F. Roncière
Après des études de chant et d’art dramatique au C.N.R. de Limoges, le talentueux Jean-Pierre Descheix mène une double carrière de comédien et de chanteur . Au théâtre, principalement avec la troupe de La Passerelle, il a interprété – avec toujours un grand talent – notamment les rôles d’Oronte dans Le Misanthrope de Molière, du Philosophe dans Le Neveu de Rameau de Diderot, de Bougrelas dans Ubu Roi de Jarry, etc. Au cinéma, on a pu le voir dans La Cérémonie de Chabrol (1995). Le théâtre musical étant son domaine de prédilection, il apparaît dans nombre de spectacles mêlant chant et comédie, y compris en tant que chanteur soliste. Je me souviens l’avoir vu au festival de Saint-Céré avec beaucoup de plaisir. C’est lui qui a pris la suite de Michel Bruzat comme enseignant au C.N.R. de Limoges.
« D’après mes lectures et discussions avec mes congénères comédiens de tous poils, il semblerait que le virus du théâtre remonte à chaque fois et presque à coup sûr à la petite enfance. D’où vient ce virus ? Je n’ai jamais réussi à le déterminer. Il ne me vient pas de mes ascendants qui étaient tous peu ou prou dans le monde agricole. Bien sûr, mon père était projectionniste de cinéma dans la campagne dordognaise dont je suis issu. Il avait fait figure de pionnier en délaissant la terre pour acheter un appareil de projection au tout début des années 50 et monter ce qu’il avait intitulé « La Tournée des Fidèles », une petite épopée hebdomadaire qui le menait soir après soir dans des villages de la région Périgord Vert pour « passer » un Tarzan ou autre Fernandel. Je me souviens (même si je n’étais pas né !) que sa première séance, la « fétiche », avait été consacrée à Knock avec Louis Jouvet. Mon père était très investi dans cette activité et y trouvait un plaisir évident. Je ne suis pas certain que ce soit la passion toute entière pour le 7ème art qui ait guidé son choix mais sûrement aussi l’envie très forte de ne pas être un « glébeux » et certainement encore l’attrait d’un filon en pleine expansion, donc rémunérateur. J’ai donc, tout de même, baigné dans les films très tôt et en ai vus et revus, certains plusieurs fois. Les photos des acteurs me fascinaient. Les affiches dessinées de l’époque aussi. Voilà pour le biotope.
D’autre part, on m’a toujours dit que, déjà tout petit, ma grande passion était d’imiter les gens de mon entourage – avec un certain talent de vérité, paraît-il. Je me vois encore mimer toute la messe, un peu plus tard, à faire pisser de rire ma grande sœur. Je me rappelle aussi passer le plus clair de mes récréations, en primaire, à organiser des représentations de théâtre…et en être le principal acteur, bien sûr ! De passer mon temps libre à me déguiser, à entraîner un copain et une copine choisis pour faire encore et toujours du théâtre, partout, dans mon grenier, sur la scène de la salle des fêtes (mon père détenait la clé), dans la rue, en famille, etc. Nous n’avions pas la télé pourtant et ne l’avons eue qu’en 1973. Evidemment ! Elle avait tué le cinéma. Solidarité familiale ! J’allais la regarder ailleurs et, bien sûr, il y a eu ce fameux « Au Théâtre ce soir » pour lequel j’éprouvais une vraie passion…comme à peu près tout le monde ! Il faut dire que j’étais estampillé « bon en récitation » depuis l’école primaire et que ma prestation était attendue régulièrement par mon professeur de français qui s’en délectait à l’avance. Je me souviens précisément de sa mine gourmande quand il m’invitait à me lever pour livrer mon dernier texte appris. Je m’aperçois qu’il a donc fallu que ce virus soit très fort pour m’atteler, en 4ème, à monter et à jouer –je n’aurais laissé à personne le droit d’incarner le garçon aux cheveux roux ! – une adaptation de Poil de Carotte que j’avais faite et ronéotypée moi-même à partir du roman de Jules Renard (je n’ai su que plus tard que la pièce existait, écrite de sa main même). Je me souviens avoir écrit des fragments de pièce très inspirée du plus plat vaudeville, puis plus tard des livrets d’opéras plus tard encore des parodies stylistiques de Tchekhov ou de Gombrowicz.
Tout naturellement, je me suis inscrit, à 17 ans, au cours d’Art Dramatique du conservatoire de Limoges dans la classe de Jean Pellottier qui a su très vite faire éclore ma dilection pour les rôles dits de « caractère ». Avec lui, j’ai appris les bases du théâtre classique, l’importance de la diction (il m’a fallu perdre mon accent du sud, peu fait, semblait-il, pour Molière ou Racine), la scansion de l’alexandrin, l’exigence de la poésie, la compréhension des œuvres, la rigueur mais aussi la fantaisie, la joie d’être sur scène et même d’y cabotiner un brin. Ce fut un maître à sa manière et même s’il nous expliquait souvent la différence entre les deux façons d’aborder le jeu, la catharsis et la distanciation brechtienne, j’ai gardé de son enseignement la passion d’être sincère et un certain goût pour le naturalisme dans le jeu. Pas vraiment de la distanciation, donc.
Plus tard, Michel Bruzat, qui est un autre de mes maîtres, sans doute le « maître » dans l’acception proposée puisque je ne l’ai pas eu comme professeur. C’est grâce à sa patience, sa confiance et sa fidélité que le comédien en herbe que j’étais a pu, spectacle après spectacle, naître à la scène, s’épanouir, grandir, se révéler. En 1987, lors de l’ouverture du Théâtre de la Passerelle, je fus du premier spectacle La Cerisaie et l’année suivante, Michel prit le pari de me confier mon premier monologue. C’était Enfantillages de Raymond Cousse. Encore aujourd’hui, je trouve incroyable de sa part de m’avoir confié cet imposant monologue qui m’a fait faire un bond en avant dans ce métier. Je me rappelle avoir eu des heures difficiles où je me trouvais sans ressource devant l’improvisation. J’étais alors très peu capable de trouver des propositions en scène à jet continu, d’accepter « d’y aller », de me tromper, de rebondir et j’avais du mal à « décoller » de la littéralité du jeu scénique. C’est Michel qui m’apprendra à fuir la redondance, l’illustration, le cliché, la facilité, la trivialité et érigera le corps en maître, pour sortir de la pensée et de l’intellect. C’est d’ailleurs ce qu’il enseigne inlassablement et avec succès à des générations d’élèves acteurs dans le cadre du conservatoire. Certains sont devenus de beaux acteurs. Et il continue à proposer à des comédiens en herbe des partitions difficiles, des monologues, en allant jusqu’ à leur offrir des représentations publiques dans un cadre professionnel. Et je suis toujours émerveillé de voir combien, avec la confiance, ceux-ci produisent des choses incroyables. Nous avons ensemble, à ce jour, fait 20 spectacles ensemble. C’est lui qui a fait de moi un comédien professionnel. Et la confiance mutuelle est notre ciment. J’ai été choisi par Michel pour la première participation de la Passerelle au Festival d’Avignon en 1993, avec le monologue Le Frigo de Copi. Depuis, il s’est rarement passé une année où la Passerelle n’ait été présente à Avignon et, pour ma part, j’y ai participé 7 fois. Pour parodier la chanson bien connue, je peux dire à Michel Bruzat : « Ma plus belle histoire de théâtre, c’est vous ». J’ai connu d’autres metteurs en scène, surtout dans le lyrique ou le théâtre musical, mais aucun n’a été un « maître ». Petite réflexion : derrière un maître, il y a souvent toute une lignée ascendante. Derrière Michel, on peut « lire » certainement Valde et Vitez – notamment – qui furent, entre autres, ses propres maîtres.
J’ai toujours eu la double casquette de comédien et de chanteur.
J’ai fait conjointement des études de chant et d’art dramatique au conservatoire de Limoges. Pendant onze ans, de 1980 à 1991, j’ai été instituteur et en même temps choriste au Grand Théâtre de Limoges. Le théâtre s’est imposé sur le tard, justement avec la création de la Passerelle et j’ai démissionné de l’Education Nationale pour devenir ce qu’on appelle laidement « intermittent du spectacle ». À partir de ce moment-là, j’ai alterné les productions de théâtre, d’opéra et d’opérette en soliste, de comédie musicale, de cabaret, de chanson. J’ai fait quelques mises en scène, toujours de spectacles musicaux et participé à une dizaine de films et de courts-métrages. Je ne saurais dire ce qui serait ma prédilection. Quand je suis sur un projet, quel qu’il soit, c’est cette forme-là que je préfère.
J’ai fait aussi un passage par l’enseignement du théâtre en conservatoire et il se pourrait que ce soit une nouvelle voie possible (c’est effectivement ce qui est advenu, NdA). Diriger des acteurs, quels que soit leur niveau, est très exaltant. Faire trouver sa vérité à un comédien sur scène est une expérience jubilatoire renouvelée. C’est aussi, à mon sens, un acte politique puisqu’il permet à tout un chacun de réfléchir à ce qu’il dit, comment il transmet, manipule même parfois, comment il se positionne par rapport à ses idées, ses convictions, à ce qu’il veut changer, non seulement en lui mais en l’autre, en éveillant les consciences. La fonction miroir si importante au théâtre.
(L.B.) Que pensais-tu de la vie culturelle et théâtrale à Limoges dans ces années-là ?
J’imagine qu’il s’agit des années d’apprentissage. Je les situerai donc entre 1976 et 1990. De mes 16 ans à mes 30 ans. Une première remarque qui me semble toujours vraie aux vues de ce que je vois lors de mes contacts avec les élèves de Michel, ceux que j’ai eus en conservatoire récemment et ma propre expérience d’ado ou de jeune adulte : aller au-devant des manifestations culturelles de sa ville ne va jamais de soi ! Je constate que très peu vont voir des spectacles et ce n’est pas forcément un problème économique. La curiosité, ça s’apprend. Le rôle des enseignants me semble prépondérant lorsque les parents ne peuvent s’en charger ou n’en ont pas la culture.
Dans mon souvenir, je revois quelques spectacles du Théâtre du Limousin – un peu l’ancêtre du CDN semble-t-il, montés par Jean-Pierre Laruy et sa troupe de fidèles comédiens. Je me rappelle l’étonnante chapelle de la Visitation comme un des rares lieux de théâtre autres que le Grand Théâtre et le CCSM Jean Gagnant. Jean Gagnant où j’allais voir les spectacles amateurs de la compagnie Les Masques de Lacouchie, parce que des copains du conservatoire y jouaient ou que Dominique Desmons y faisaient des musiques de scène. Mon lieu de prédilection était bien entendu le Grand Théâtre puisque j’y étais figurant puis choriste. Mais je jouais dans les spectacles et j’allais très peu en voir. Il m’arrivait de me faufiler par la petite porte qui donnait sur le hall et de m’immiscer dans le public pour voler un bout de spectacle de théâtre. C’était l’époque des tournées Barret, entre autres, mais je ne m’intéressais guère à tout ça, plus préoccupé par l’envie de jouer moi-même que d’aller m’inspirer des autres. Je me souviens, par exemple, avoir regardé d’un œil dubitatif Le Père Noël est une Ordure, trouvant que c’était n’importe quoi. Pièce devenue culte par la suite. Je regrette à présent de ne pas avoir mieux regardé ces acteurs que j’estime beaucoup. En fait, à l‘époque, je n’avais pas de discernement sur ce qu’était le « bon » ou le « mauvais » théâtre. Je crois même que je trouvais le théâtre classique embêtant, pompeux et un peu ridicule. Donc, je pourrais résumer en disant que l’éventail culturel du spectacle vivant me paraissait diversifié et abondant à l’époque, comme je juge qu’il l’a toujours été et l’est toujours à Limoges.
Je savais qu’il existait une programmation importante de chanson et cabaret (j’y inclus les humoristes) aux divers centres culturels, que le Grand Théâtre accueillait des chanteurs connus, de la danse, du théâtre, de l’opéra et de l’opérette en abondance – ça s’est réduit , qu’il y avait le fameux Hot Club qui drainait beaucoup d’adeptes.
Et puis il y eut les Francophonies et plus tard Danse Emoi, qui ont doté la ville d’une aura nationale et internationale considérable. J’ai vu quelques spectacles de ces manifestations périodiques mais assez peu finalement, tout en considérant leur excellence.
Et je m’aperçois, en me faisant la réflexion qu’il n’y avait pas beaucoup de lieux pour accueillir des créations de théâtre à Limoges (et c’est toujours le cas aujourd’hui, à part Noriac), que j’allais oublier purement et simplement l’autre lieu subventionné associatif qu’est Expression 7 de Max Eyrolle ! Je pense que je fais cet oubli car mon histoire n’est jamais passée par ce lieu et ce metteur en scène. J’y ai vu des spectacles bien sûr, plus ou moins appréciés, mais il semble que nous n’ayons pas, Max et moi, les mêmes affinités théâtrales. J’ai toujours ressenti même – et je ne sais honnêtement pas si c’est réel– une sorte de concurrence (à quel niveau ?) entre Passerelle et Expression 7. Les publics y étaient sensiblement différents, d’ailleurs. En tout cas, deux lieux de cette sorte dans une ville de moyenne importance, c’est assez rare, ce qui prouve que la création théâtrale est bien représentée (et bien soutenue ?) à Limoges.
Pour en finir avec ce chapitre, je retranscris ce que je répondais et réponds toujours farouchement à qui se gausse de Limoges: « Si on désire faire chaque soir une sortie culturelle à Limoges, il y a toujours un spectacle quelque part ! »
(Je me souviendrai toujours de Mr Florent, le fameux directeur du cours parisien, qui avait ironisé lors de mon premier jour dans son cours : « Ah bon, il y a un conservatoire à Limoges ? »). Ce cliché sur la vie en région et notamment sur la mienne a le don de me mettre en rage !
(…)
(L.B.) Que représente le théâtre aujourd’hui pour toi ?
Le théâtre c’est ma vie à plein temps – quoiqu’intermittent, ce qui est inhérent au genre –, c’est mon métier – car c’est bien un métier (qui a dit : ouvrier du rêve ?) depuis 1991 où j’ai lâché celui, plus classique, d’instituteur pour celui-ci. C’est, principalement, partager des aventures humaines avec des congénères éprouvant la même passion et avec des metteurs en scène qui doivent être idéalement des accoucheurs de sens et d’émotions de toutes sortes. La joie de jouer, de renouveler l’implication totale de l’enfant qui joue. C’est aussi faire découvrir ou redécouvrir des écrits d’auteurs remarquables et les partager avec le public. C’est peut-être ce qui s’est le plus affirmé dans mon parcours ces dernières années, notamment avec les humanistes comme Erasme et Montaigne dont je trouve jubilatoire et important de porter la parole par le biais de l’incarnation à destination des frères humains. Cette composante anti égocentrique est une des belles surprises de cette partie tardive de ma carrière, un des bons effets de la maturité.
Je serais tenté de disserter sur la fonction politique du théâtre mais je crains de m’y casser le nez, cette notion restant floue pour moi.
Je ne revendique rien, sinon ce que j’ai exposé plus haut, à savoir partager en vibrations mutuelles des idées fortes, des émotions, des convictions – car ce que je communique, je le fais car j’y crois à 100 pour 100. Et la fonction du rire, de la bouffonnerie, du divertissement, de la musique, du chant, n’est pas un petit détail dans ma façon de montrer les choses.
Bref, je défends vraiment le spectacle vivant même si je ne crache pas sur l’audiovisuel. Rien ne vaudra jamais les échanges d’énergies que l’on trouve dans une salle de spectacle où « il se passe quelque chose » !
(L.B.) L’avenir du théâtre pour toi ?
Je ne m’inquiète pas pour l’avenir du théâtre. Je crois qu’il bénéficiera toujours, quelles que soient ses formes, de l’assiduité d’une petite frange de gens touchés un jour par sa grâce ou plutôt sa force.
Je crois qu’il faudra de plus en plus amener les jeunes générations au théâtre pour leur montrer autre chose que ce qu’ils voient sur les écrans, les préparer à recevoir ce qu’ils peuvent parfaitement comprendre.
Les formes de théâtres se sont diversifiées tout au long du siècle dernier. Et ça s’est peut-être accéléré depuis 30 ans avec les supports diversifiés de la culture. Il cohabitera toujours des formes de spectacle vivant contrastées que l’on peut juger bonnes ou mauvaises à son aune, mais, pour moi, tant qu’on se déplacera pour s’asseoir dans une salle, il y aura vivacité du théâtre.
Bien sûr, on constate dans la Mecque du théâtre qu’est Avignon que le stand up et autre café-théâtre prennent énormément le pas sur le « classique » et c’est parfois désolant. Mais je pense qu’il y aura toujours des créateurs qui sauront faire passer le grand vent dans leurs créations sur des auteurs contemporains ou leur reprise du répertoire. Je m’émerveille souvent de la force de renouvellement de l’acte théâtral à travers ce que je vois ici et là.
Depuis la nuit des temps, l’homme a fait du théâtre, mû par je ne sais quelle nécessité de représenter l’activité et la personne humaines. Il me semble que si toute haute technicité disparaissait, il se trouverait toujours un groupe d’hommes pour jouer et dire et un autre pour le regarder et l’écouter. »