17 Juil

Limoges fait son cinéma

Nuit du cinéma à l’Omnia le 31 octobre 1963, avec notamment André Claveau (à g.) et Miss cinéma 1963, Annette Vincent

(c) L. Bourdelas, P. Colmar, Limoges années 1950 1960 1970, Geste Editions

La ville – comme le Limousin d’une manière plus générale – entretient une très ancienne relation avec le cinéma – qu’il s’agisse de programmation ou même de tournages. Dès le début du XXème siècle, des lieux temporaires de projection sont installés, après une première séance le 2 juillet 1896. Pierre et Jeanne Berneau ont raconté les 50 premières années du 7ème art à Limoges, avec leurs séances de cinémas itinérants (comme les tournées du cinéma Pathé) puis la sédentarisation progressive, avec par exemple le Venetian cosmograph ou Cinémario (du nom de son propriétaire J. Mario) rue des Vénitiens, suivi par l’ouverture en 1910 des Nouveautés, place de la République, premier véritable cinéma moderne.

Le 26 août 1911 est inaugurée la salle de L’Union, réalisée par l’architecte J.B. Blanc, dans la rue de la Fonderie (rue des Coopérateurs). Parmi les animations et spectacles qu’elle accueille : le cinéma, lorsque le Cinéma Pathé ne peut plus utiliser la salle du Café de Paris. C’est le septième art qui lui donne son nom de « Ciné-Union ». A l’époque du muet, un orchestre d’une vingtaine de musiciens accompagne le film et l’on programmait aussi des attractions : chanteurs, clowns, acrobates, magiciens (elles durèrent jusqu’aux années 60). Si le passage au parlant, qui augmenta les coûts d’exploitation, fut fatal à deux salles limougeaudes, le « Ciné-Union » s’équipa de nouveaux appareils Philips (au début, le son était enregistré sur des disques 33 tours qu’il fallait synchroniser à l’image). Dans les années 30, le prix des places y était peu élevé, avec des séances à prix réduits pour les chômeurs. On fermait cependant deux mois l’été. Durant de longues années, M. Mainsat fut le directeur, son épouse tenant la caisse. Il y eut ensuite la couleur puis, dans les années 50, le cinémascope, avec, pour film inaugural de ce procédé : La tunique, le péplum d’Henri Koster avec Richard Burton, sorti sur les écrans en 53. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le cinéma était devenu l’activité presque exclusive de la salle. Avec ses 2 200 places assises, c’est alors le deuxième cinéma de France après le Rex à Paris. La salle travaille beaucoup avec la Fox. Si l’on prend l’exemple de la semaine du 8 au 13 mai 1946, la soirée se déroulait ainsi : un documentaire sur Aubervilliers, un dessin animé, le journal filmé de la semaine, sur scène Max Dif l’illusionniste, puis la Bataille du rail, film « le plus formidable de la Résistance à la gloire des cheminots français », signé René Clément. Dans les années 1950-60, beaucoup de jeunes fréquentaient la salle. Il arrivait que les queues soient très longues et, à l’entracte, les spectateurs se précipitaient dans les bars alentour. Beaucoup de spectateurs, qui n’allaient qu’au « Ciné-Union », le considéraient comme leur cinéma. Néanmoins, la salle fut obligée de fermer le 14 janvier 1971, après la diffusion d’Un coin de ciel bleu, à cause des difficultés de l’Union de Limoges. Le 2 décembre 1986, lorsque l’association « Sauvegarde de l’Espace Culturel Ciné-Union » souhaita recueillir des fonds, une soirée « cinéma à l’ancienne » fut organisée aux Ecrans, place Denis Dussoubs.

Il est une famille qui « compte » dans la diffusion cinématographique de Limoges, celle de René Devaux, et des Fridemann – Serge et Michel. René Devaux, ancien militaire, amputé à Verdun, exploita ses premières salles dans le Nord de la France, après le premier conflit mondial, avant de se retirer un temps sur la Côte d’Azur. Mais il décida de reprendre son activité et quitta les rives ensoleillées de la Méditerranée pour Limoges, où il exploita le Tivoli (qui devint L’Olympia, place Denis-Dussoubs), le Ciné Moka (avenue de la Gare), les Nouveautés, qui devinrent le Rex, place de la République. C’est son beau-fils Serge Fridemann – alors représentant de la Metro-Goldwin-Mayer dans le Sud-Ouest – le mari de sa fille Giselle, qui prit la relève, ouvrant le Star place de la République (où il y avait aussi l’Omnia qui appartenait au groupe Oceanic de G. Raymond) ou la salle d’art et essai du Lido, en 1964, qui succéda à celle du Paris, plus polyvalente, en haut de l’avenue du Général De Gaulle, très prisée des cinéphiles (trois salles dont une très confortable avec un magnifique plafond peint d’inspiration mythologique, 660 fauteuils). Depuis longtemps, de nombreuses soirées spéciales, festivals et autres manifestations y sont organisés. Il y avait aussi, dans les années 60, le Cinémonde, place de la République, près du café Le Central, et le Ciné-Carnot, avenue Emile Labussière, qui diffusait des films de Série B, avant de devenir un cinéma porno lorsque le film X connut son apogée et de fermer en 1984. Michel Fridemann prit la succession de son père en 1974. Formé au marketing à Sup de co Bordeaux, bon manager et vrai amateur de cinéma, c’est l’homme de la création des deux multiplexes Grand Ecran : 14 salles place Denis Dussoubs, et en haut de la rue Aristide Briand, près d’Ester technopôle, 10 salles pour un cinéma ouvert en 2008. Les cinémas sont passés au numérique en 2010. Le groupe familial Grand Ecran exploite aujourd’hui 55 écrans dans 7 établissements et 6 villes entre Limoges et Arcachon. Les cinémas des Fridemann père et fils ont accueilli des réalisateurs, bien entendu, nombre d’avant-premières et d’évènements spéciaux, le ciné-club de Jean-Marie Masse, les séances de cinéma à minuit (horreur, karaté, etc.), celles de « Connaissance du Monde », mais aussi des concerts du hot-club de jazz ou des chanteurs comme Charles Aznavour, Gilbert Bécaud, et quelques yéyés. Le Gaumont-Colisée (6 salles), installé quelques temps place Jourdan, n’a pas résisté et, au moment où ce livre est écrit, Michel Fridemann est le seul propriétaire de cinémas à Limoges. Il existe cependant d’autres lieux où l’on peut voir des films, selon leur programmation culturelle ; par exemple dans les centres culturels municipaux ou à la Bibliothèque francophone multimédia. Des manifestations ponctuelles sont également organisées, comme les Rencontres du cinéma russe depuis le début des années 90 – Limoges étant jumelée avec Grodno, en Biélorussie.

En 2013, le bel ouvrage Limousin sur grand écran (Culture& Patrimoine en Limousin), dirigé par Philippe Grandcoing et Marc Wilmart, avec de nombreux contributeurs, a présenté les principales créations cinématographiques tournées en Limousin depuis 1913. On y découvre que Limoges a parfois inspiré les réalisateurs, comme Claude Sautet.

 

04 Juil

La disparition du grand poète et écrivain limougeaud Georges-Emmanuel Clancier

Georges-Emmanuel Clancier, à droite, présente le téléfilm Le pain noir, de Serge Moati, accompagné ici par S. Solon

(c) P. Colmar

 

Je voudrais aujourd’hui vous parler d’un ami cher, poète et romancier, que nous avons cru éternel. Il avait d’ailleurs écrit un ouvrage intitulé L’éternité plus un jour. Nous venons d’apprendre sa disparition et nous sommes tristes. Il était né le 3 mai 1914 à Limoges, c’est Georges-Emmanuel Clancier.

Georges-Emmanuel Clancier naît dans une famille issue, du côté paternel, d’artisans de Châlus et, côté maternel, d’ouvriers porcelainiers de Saint-Yrieix. Il fait ses études de 1919 à 1931 au lycée de Limoges, en classe de philosophie, interrompues par la maladie et cinq années de lourd traitement. Ayant découvert en 1930 la poésie moderne grâce à de jeunes professeurs, il commence à écrire poèmes et proses et, à partir de 1933, de collaborer à des revues. Son travail poétique est très largement lié à la mémoire, au souvenir. Il rencontre en 1935 et épouse en 1939 Anne Marie Yvonne Gravelat, étudiante en médecine. Il vient en 1939 à Paris, où sa femme prépare l’internat des hôpitaux psychiatriques. Elle deviendra la psychanalyste Anne Clancier. De 1942 à 1944, il recueille et transmet clandestinement à Alger les textes des écrivains de la Résistance en France occupée.

À la Libération, Clancier est chargé des programmes de Radio-Limoges et journaliste au Populaire du Centre.

Il est appelé en 1955 à Paris pour être secrétaire général des comités de programmation de la RTF, puis de l’ORTF, jusqu’en 1970. Il publie en 1956 le premier tome, Le Pain noir, d’une suite romanesque dans laquelle il va raconter, jusqu’en 1961, l’histoire de sa famille maternelle et de sa grand-mère bergère illettrée. Le grand prix de la Société des gens de lettres et le prix des Quatre Jurys lui sont attribués en 1957 et 1958. Le roman est adapté en 1974 pour la télévision par Françoise Verny et Serge Moati. Tourné à Limoges, il permet aux Limousins de se réapproprier leur mémoire sociale et politique.

Président du PEN club français de 1976 à 1979 Clancier œuvre aussi à la défense des écrivains menacés, détenus, déportés, exilés.

En 2016, à 101 ans, Georges-Emmanuel a fait paraître aux éditions Albin Michel la suite de ses mémoires, Le Temps d’apprendre à vivre, sur la période 1937-1947. L’ouvrage est salué par la critique comme un témoignage précieux sur l’histoire culturelle des années 1930 et 1940 et sur l’histoire de la Résistance littéraire.

L’un des courriers de G.E.C. à Laurent Bourdelas, où il lui écrit en post-scriptum que tous deux ont en commun d’être allés en cure à La Bourboule

 

Georges-Emmanuel Clancier, Le temps d’apprendre à vivre Mémoires 1935-1947, Albin Michel, 2016

Avec ce nouveau volume de ses Mémoires, l’écrivain limousin Georges-Emmanuel Clancier, né en 1914 (« L’Eternité plus un jour », pour reprendre le titre d’un roman paru en 1969), offre un ouvrage fort bien écrit et capital pour ceux qui s’intéressent à la vie et à l’œuvre du poète et romancier – qui nous propose ici des clefs pour comprendre l’élaboration de ses poèmes et romans –, mais aussi au Limousin et à Limoges à cette époque – et il apporte des informations passionnantes –, à la « Résistance littéraire », à l’histoire des revues – ici avec Les Cahiers du Sud, Fontaine puis Centres, fondée avec Robert Margerit et René Rougerie.

Après avoir traversé le XXème siècle avec ses espoirs et surtout ses tragédies, l’auteur du Pain noir a éprouvé le besoin de rédiger ces feuillets autobiographiques qui forment un livre de 550 pages dont le titre reprend un vers d’Aragon, qu’il croisa à diverses reprises : Le temps d’apprendre à vivre, il est déjà trop tard. La première chose que dut apprendre le jeune homme, c’est à vaincre ses lésions pulmonaires, qui l’empêchent d’achever ses études au lycée de Limoges, où des professeurs lui ont donné le goût de la poésie, qu’il commence à écrire lui-même au début des années 1930. A propos de cette époque, il écrit : « Durant ces quatre ou cinq années depuis 1930-1931, je pourrais dire que pour moi vivre s’était quasiment identifié à livre. » Ce ne sont alors que dévorations de livres (romans, poèmes, essais), qui « contaminent » jusqu’à son entourage familial. Clancier appartient à cette étrange cohorte d’écrivains et poètes passés par la montagne magique – comme Eluard et Gala, pour ne citer qu’eux. Peut-être leur faut-il encore plus de souffle pour échapper à la maladie – de souffle poétique et littéraire ? Comme le note Clancier, il faut vaincre les forces de mort en soi au moment où elles obscurcissent l’Histoire (depuis 1932, les nazis ont gagné les élections législatives en Allemagne, depuis 1936, de l’autre côté des Pyrénées, Franco fait la guerre aux Républicains et, en Italie, Mussolini est au pouvoir). Car ce récit est avant tout celui de la vision de la guerre mondiale imposée par le nazisme au Monde, avec ses légions d’atrocités, de la destruction systématique des Juifs d’Europe à celle des civils japonais d’Hiroshima et Nagasaki ou même ceux de Royan. Mais, malgré ces évènements apocalyptiques (parfois « annoncés » par des poèmes prémonitoires), Le temps d’apprendre à vivre est aussi celui d’espérer en poésie, d’aimer Anne Marie Yvonne (étudiante en médecine rencontrée en 1935 épousée en 1939) et de devenir père – de Juliette, d’abord, de Sylvestre ensuite.

Dès le début du livre, un épisode met en lumière l’une des ambiguïtés du temps : Clancier croise une républicaine espagnole dans le train, qui lui lance : « Oui, vous, votre jeunesse se préoccupe de littérature pendant que nous nous battons… Vous ne voyez pas que nous combattons pour vous aussi, là-bas ? pour que, demain, vous puissiez continuer à lire, à vivre, libres ?… Et pourtant, si jamais nous étions vaincus, ce serait votre tour… », avant de proclamer : « No pasaran ! » Bien entendu, la militante a raison ; comme les jeunes qui s’intéressaient à la littérature aussi. Clancier est l’incarnation de la résistance par les lettres, lorsqu’il s’agit – au risque d’être arrêté et, peut-être, déporté – de faire passer des textes de poètes et écrivains de France métropolitaine vers Tanger, où s’est repliée la rédaction de la revue résistante Fontaine, animée par Max-Pol Fouchet. La résistance littéraire, la force des mots d’Aragon ou du Liberté de Paul Eluard, parachutés avec les armes, participe de la résistance en général, celle de De Gaulle et de Jean Moulin, celle de Georges Guingouin, « le préfet du maquis » limousin dont Clancier évoque la mémoire, celle aussi des faux-papiers et des actes administratifs protecteurs qu’accomplit également Georges-Emmanuel Clancier en truquant des listes professionnelles pour protéger des boulangers qui n’en sont peut-être pas ou en accueillant dans son service le frère de Jean Blanzat pour le faire échapper au S.T.O.

S’il éclaire de façon complémentaire à ce que l’on savait par ailleurs de la vie à Limoges et en Limousin sous l’Occupation – jusqu’au terrible massacre d’Oradour-sur-Glane (dont Clancier aurait pu être victime) et aux scènes sauvages de l’Epuration (mêlant étrangement beauté et obscénité lorsqu’il s’agit de fusiller une jeune fille nue sous sa robe légère) –, s’il est ponctué de « moments suspendus » presque en dehors du conflit lors d’échappées familiales ou littéraires, comme dans une ferme du côté de La Croisille-sur-Briance où il convient de se mettre à l’abri, s’il évoque aussi la famille Clancier – des grands-parents de l’auteur jusqu’à sa sœur et ses enfants –, Le temps d’apprendre à vivre propose aussi une magnifique galerie de poètes et écrivains que fréquente l’auteur devenu « poète reconnu ». C’est qu’il est vite accueilli par la revue Les Cahiers du Sud de Jean Ballard, grande revue intellectuelle et littéraire. Le récit commence d’ailleurs par les rencontres culturelles qu’organisent Clancier et ses jeunes amis à Limoges avant-guerre, constitués en « amis de la culture ». On voit fourmiller dans la capitale de la porcelaine tout un petit monde intellectuel et culturel, avec par exemple Georges Blampied, conservateur de la bibliothèque de l’Union des coopérateurs, ou Marc Labatut, jeune professeur d’espagnol, jusqu’au salon d’une Haviland férue de théâtre. Certains écrivent, comme François Dornic, jeune enseignant breton, d’autres vivent en poésie, comme le postier rimbaldien Alexandre Dumas. On croise encore l’un des critiques et auteurs limougeauds d’alors, Raymond d’Etiveaud, ou le peintre Eugène Alluaud, disciple de Guillaumin – l’une des scènes amusantes du livre. Et puis l’on rencontre tour à tour Joë Bousquet (vers la sombre ruelle duquel Clancier part en pèlerinage à Carcassonne), Jean Blanzat – résistant et écrivain d’origine limousine parfois oublié, malheureusement –, Aragon, René Daumal, Queneau (réfugié en Haute-Vienne où il parcourt la campagne en se faisant passer pour un voyant auprès des paysannes afin de récupérer un peu de nourriture…), Michel Leiris, également réfugié en Limousin, comme Kanhweiler (le célèbre marchand d’art), Claude Roy, Pierre Seghers, Pierre Emmanuel, Max-Pol Fouchet, Marc Bernard, prix Goncourt 1942, et son épouse Else Reichmann, juive autrichienne, Jacques Prévert, Sartre et Beauvoir,le photographe Izis Bidermanas, et beaucoup d’autres, parmi lesquels des Limousins de grand talent, comme l’écrivain, peintre et journaliste Robert Margerit – qui semble vouloir vivre hors du temps –, le peintre Elie Lascaux ou l’écrivain Robert Giraud – auteur du Vin des rues. Clancier, qui évolue entre Limousin et Paris, brosse donc le tableau d’une vie littéraire et artistique en des temps plus que dangereux.

Clancier évoque également les premiers balbutiements de Radio-Limoges dont il est l’un des artisans après-guerre, et son entrée comme « grand reporter » au populaire du Centre, livrant même dans ce livre le texte de ses entretiens avec les écrivains Pham Van Ky –  Annamite –, Léopold Sédar Sengor – Sénégalais – et Jean Amrouche – Berbère. C’est une réflexion sur la création francophone – avant même que ce mot soit à la mode.

Ce que l’on voit aussi à travers ces Mémoires, c’est la naissance et l’affirmation d’un vrai poète et écrivain, qui nous raconte même le processus de sa création, par exemple l’écriture d’un poème inspiré par la rencontre avec une jeune vachère dans la campagne limousine ou l’origine du titre Le Pain noir pour sa célèbre saga. Il raconte comment se construit une œuvre importante, nourrie par les sensations quotidiennes et l’Histoire. Il témoigne également d’un humanisme constant, qui justifie l’engagement, éclairé par les trois valeurs essentielles à ne pas oublier en cette époque sombre : « Liberté Egalité Fraternité », qui sont celles de la République, qu’il partage aussi bien avec les écrivains résistants, les maquisards du plateau limousin ou un jeune instituteur croisé dans un bourg rural. Sans jamais être dupe de ceux qui voudraient les anéantir, de Pétain aux staliniens de la « guerre froide » ou aux défenseurs du colonialisme. Debout, toujours, camusien, finalement.

 

Joseph Rouffanche chez lui, 2001

(c) L. Bourdelas

 

Rouffanche – Clancier : Du pays et de l’exil

 

communication prononcée par Laurent Bourdelas

le jeudi 11 avril 2013 à la BFM de Limoges lors du colloque « Le Limousin et ses horizons dans l’oeuvre de Georges-Emmanuel Clancier »

 

Je voudrais dire, au début de cette communication, combien je suis reconnaissant à ceux qui m’ont invité à la faire, et combien je me réjouis de cet hommage de la Bfm de Limoges à Georges-Emmanuel Clancier, enfant du pays. Lorsque Le Pain noir fut diffusé à la télévision, j’avais pour camarade de classe Agnès Clancier, petite nièce de l’écrivain, avec qui j’ai partagé les bancs du Lycée Gay-Lussac et qui est devenue par la suite diplomate et romancière. En 2003, Georges-Emmanuel avait bien voulu, aussi, préfacer mon exposition de photographies consacrée à notre rue commune d’enfance : la route d’Ambazac pour lui, devenue plus tard la rue Aristide Briand pour moi, dans le quartier de la gare des Bénédictins à Limoges – je précise qu’il fait partie des écrivains limousins reconnus et installés à Paris, comme Pierre Bergounioux, qui demeurent attentifs aux auteurs demeurant « au pays ».

En 2008, j’avais donné pour titre à l’un de mes livres, consacré à la littérature du Limousin : Du pays et de l’exil[1] ; il me semble que cette expression s’applique à merveille aux poètes Joseph Rouffanche et Georges-Emmanuel Clancier ; c’est pourquoi j’ai choisi d’en faire aussi le titre de cette intervention. Je vais proposer ici une ébauche d’étude – qui mériterait d’être développée – de ce qui a rapproché les deux hommes, mais aussi de ce qui diffère entre eux dans leur parcours, étudier quel accueil leur fut réservé comme poètes en Limousin, esquisser une première analyse du regard qu’ils portent sur l’œuvre de l’autre et conclure en essayant de dire en quoi leur poésie se rejoint ou s’éloigne.

 

Observons en parallèle, pour commencer, le parcours personnel des deux hommes. Clancier naît en 1914 à Limoges, dans une famille limousine de paysans, d’artisans et d’ouvriers porcelainier, originaires de Châlus et Saint-Yrieix-La-Perche. Le père est agent commercial, après avoir été officier pendant la guerre. De 1919 à 1931, il fait ses études au Lycée Gay-Lussac à Limoges, comme boursier de l’Etat. C’est à l’âge de seize ans qu’il découvre la poésie – grâce à quelques professeurs et à un répétiteur normalien qui fait lire aux élèves Verlaine, Rimbaud ou Baudelaire[2] – et se met à en écrire, ainsi que de la prose. En classe de philosophie, la maladie interrompt ses études. Rouffanche est son cadet de huit ans, puisqu’il naît en 1922 à Bujaleuf, dans une famille de paysans et d’artisans. Son père est gendarme puis secrétaire de mairie. Il est élève à l’E.P.S. de Saint-Léonard-de-Noblat, lui aussi comme boursier de l’Etat. Il est ensuite élève-instituteur au Lycée Gay-Lussac, puis à l’Ecole Normale d’Instituteurs de Limoges. Clancier se marie en 1939 avec Anne et vit à Paris où sa femme prépare l’internat des hôpitaux psychiatriques. Rouffanche épouse Yolande, institutrice, en 1948. Ils vivent en Limousin. Lorsque la guerre éclate, Georges-Emmanuel a 25 ans, Joseph 17. On connaît bien le parcours de Clancier durant celle-ci, à la fois ses études de lettres à Poitiers et Toulouse, ses rencontres avec divers auteurs et sa participation au comité de rédaction de la revue Fontaine, dirigée par Max-Pol Fouchet, qui publie à Alger les textes des écrivains de la Résistance – parmi lesquels Eluard – qu’il lui transmet clandestinement. Fontaine s’impose comme « le porte-parole de la résistance intellectuelle » (selon Louis Parrot), aux côtés de Poésie 40 puis de Confluences. En janvier 2012, dernier représentant vivant de la Résistance poétique, Clancier a témoigné sur France Culture à propos de cette épopée : « bombardements sur le maquis par la Royal Air Force des numéros de Fontaine avec les armes et les vivres, Rencontre de Lourmarin (1941) entre écrivains de la résistance, débats passionnés entre tenants d’une poésie de guerre et partisans d’une poésie qui n’a de cesse de chanter, même sous les coups, débat, encore, autour du numéro de Fontaine consacré à « La poésie comme exercice spirituel », livré en pleine occupation allemande… »[3]. Si, comme je l’ai montré[4], les deux guerres mondiales sont évoquées dans l’œuvre de Rouffanche, le jeune homme qu’il était alors ne s’est pas engagé, d’une manière ou d’une autre, durant le deuxième conflit mondial. Après la guerre, Georges-Emmanuel Clancier est chargé des programmes de Radio-Limoges, travaille au Populaire du Centre, fonde avec Rougerie et Margerit la revue Centres, puis s’installe à Paris en 1955 où il devient secrétaire général des comités de programmes de la Radio Télévision Française. Sa carrière d’écrivain est par ailleurs lancée : en 1970, il reçoit le prix des Libraires pour L’éternité plus un jour, reçoit l’année suivante le Grand Prix de l’Académie Française puis, en 1974, Serge Moati réalise Le Pain noir. En 1992, il reçoit le Goncourt de la poésie pour Passagers du temps. Je m’arrête là : cet itinéraire littéraire est bien connu. Joseph Rouffanche, quant à lui, devient professeur certifié de Lettres modernes ; au collège de Chasseneuil dans les années 1950, à Cognac, puis, à partir de 1961, successivement aux Lycées Gay-Lussac et Auguste Renoir à Limoges, jusqu’à sa retraite en 1982. Il participe aux comités de rédaction des revues Sources, de Gilles Fournel, Promesse puis O.R.A.C.L. de Jean-Claude Valin, rejoint la revue Friches de Jean-Pierre Thuillat en 1983, devient le « compagnon de route » des revues Analogie puis L’Indicible frontière que j’ai eu le plaisir de diriger entre 1985 et 2007. En 1985, il soutient à Paris X – Nanterre une thèse de doctorat d’Etat à propos de Jean Follain. Contrairement à Georges-Emmanuel Clancier, il n’écrit que de la poésie, publiée chez divers éditeurs, parmi lesquels Seghers et Rougerie. En 1951, Debresse publie son premier recueil, Les Rives Blanches. En 1958, son recueil Elégies limousines reçoit le Prix Saint-Pol-Roux ; en 1962, le Prix Anne Van-Qui pour Dans la boule de gui. Dans le jury de ce prix doté d’un million d’anciens francs : Georges-Emmanuel Clancier, qui écrit à son sujet dans Le Populaire du Centre du 23 juin 1962 : « …nous avons eu la joie de décerner le Prix […] à Joseph Rouffanche, ce poète limousin dont le talent plein de fraîcheur et de musique est bien digne du pays de Bernart de Ventadour et de Giraudoux. »[5] Philippe Soupault – également membre du jury – s’exclame alors : « Rouffanche, un nom qu’on n’oubliera pas. »[6] En 1984, Rouffanche obtient le Prix Mallarmé pour son anthologie Où va la mort des jours. Clancier était membre de l’Académie Mallarmé depuis 1978.

Cette mise en parallèle pour montrer que dès les années 1930, et surtout après la guerre, Clancier fut dans un réseau que l’on pourrait qualifier trivialement de « porteur » : amical, parisien et médiatique, devenant d’ailleurs en 1976 président du Pen-Club français ou, quatre ans plus tard, vice-président de la commission française pour l’UNESCO. Rouffanche demeurant – par choix sans doute – en Limousin, certes correspondant avec diverses personnalités saluant son œuvre, comme Gaston Bachelard, Jean Cassou, Robert Sabatier ou André Beucler, mais ceci à distance. Et si Rouffanche est publié par René Rougerie – éditeur prestigieux et Limousin –, Clancier poète l’est, à partir de 1960, par le Mercure de France puis par Gallimard.

 

Si on regarde maintenant le sort réservé aux deux poètes en Limousin ou par des Limousins – hormis, pour Clancier, ce moment fort de communion régionale autour de l’adaptation du Pain noir par Serge Moati en 1974 –, il y a bien sûr la publication du Journal parlé de Clancier par Rougerie en 1949 (René en publiera deux autres, en 1952 et 1995), Rouffanche voyant son Deuil et luxe du cœur paraître chez le même éditeur en 1956, puis quatre autres en 1965, 1988, 2000 et 2004.

Il faut attendre la publication d’un numéro spécial de la revue Poésie 1, à l’automne 1980, pour qu’un hommage soit rendu, grâce à Jean-Pierre Thuillat qui collecte les textes et rédige l’introduction, à neuf poètes limousins contemporains, parmi lesquels Clancier et Rouffanche, placés dans une partie intitulée « Permanence du lyrisme ». Thuillat qualifie le premier d’ «exilé fidèle » et lui consacre dix pages, dont la présentation, un portrait photographique et divers textes dont aucun n’est inédit. Rouffanche a droit à huit pages avec trois inédits. En 1984, Clancier est au sommaire du n°5 de la revue Friches fondée par le même Thuillat. Rouffanche est pour sa part publié dans le numéro 7/8 puis dans le n°36, comme « grande voix contemporaine ». Vient ensuite, en 1997, l’anthologie de Joseph Rouffanche finalement publiée – après onze années de gestation dont je ferai prochainement l’historique – par Les Cahiers de Poésie Verte de Jean-Pierre Thuillat : 12 poètes, 12 voix(es), une anthologie critique précédée d’un essai pessimiste à propos de la poésie intitulé Une crise profonde. Les auteurs ici honorés sont – par ordre alphabétique – : Blot, moi-même, Clancier, Courtaud, Delpastre, Laborie, Lacouchie, Lavaur, Mazeaufroid, Peurot, Rouffanche – le poète se consacrant  64 pages à la troisième personne, ce qui fut diversement apprécié par la critique, par exemple Le Matricule des Anges[7], seules 39 pages étant rédigées à propos de Clancier. Je reviendrai plus loin sur le regard de Rouffanche à propos de la poésie de Clancier. Le dernier poète abordé dans le livre étant Thuillat. On peut noter également la participation, à partir de 1992, de Georges-Emmanuel Clancier à la revue des Amis de Robert Margerit dont il a été fondateur l’année d’avant avec Suzanne Margerit; dans son numéro 3, en 1999, la journaliste Danielle Dordet publie un entretien avec Clancier à propos de Margerit. En 2000, le numéro 4 évoque les souvenirs de jeunesse des deux écrivains, puis l’on retrouve Georges-Emmanuel Clancier au sommaire d’autres volumes, en particulier en 2004 comme poète étudié par Adelaïde Russo, de l’Université de Baton Rouge en Louisiane. Ce n’est qu’en 2007 que les Cahiers Robert Margerit s’intéressent à Rouffanche, avec un texte de Maryse Malabout. D’une manière générale, il faut d’ailleurs noter que les goûts de cette publication en matière de poésie sont plutôt « classiques » – le seul autre poète que l’on retrouve en dehors de Clancier et Rouffanche à avoir été salué par ce dernier dans son anthologie étant, dans le n° 14, de 2010, Alain Lacouchie, né en 1946. En 2008, le Centre régional du livre du Limousin publie un Guide de balades littéraires en Limousin – entre littérature et tourisme – qui propose notamment une promenade à travers les lieux de Clancier dans la région. En 2008 paraît mon ouvrage aux Ardents Editeurs, où je consacre une notice à ceux qui écrivent dans la famille Clancier : Georges-Emmanuel, Anne, Sylvestre, Jacqueline, Juliette et Agnès – ce qui me vaut d’ailleurs une belle lettre de remerciement de Georges-Emmanuel et une de Robert Laucournet, alors président des Amis de Robert Margerit – et je propose une autre notice consacrée à Rouffanche, que je range parmi les poètes « oiseleurs ». Un an plus tard, les Editions Alexandrines proposent une Balade en Limousin sur les pas des écrivains, coordonnée par le journaliste et poète Georges Châtain et préfacée par Claude Duneton. Cette fois, c’est le bibliothécaire et poète bellachon Pierre Bacle – lui-même publié par Rougerie – qui rend hommage à Clancier et Jean-Pierre Thuillat à Joseph Rouffanche – dont je livre pour ma part un portrait photographique devant les roses de son jardin à Landouge. Pierre Bacle note à cette occasion avec justesse que « c’est peut-être finalement sous sa forme lyrique que l’identité limousine de Georges-Emmanuel Clancier s’exprime avec le plus de force. »[8] Dans son analyse de l’œuvre de Rouffanche, Thuillat montre que le Limousin du poète « n’est pas celui, viscéral et charnel, d’une Marcelle Delpastre ou d’un Georges-Emmanuel Clancier […] Chez Rouffanche, nous sommes dans un pays en grande partie intériorisé. »[9]

En ce qui concerne les manifestations et hommages en Limousin, en 1966, le Centre Théâtral du Limousin organisa une lecture-spectacle d’œuvres de Rouffanche, et le recueil La Vie sans couronne fut présenté chez René Rougerie rue des Sapeurs à Limoges. En 1989, Laurent Chassain, du Chœur contemporain de Limoges, mit en musique un poème de Rouffanche à la crypte des jésuites de la ville, puis Michel Bruzat, ancien élève de Joseph au Lycée Gay-Lussac, mit en scène dans son théâtre de La Passerelle plusieurs textes sous le titre La cicatrice ne sait plus chanter. En 1991, j’organisai à la librairie Anecdotes de Limoges une rencontre autour de Joseph Rouffanche dans le cadre du festival des francophonies à l’occasion de la publication par Analogie du mémoire universitaire de Régine Foloppe consacré à l’émerveillement dans l’œuvre du poète[10] et c’est en avril 1999 que se tint un premier colloque universitaire consacré à Joseph Rouffanche, mais à la Bibliothèque de Bordeaux, grâce à Gérard Peylet, professeur à l’université de Bordeaux III. Trois autres ont suivi, le premier accueilli à l’Université de Limoges, consacré à « L’horizon poétique de Joseph Rouffanche »[11], s’étant tenu en juin 2011, sans toutefois la participation d’universitaires locaux comme intervenants. Les Amis de Robert Margerit ont pour leur part organisé des lectures d’extraits d’œuvres de Georges-Emmanuel Clancier et une soirée Georges-Emmanuel Clancier et Robert Margerit : une amitié indéfectible le vendredi 2 décembre 2011 à l’auditorium d’Isle.

Le samedi 25 mars 2000, dans le cadre du Printemps des poètes et en lien avec les Cahiers de Poésie Verte et la revue Friches, une soirée, qui réunit un public nombreux – dont Bernard Noël et Guy Goffette –, fut organisée à la Bfm de Limoges autour de Joseph Rouffanche et Alain Lacouchie, intitulée 2 œuvres, 2 lectures en regard, pour débattre du poétique, accompagnée par la flûtiste Elina Jeudi.

Dans une lettre qu’il m’adresse le 12 février 1987, où il fait le point sur le Comité d’Action Poétique qu’il préside et les difficultés rencontrées, Joseph Rouffanche écrit : « Tout échec de mon association […] nuit à sa crédibilité et me nuit personnellement. Clancier se décommandant la veille de sa rencontre-causerie-lecture pour raison de santé il est vrai, ça me met dans une situation impossible et ça porte un coup très dur selon moi à l’association. » J’en déduis donc – ce que m’a confirmé Jean-Pierre Thuillat – que le CAP et sans doute la revue Friches avait programmé la venue de Clancier pour une rencontre – ce dont je ne me souvenais pas.

En juin 2005, le Centre régional du livre en Limousin organisa une « Carte blanche à Georges-Emmanuel Clancier » dont Olivier Thuillas fut la cheville ouvrière. Ces sept jours en compagnie de l’écrivain et poète furent une occasion unique pour le public de découvrir ou redécouvrir son œuvre, ses goûts artistiques et littéraires et les lieux qui l’ont inspiré.

Rouffanche comme Clancier ont été à plusieurs reprises invités à « Lire à Limoges », Georges-Emmanuel déclarant, en 2009 : « Je serai encore le doyen du salon de Limoges ? J’aimerais plutôt en être le benjamin… »[12] A noter que Rouffanche a été surtout invité sur les stands des revues auxquelles il participait.

Les deux auteurs ont par ailleurs reçu la médaille d’honneur de la Ville de Limoges, Georges-Emmanuel Clancier des mains du maire Alain Rodet, sans doute en 1994, à l’occasion de ses 80 ans, à l’issue d’une adaptation du Pain noir au palais municipal des sports de Beaublanc, avec le groupe de musiciens et danseurs traditionnels L’Eglantino do Limousi[13]; Joseph Rouffanche en 2009, ici-même à la Bfm, des mains de Monique Boulestin, alors 1ère adjointe et députée de la Haute-Vienne, à l’occasion de l’hommage que j’ai organisé et auquel participèrent notamment, devant un public nombreux, soit en prenant la parole, soit en étant dans la salle : René et Olivier Rougerie, Gérard Peylet, Michel Bruzat, Paulo Barillier, de la galerie Res Reï, qui avait accueilli une lecture de Rouffanche en 1988, mais aussi les poètes Marie-Noëlle Agniau, Gérard Frugier, Alain Lacouchie, Jean-Luc Peurot ou Jean-Pierre Thuillat. Un adjoint au maire de Bujaleuf, commune natale de Joseph, était également présent.

 

J’ai cité ce qu’avait déclaré Clancier à propos du recueil de Rouffanche Dans la boule de gui. Auparavant, à l’occasion de la publication d’Elégies limousines, il avait écrit à son compatriote : « J’ai retrouvé le chant émouvant de votre poésie, ce sourire entre joie et douleur qui l’éclaire, la présence sensible de la nature (en particulier de nos rivières, de nos collines). »[14] En 1965, dans le Magazine des Arts, Clancier rend compte de La Vie sans couronne, édité par Rougerie : « ce titre un peu mélancolique couvre de beaux poèmes où nous retrouvons les qualités de finesse, de pudeur un peu précieuse, de sensibilité musicienne que nous avons déjà aimées […] Des touches légères, une résonnance parfois verlainienne, un sens du secret, l’alternance d’impressions naïves ou spontanées et de paroles énigmatiques, voilà qui donne à la poésie de Joseph Rouffanche son pouvoir discret et sûr. »[15] Ces compliments sont-ils suffisants pour Rouffanche ? Dans l’étude qu’il consacre à Clancier dans son anthologie 12 poètes, 12 voix(es)[16], en 1997, il note d’abord qu’il s’agit d’une « œuvre considérable » avant de se demander dans sa conclusion « pour combien compte le poète dans la célébrité de l’écrivain G.E. Clancier. Des signes toutefois induiraient à penser que l’œuvre poétique saluée unanimement par la critique de nombre de poètes qui comptent, est largement méconnue, y compris et peut-être surtout en Limousin, le terroir natal. » Rouffanche exprime plus loin un discret regret en écrivant : « Clancier semble incontestablement un homme de l’amitié, du moins si l’on s’en réfère à ses essais sur la poésie et au nombre de dédicataires de ses poèmes […] On l’aura remarqué, pas un poète de la province natale aimée. » Rouffanche aurait-il souhaité en être ? En tout cas, à ma connaissance, lui-même n’a dédié aucun de ses poèmes à Clancier, bien qu’il regrette dans son anthologie que les poètes limousins dont il parle ne l’aient pas fait non plus, parlant de « mélange de retenues excessives, de négligences réitérées […] sans négliger le fossé des générations. »

Dans sa notice à propos de Clancier, Rouffanche écrit qu’ « il faudrait les dimensions d’une thèse pour prétendre rendre compte des richesses de cette œuvre considérable » – rappelons qu’il a consacré la sienne à Jean Follain. Clancier lui-même a évoqué ce poète dans son essai La poésie et ses environs[17], où il s’intéresse aussi à Hugo, Mallarmé, Verlaine, Reverdy, Bousquet, Supervielle, Frénaud, Guillevic, Tardieu, Ponge, Bonnefoy, Jouve et Queneau. Lorsque on lit la thèse de Rouffanche, on constate que Clancier y est cité quatre fois : la première pour écrire qu’il relève chez Follain, comme Rouffanche, l’importance de l’image féminine[18] ; les trois autres dans la conclusion, à propos surtout du temps, de la mémoire et de la nostalgie. Un même intérêt, et plus encore, donc, chez Clancier et Rouffanche, pour le poète Jean Follain et la manière de dire ou d’estomper le temps en poésie. Gérard Peylet a mis en parallèle l’écriture du passé et de l’enfance dans les proses de Jean Follain et les poèmes de Joseph Rouffanche[19]. Rouffanche cite aussi Follain lorsqu’il s’agit d’évoquer la poésie de Clancier.

La méthode choisie par Rouffanche pour présenter les auteurs présents dans son anthologie consiste en un entremêlement subtil et serré entre citations de critiques, de lettres, de témoignages, d’autres poètes et commentaires personnels – Elodie Bouygues en a très bien analysé le propos et le fonctionnement[20]. Il observe que dans les précédentes anthologies de poésie écrites par Rousselot, Brindeau ou Sabatier, ce sont Clancier et lui qui sont le plus cités des poètes limousins, Georges-Emmanuel se taillant « normalement, légitimement, la part du lion », pour reprendre son expression. Rouffanche voit en Clancier un « poète de l’indignation, de la protestation, de la révolte, de la nostalgie, de l’ardente mélancolie et de la célébration, grand chantre limousin de l’amour de la femme… ». En le lisant, il songe aussi à Baudelaire, à Rilke.

Il faut noter que dans cette lecture croisée Clancier-Rouffanche, Anne Clancier a sa place. En effet, l’épouse de Georges-Emmanuel, psychanalyste, s’est interrogée en septembre 2000 à propos du « mythe personnel » de Joseph Rouffanche, qu’elle a cru repérer dans son poème « Fantôme à la rivière », paru dans Les Rives blanches en 1951[21]. Selon elle, ici serait la matrice de l’œuvre à venir, avec la présence des sens, des éléments, de la flore et du bestiaire, et surtout celle du temps. Anne Clancier note encore la fréquence de la couleur blanche dans l’œuvre de Rouffanche, et celle de la neige en particulier – très bien étudiée par ailleurs par Joëlle Ducos[22] -, neige de l’enfance, blanc de la page qui reste à écrire. Elle souligne enfin l’importance d’un mythe du Paradis terrestre : « C’est un paradis perdu, dont on a la nostalgie, et qui sera recréé dans et par l’écriture. »

Il convient enfin de remarquer que jamais – sauf erreur de ma part –, dans les actes des quatre colloques consacrés à Joseph Rouffanche, les différents intervenants – qui citent nombre de poètes et même de philosophes – n’établissent de parallèle avec la poésie de Georges-Emmanuel Clancier, même si, bien sûr, on pourrait sans doute trouver des convergences. J’ai toutefois fait brièvement exception dans ma communication sur le bestiaire de Rouffanche en évoquant des textes de Clancier sur la pêche et les couleuvres[23].

 

J’ai déjà évoqué l’importance capitale – bien étudiée par ailleurs – du temps, de la mémoire et, sans doute, d’une certaine nostalgie – commune aux deux poètes (Clancier parlant de nostalgie qui fascine). Dans les deux cas, donc, présence de l’enfance, l’un des thèmes très présent dans le reste de l’œuvre de Clancier à travers ses romans et ses récits autobiographiques (dans Le paysan céleste : « enfance rejaillie »). Enfance et jeunesse où la guerre est bien sûr présente, peut-être d’autant plus chez Clancier, en raison de son âge. Chez Clancier, indignation et révolte, dénonciation de « La guerre faite à l’homme/Par la bête à tête d’homme » dans Oscillante Parole (1978). Selon Rouffanche, « Clancier est un humaniste, un être fraternel sans frontières, par nature et par mission, laquelle semble bien procéder d’une vocation. D’où sa commisération pour les humbles, les exploités […] les méprisés, souvent innocentes et nobles victimes sans nom. » Une thématique qu’on ne retrouve pas, à mon avis, chez Rouffanche. Présence, en revanche, chez les deux poètes, de la femme, « toute promesse et offrande, clef d’accord et d’harmonie, territoire préféré du songe » toujours selon Rouffanche parlant de Clancier, qui voit en lui « l’un de nos poètes majeurs de l’amour ». Femme réelle et femme-poésie – peut-être plus encore chez Rouffanche que chez Clancier.

Et, bien sûr, chez les deux poètes, inspirations limousines – parfois nourries de souvenirs médiévaux, jusque dans les références communes au Trobar Clus –, mais ouvertes sur l’universel (Clancier écrit : « J’ai touché terre où surgit le monde »). J’ai cité Thuillat qui parle à propos de Rouffanche d’un pays « en grande partie intériorisé », il précise même « hautement réinventé ». Selon Pierre Bacle, «il semble que le sentiment fort d’unité qui se dégage de l’œuvre plurielle de Georges-Emmanuel Clancier provienne de cet enracinement profond au pays qui, précisément, autorise toutes les aventures dans le monde comme dans l’écriture »[24]. Si le colloque Rouffanche de 2000 avait pour titre « un poète entre terre et ciel », n’oublions pas que dès 1943, un recueil de Clancier s’appelle Le paysan céleste. Et dans ses poèmes[25], un paysage, un univers limousin est présent tout au long de l’œuvre, dont je cite volontairement des mots revenant plus ou moins souvent au fil des recueils : collines, oiseau des forêts, chevaux, chemins, herbe des lisières, prairie, landes, serpents, neige, fleurs des champs, eau vive, feuillardiers, bergères, labours, villages, forêts, terre, parfums de campagne, gel, aubépine,  pâquerettes, pies et poules, pommes, fontaines, sources, rivières et vallées, lacs, campanules, boutons d’or, vaches et taureaux, grenouille, bourdons, roc, granit, bruyère, rives, peupliers, mousse, humus, noisetier et hêtre, caves et granges, blés, écureuils, vignes, fourré, blé, grains et ivraie, loup, bœufs, abbayes, vergers et jardins, lilas, écolier de Bellac, châtaigniers, laines – je m’arrête là.

Univers limousin consacré aussi dans les Nouveaux poèmes du Pain noir, où il est question d’un « pays de douceur et de majesté. » Ailleurs, Clancier évoquant une « province fabuleuse doucement mesurée d’ailes. » Mais aussi univers industriel, avec l’ouvrier de la porcelaine, ou, lorsqu’il parle de cette route d’Ambazac que nous avons en partage : « ce faubourg noir de charbon au long des rails ». Eden de l’enfance mais aussi univers idéal troublé par le surgissement de la barbarie, par exemple à Oradour-sur-Glane. Je ne referai pas le même exercice pour Rouffanche, mais il donnerait le même résultat : Eden naturel de l’enfance pour nourrir la poésie. Dans un cas comme dans l’autre, sans doute, Terre-Mère où sont dispersées les cendres de l’enfance.

 

En conclusion de cette première ébauche d’étude comparée, je voudrais (re)dire combien Georges-Emmanuel Clancier et Joseph Rouffanche sont les deux poètes limousins majeurs – l’un de l’exil, l’autre du pays – d’au moins la première partie du XXème siècle, que je fais aller jusqu’aux années 1960 ; sans doute faudrait-il ne pas oublier Marcelle Delpastre. La poésie des deux se nourrissant d’ailleurs de cet univers provincial idyllique de l’enfance, plus tard bouleversé par les guerres. L’un comme l’autre ont une œuvre lyrique puissante et figurent incontestablement – même si Rouffanche demeure moins connu nationalement et si c’est plus lui qui a les yeux tournés vers son aîné – parmi les meilleurs représentants de ce style poétique hérité d’ailleurs des poètes limousins médiévaux.

Je voudrais dire aussi combien, comme poètes (et bien sûr comme écrivain pour Clancier), ils ont contribué aussi à la fabrique de l’identité régionale limousine qu’étudient aujourd’hui les historiens et qui revêt divers aspects. Michel Kiener a montré comment on avait, en quelque sorte, « inventé » le pays limousin entre 1850 et 1950[26], en valorisant par exemple les « ruines, rocs, gorges sauvages et cascades, Millevaches âpre et romantique, villes aux relents de Moyen Âge », puis, plus tard, dans les années 80, le « petit patrimoine » : « bonnes fontaines, fours et clédiers, lavoirs, croix de carrefour » – autant d’éléments, de lieux, que l’on retrouve dans l’œuvre des poètes Rouffanche et Clancier, sans parler des multiples références à l’histoire ancienne ou contemporaine. Pas étonnant donc que Georges-Emmanuel soit présent sur le site touristico-littéraire Géoculture donnant à voir le Limousin envisagé par les artistes – avec 11 occurrences –, plus surprenant en revanche que Joseph n’y soit pas encore, mais ce n’est plus sans doute qu’une question de temps !

Enfin, que l’on me permette d’oser cette proposition à propos de mon illustre prédécesseur sur les bancs du Lycée Gay-Lussac : qu’un jour cette belle médiathèque de Limoges porte le nom de Georges-Emmanuel Clancier…

 

Laurent Bourdelas

 

Derniers ouvrages parus : L’Ivresse des rimes (Stock, 2011, Prix Jean Carmet), Alan Stivell (Editions Le Télégramme, 2012).

[1] Les Ardents Editeurs, postface de Pierre Bergounioux.

[2] A. Mounic, Entretien avec Georges-Emmanuel Clancier, « passager du temps », 28 septembre 2008, site temporel.fr

[3] Site de l’émission « La Fabrique de l’Histoire », d’Emmanuel Laurentin, sur le site de France culture, 10 janvier 2011.

[4] « Présence de l’histoire dans l’œuvre de Joseph Rouffanche », in L’horizon poétique de Joseph Rouffanche (direction : Elodie Bouygues), PULIM, 2011, p. 30-33.

[5] Cité dans J. Rouffanche, 12 poètes, 12 voix(es), Cahiers de Poésie Verte, 1997, p. 426.

[6] Texte de 4ème de couverture de J. Rouffanche, Dans la boule de gui, Grassin, 1962.

[7] T.G., « 12 poètes, 12 voix(es), de Joseph Rouffanche », in Le Matricule des Anges, n°23, juin-juillet 1998.

[8] « Clancier, une présence, des évidences », in Balade en Limousin sur les pas des écrivains, Editions Alexandrines, 2009, p.230.

[9] « Joseph Rouffanche entre terre et ciel », in Balade en Limousin…, p. 247.

[10] « Joseph Rouffanche », Analogie, n°24/25/26, Limoges, 1991.

[11] PULIM (direction Elodye Bouygues), 2011.

[12] Supplément au Populaire du Centre du 3 avril 2009, p.25.

[13] Je remercie Valérie Lavefve et Olivier Thuillas pour leurs informations, ma mémoire ayant été défaillante.

[14] Cité sur la 4ème de couverture de J. Rouffanche, Où va la mort des jours, ORACL – édition, 1983.

[15] Idem, p. 441.

[16] p. 153 à 176, où nous puisons les citations ou analyses.

[17] Gallimard, 1973.

[18] J. Rouffanche, Jean Follain et la passion du temps, Rougerie, 2001, p. 289, et, pour les autres références : p. 465, 473, 477.

[19] in L’horizon poétique de Joseph Rouffanche, Pulim, 2011, p. 35.

[20] « La poésie comme état critique de la langue », in L’horizon poétique de Joseph Rouffanche…, p. 61.

[21] A. Clancier, « A l’orée de la poésie Le mythe personnel de Joseph Rouffanche », in Joseph Rouffanche et la poésie post-surréaliste : un poète entre Terre et Ciel, Eidôlon, Université Michel de Montaigne Bordeaux 3, n°56, septembre 2000, p. 179.

[22] « Mais où sont les neiges d’antan… », in Joseph Rouffanche et la poésie post-surréaliste…, p.135.

[23] « Le cœur animal. Bestiaire de Joseph Rouffanche » in L’espace du cœur dans l’œuvre de Joseph Rouffanche, Edidôlon, Université Michel de Montaigne Bordeaux 3, n°76, mars 2007, p. 129.

[24] Balade en Limousin…, p. 231.

[25] Les poèmes cités sont extraits de Le Paysan céleste suivi de Notre part d’ombre et d’or, Poésie/Gallimard, 2008.

[26] « Aux sources de l’Amour : L’invention du pays limousin 1850-1950 », in Le Limousin, pays et identités (coll.), Pulim, 2006, p. 326 à 347.

 

 

03 Juil

Histoire du théâtre à Limoges (10)

Le Théâtre de La Passerelle, miroir de l’humain (c) L. Bourdelas

En 1987, Michel Bruzat crée le Théâtre de La Passerelle dans un ancien entrepôt de fourreur, au 4-6 de la rue du Général Du Bessol, près du Champ de Juillet. Il fut élève de Pierre Valde (1907-1977), qui joua d’ailleurs La Dévotion à la croix d’après Pedro Calderón de la Barca, dans une adaptation d’Albert Camus, au Grand Théâtre de Limoges en 1967. Nous avons vu qu’il participa aussi à l’aventure du C.D.N. de Laruy. Dans son petit théâtre aujourd’hui disposé en arène, il a réalisé avec talent environ 80 mises en scène d’auteurs allant de Tchekhov à Voltaire, de Molière à Diderot, de Gogol à Sophocle, de Beckett à Philippe Léotard, de Copi à Genet. Formateur en milieu scolaire et au Conservatoire, il a su faire émerger plusieurs comédien(n)es sur la scène locale et nationale, qui ont continué ou non à se produire avec lui. Il a également ouvert son théâtre à divers créateurs : musiciens, conteurs, danseurs, poètes. Bruzat est d’ailleurs très attaché à la poésie et à ceux qui l’écrivent, comme Jean-Pierre Siméon, directeur artistique du Printemps des poètes, dont il a adapté des chansons ou des textes comme le Stabat mater furiosa avec Angélique Ionatos. Homme révolté, sans doute, il a toujours évoqué la possibilité de repartir sur les routes mais il est en fait très bien dans son théâtre, rendez-vous d’un public exigeant, désireux à la fois d’être ému, bouleversé jusqu’aux larmes mais aussi prêt à rire et à réfléchir.

Lorsqu’à l’automne 2017, des fonctionnaires de la culture s’en sont pris à cette belle Passerelle, j’ai écrit ceci:

            Quand un rond-de-cuir s’en prend au Théâtre de La Passerelle

            Sans doute que Georges Courteline aurait adoré monsieur François Deffrasnes, directeur du pôle création et industries culturelles à la Direction régionale des affaires culturelles de Nouvelle-Aquitaine ! Peut-être Georges Feydeau l’aurait-il mis en scène dans l’un de ses vaudevilles mais surtout, Gustave Flaubert en aurait fait l’un de ses personnages de roman, à la Bouvard et Pécuchet… Peut-être monsieur le directeur du pôle création et industries culturelles sait-il vaguement où se situe Limoges (Molière en parle dans Monsieur de Pourceaugnac…). En écoutant la radio, il a entendu plusieurs fois que des entraîneurs de foot avaient été limogés. Alors il doit se dire que c’est vraiment un trou perdu, cette ville ! Dans cette bourgade obscure, il y a – comme il le dit [1] – un « théâtre de proximité » (on imagine que dans sa bouche, c’est un peu comme une estrade pour les spectacles de kermesse paroissiale). ll affirme péremptoirement : « selon nos critères, il n’est pas considéré comme un théâtre de création. » Et c’est en cela que monsieur le directeur du pôle création et industries culturelles est – pour rester poli – totalement ridicule. Alors comme ça, lorsque la DRAC Limousin a été supprimée, en même temps que la Région Limousin, par un trait de plume présidentiel, les dossiers et les coupures de presse concernant La Passerelle se sont perdus ? Plus aucune trace des nombreuses et ambitieuses créations pleines d’émotion, de beauté et d’intelligence de Michel Bruzat depuis les années 1980 ? Plus rien à propos de ses accueils divers et variés ? Disparus les articles de la presse régionale, nationale et internationale, les souvenirs d’Avignon, les labellisations du Printemps des poètes de Jean-Pierre Siméon, les différentes générations d’élèves et d’apprentis comédiens formés, révélés, les auteurs contemporains encouragés ? Comme cela est étrange ! Il faut vraiment que monsieur le directeur du pôle création et industries culturelles soit mal informé pour qu’il ne sache rien de toute cette magnifique histoire culturelle et humaine ! Sa conseillère l’aurait-elle mal renseigné ? Monsieur le directeur du pôle création et industries culturelles ne saurait-il sincèrement pas que l’on a même vu dans ce beau théâtre des créations bien plus affriolantes qu’à la Comédie Française (je me souviens ainsi d’un Bourgeois gentilhomme poussiéreux en tournée au grand théâtre municipal et d’un autre, bien plus réussi, à La Passerelle, mais je pourrais multiplier les exemples !) et même qu’au C.D.N.L. ?

Monsieur le directeur du pôle création et industries culturelles, en tout cas, est très sérieux, et il emploie une jolie formule gendarmesque pour préciser ses propos : Michel Bruzat doit « rentrer dans les clous ». C’est vrai quoi, il a raison monsieur le directeur du pôle création et des industries culturelles, un metteur en scène, un directeur de théâtre, un artiste, et toute la cohorte des comédiens, poètes, musiciens, écrivains avec qui il travaille et crée depuis trente ans, c’est fait pour « rentrer dans les clous ». Foin de fantaisie ! « Rentrer dans les clous », vous dis-je, et, alors, « il pourra prétendre à une subvention ». Peut-être pourrait-il faire aussi une petite courbette devant monsieur le directeur du pôle création et des industries culturelles, ça ne serait pas plus mal !

 

[1] Le Populaire du Centre du vendredi 13 octobre 2017.

 

***

 

 

Il faut mentionner également que Limoges fut/est le lieu de diverses expériences théâtrales professionnelles ou amatrices avec Urbaka, festival de rue créé par Andrée Eyrolle, le Caf’teur, lieu de spectacle étudiant, le théâtre étudiant de La Balise créé en 1980, la Compagnie Asphodèle (avec l’auteur Joël Nivard), qui vit je jour en 1977, la Compagnie Les Pieds dans les étoiles (Pascale Fermon, Hubert Lartigue), et bien d’autres. Dans les années 80, le futur réalisateur Damien Odoul créa la Ligue d’Improvisation Théâtrale du Limousin. Ville de théâtre, Limoges bénéficie aussi du dynamisme des clubs théâtre des établissements scolaires.       

24 Juin

Histoire du théâtre à Limoges (9): La Compagnie Fievet-Paliès

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A la suite de la venue de Pierre Debauche, une nouvelle compagnie est créée à Limoges par Claudine Fievet (nom de plume : Louise Doutreligne) et le metteur en scène Jean-Luc Paliès, en 1984. Parallèlement, ils fondent l’association culturelle L’Influence, qui organise et participe à des évènements pluridisciplinaires (expositions, rencontres, écritures, publications, par exemple avec la revue Analogie, ateliers d’improvisation, actions de formation).

Les spectacles sont beaux, salués par la critique régionale et nationale, parmi lesquels : Teresada’, à la cathédrale de Limoges (en sept tableaux, la vie intérieure et extérieure de Teresa D’Avila), Petit’ Pièces Intérieures (les cheminements d’une femme vers l’amour) auxquelles répond Crocq’ d’amour à domicile, les Amants Magnifiques (Molière – Lully), superbe spectacle plus tard repris au Théâtre de l’Athénée, Saint-Just et l’invisible, dans le cadre du Bicentenaire de la Révolution Française. Dans la salle de l’ancien tribunal de Limoges est joué un Voyage érotique en littérature française et Inquisitions. Dominique Basset-Chercot est aussi de cette aventure limougeaude, tout comme le musicien Alain Labarsouque – et également une costumière de grand talent : Jacqueline Brochet.

Mais les Fievet-Paliès non plus n’ont pas de lieu et décident de quitter Limoges après huit années. Ils reviennent cependant jouer au C.D.N.L. : Don Juan d’origine, de Louise Doutreligne d’après Tirso de Molina, Jardins de France, et la magnifique Carmen la nouvelle, écrite aussi par Louise Doutreligne, d’après la vie et l’œuvre théâtrale, romanesque, épistolaire, archéologique et académique de Prosper Mérimée et ses doubles. Christine Rosmini y est excellente.

En 1987 est créée la Ligue d’Improvisation du Limousin, constituée à partir des ateliers hebdomadaires d’improvisation d’Influence, confiés à Damien O’Doul. Peu de temps après, la « LILI » devint indépendante et j’eus la chance d’en être le vice-président. Elle se produisit dans des ambiances survoltées, notamment au Centre culturel Jean Moulin de Limoges, affrontant des équipes venues de la France entière. La tradition voulait que le public puisse jeter des pantoufles sur les comédiens qu’il ne jugeait pas assez performants !

17 Juin

Histoire du théâtre à Limoges (8): le C.D.N.L. après Laruy et jusqu’à aujourd’hui

Pierre Debauche au Festival des Francophonies, Jardin d’Orsay – à droite derrière la plante: Louis Longequeue, sénateur-maire, Monique Blin, future directrice du Festival

(c) L. Bourdelas

 

De 1983 à 1985, Pierre Debauche prend la direction du Centre Dramatique National du Limousin. Deux années seulement en Limousin, mais pour une formidable impulsion au théâtre de sa capitale. Né en 1930 à Namur, Pierre Debauche est un homme de théâtre, comédien, metteur en scène, poète, chanteur et directeur de théâtre franco-belge, qui a enseigné au Conservatoire de Paris avec Antoine Vitez puis dirigé le Théâtre des Amandiers. Le C.D.N.L. est alors une compagnie théâtrale… sans théâtre qui lui soit propre et qui doit donc trouver pour chacun de ses spectacles un lieu approprié ; c’est cette difficulté qui – paradoxalement – fait son charme. Ainsi, le midi, peut-on écouter de la poésie au Théâtre de la Visitation ; ainsi, le Serment sur la mort de Bossuet prend-il tout son relief à l’église Sainte-Marie, L’île aux esclaves ou La fausse suivante de Marivaux au château de Ligoure ; ainsi la troupe joue-t-elle à Expression 7.

Le dynamisme de Debauche (accompagné par la revue Par Cœur) provoque un véritable engouement, d’autant plus qu’il crée à Limoges le Festival des francophonies, dont la première directrice est Monique Blin, qui résume parfaitement les choses : « actuellement en plein  essor théâtral, le Limousin vit des expériences nouvelles et son ouverture culturelle en fait le juste lieu d’ancrage d’un évènement de portée internationale ». Pour Debauche – dont la conférence de presse de présentation se déroule dans une véritable euphorie –, il s’agit « d’inventer des fraternités nouvelles » permises par la langue française. La première édition accueille des metteurs en scène, comédiens, artistes, venus du Cameroun, du Canada, de Côte d’Ivoire, de Suisse, de Bretagne, de la Réunion, de la Martinique (dont le Théâtre de la Soif  Nouvelle, encouragé par Aimé Césaire et Debauche qui signe la mise en scène, présente Othello). La Faculté des Lettres et Sciences Humaines – en particulier Jean-Marie Grassin – s’associe au festival. Dès le début de l’aventure, des rencontres, des ateliers, diverses manifestations, sont organisés. Béatrice Castaner, devenue secrétaire générale du Festival, par ailleurs écrivain, s’est souvenue pour moi : « 1984 : avoir vingt ans à Limoges ! Le bonheur, puisqu’à cette date commence une aventure théâtrale hors du commun, portée par un homme qui soulève des montagnes : Pierre Debauche. Et sous mes yeux éberlués de jeune étudiante en art dramatique, je vois, je touche, je parle avec des femmes et des hommes venus d’autres continents. Je partage des journées, des soirées, des nuits entières avec ceux et celles, qui, avec leurs mots, me font toucher du bout de leur pensée une manière différente de concevoir le monde. Pensée d’un ailleurs qui se développera tout au long de ma vie. »

Arlette Téphany et Pierre Meyrand succèdent à Pierre Debauche à la tête du C.D.N.L. qu’ils baptisent « La Limousine », clin d’œil à la vache rousse emblématique de la région. Ils bénéficient de l’ouverture d’un théâtre tout neuf, au Ciné-Union, sauvé grâce à la mobilisation de l’association « Sauvegarde du Ciné-Union » alors que les coopérateurs avaient obtenu un permis de démolir de la part de la mairie. Parmi tous ceux qui se mobilisent : Ellen Constans, ancienne députée, adjointe au maire chargée de la culture, ainsi que les nouveaux directeurs du C.D.N. Le maire Louis Longequeue finit par entendre raison et le projet de construction d’un théâtre avenue du Général-Leclerc est abandonné. L’architecte Yves Lejeune (qui travailla avec Pierre Debauche), conçoit une salle de 400 places, avec des fauteuils verts – couleur habituellement bannie des théâtres par superstition. Le 20 novembre 1989 (après la visite du ministre de la culture Jack Lang un mois auparavant) nous eûmes donc la joie d’assister à la soirée d’inauguration, en présence de diverses personnalités. En dix ans, La Limousine fidélisa environ 5 000 abonnés (contre 700 à leur arrivée), avec un théâtre à la fois de qualité et populaire, dans l’esprit de Vilar (dont la fille Dominique jouait régulièrement à Limoges). A l’occasion du « Printemps des granges », ils se produisent aussi en milieu rural. En 1995, pour Les affaires sont les affaires, d’Octave Mirbeau, La Limousine obtient trois Molières : celui du meilleur acteur (Pierre Meyrand), du décor et du théâtre public. Mais le ministre de la culture Jacques Toubon a déjà choisi de les démettre, malgré la mobilisation de leurs spectateurs. La Limousine cède la place au Théâtre de l’Union. Arlette Téphany a bien voulu me livrer quelques réflexions : « Pierre Debauche, notre prédécesseur, avait déjà réveillé les notables culturels autour de la situation de ce C.D.N. sans salle de théâtre et chichement subventionné. Nous avons pu développer cet intérêt et fortifier ainsi l’action du Centre. Au cours de nos années de direction, outre la construction de ce beau théâtre, avec ateliers décors, costumes, notre équipe créait 3 spectacles par an qui allèrent jusqu’à 18 ou 20 représentations, une ou deux coproductions, plusieurs accueils de compagnies pour 4 ou 5 représentations. Nous avons présenté plusieurs de nos spectacles à Paris ou en I.D.F., toujours salués par la presse et le public. Nous en avons également tourné plusieurs en régions. Nous avons amplifié Le Printemps des Granges, en jouant 2 spectacles dans 4 fermes du Limousin pendant les mois de juin. Enfin, notre souci du public (pour La Vie de Galilée de Brecht, par exemple, 160 animations assurées par Pierre Meyrand, nos comédiens et moi-même) et notre désir « d’élargir le cercle des connaisseurs » (encore Brecht !) a porté ses fruits : à notre arrivée nous avons trouvé 500 adhérents, à notre départ, nous avons atteint 5000 abonnés. Au Théâtre, il me semble que l’action du C.D.N., ses progrès, son impact sur la population, loin d’écraser les autres structures, les ont aiguillonnées […] A noter la création de l’option Théâtre au Lycée Limosin, où j’ai été la 1ère intervenante aux côtés de professeurs principaux. Évolution générale de l’offre culturelle qui, tout naturellement répondait à une demande accrue, dont nous avons été peut-être un peu les éveilleurs […] Les médias également – presse écrite, radios, TV – ont multiplié à travers tout le Limousin reportages, réflexions, critiques sur l’ensemble des activités culturelles. Ils furent  de puissants leviers de communication pour  La Limousine ».

C’est le metteur en scène roumain Silviu Purcarete qui prend en 1996 la direction du C.D.N.L., et le rebaptise Théâtre de l’Union. Il abandonne alors le Théâtre Bulandra à Bucarest – c’est un artiste internationalement reconnu, qui vient de présenter Ubu Rex avec des scènes de Macbeth (Jarry-Shakespeare) et Titus Andronicus au Festival d’Avignon. Je me souviens d’un théâtre exigeant, visuel, contemporain, audacieux. À Limoges, il crée L’Orestie d’après Eschyle, Les Trois soeurs d’Anton Tchekhov, Dom Juan de Molière ; il coécrit avec Dick MacCaw et met en scène De Sade (a sad story) dans le cadre de Bologne 2000, ville européenne de la Culture (tournée en France, Italie, République tchèque, Allemagne). Il met en scène à l’automne 2000 La femme qui perd ses jarretières d’Eugène Labiche et crée au printemps 2001, Têtes d’Afarit grillées sur lit de mort et de poivrons, inspiré du livre des Mille et une nuits. Il crée parallèlement pour d’autres scènes, Songe d’une nuit d’été de Shakespeare au Norske Teatret à Oslo, joué à Limoges en 2001. Malgré la grande qualité de son travail, le courant ne passe pas vraiment avec le grand public et le nombre d’abonnés baisse. Purcarete quitte la ville en 2002 – en lui léguant toutefois l’Académie, installée au Mazeau, à Saint-Priest-Taurion (longtemps lieu des fêtes du Parti Communiste local), qui forme de jeunes comédiens.

Parisien originaire de Tulle, en Corrèze, Pierre Pradinas succède à Silviu Purcarete de 2002 à 2014 – le ministre de la culture Frédéric Mitterrand l’ayant reconduit. Il a fondé la Compagnie du Chapeau Rouge à la fin des années 70 (avec Catherine Frot, Yann Collette, Thierry Gimenez, Alain Gautré), avant d’occuper des postes de formateur ou de directeur. Sa mission fut ainsi résumée par L’Express :  « Refaire le plein de public. Telle est la mission du nouveau directeur, qui devra concilier exigence et bonne humeur ». Son théâtre, sans doute plus populaire et divertissant que celui de son prédécesseur – ce qui ne l’empêche pas d’aborder de grandes questions ou même des sujets d’actualité – convient mieux, semble-t-il, au public limougeaud. Parmi ses créations remarquées : L’Enfer d’après Dante, Maldoror d’après Lautréamont (avec le formidable comédien David Ayala), ou bien encore Fantomas revient ! de Gabor Rassov. Pradinas s’est entouré d’une troupe d’amis, parmi lesquels Romane Bohringer, qui a joué à plusieurs reprises sur les planches de son théâtre, par exemple du Labiche, ou son frère Simon Pradinas, plasticien. Diverses rencontres, débats ou manifestations ont aussi été organisées à L’Union.

En juillet 2014, Jean Lambert-Wild a été nommé pour succéder à Pierre Pradinas le 1er janvier 2015. Le communiqué du Ministère de la Culture indiquant : « Jean Lambert-Wild, metteur en scène, auteur, acteur, performer, scénographe dirige le Centre dramatique national de Caen depuis 2007. Il présente pour le Centre dramatique du Limousin un projet novateur et fédérateur, réunissant auprès de lui Marcel Bozonnet, Lucie Berelowitsch, David Gauchard et Nathalie Fillion en tant qu’« artistes-coopérateurs » aux esthétiques et aux parcours complémentaires. En témoigne la multiplication des propositions de collaborations sur des projets innovants et des ambitions à partager avec le Festival des Francophonies en Limousin, l’Opéra ou le Pôle National des Arts du Cirque de Nexon, mais également des collaborations inédites avec le Frac Limousin ou l’université. En outre, le CDN ouvrira un espace de débat sur les perspectives et identités de la langue française, ainsi qu’un endroit dédié à la critique théâtrale. Pour l’Académie, école supérieure professionnelle de Théâtre du Limousin, abritée au sein du C.D.N., Jean Lambert-Wild souhaite développer les coopérations pédagogiques en région et à l’international, proposer de nouvelles modalités d’insertion ainsi qu’un festival des écoles. Attaché au territoire et à son histoire, il développera les capacités de production du théâtre en coopération avec les réseaux régionaux, nationaux et internationaux, il favorisera l’accueil des spectacles en séries, le dialogue entre les générations et la construction de la parité. »

 

10 Juin

Histoire du théâtre à Limoges (7): Joël Nivard évoque son parcours et Asphodèle (inédit)

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(c) France3/Culturebox

Un groupe de comédiens (dont ma compagne) fait l’apprentissage du métier d’acteur au Théâtre Ecole du C.D.N.L. (Centre Dramatique National du Limousin) alors dirigé par Jean Pierre Laruy et décide de se prendre en main et de monter une troupe de théâtre, la Compagnie Asphodèle est née, avec pour devise la phrase de Chaplin : « Nous sommes tous des amateurs, nul ne vit assez longtemps pour être autre chose ». En 1985, elle créée son premier spectacle : Dedans, adaptation d’un roman d’Hélène Cixous.

Après avoir publié deux romans, Loser en 1983 aux éditions Denoël et On dira que c’est l’été, deux ou trois jours avant la nuit chez Albin Michel en 1986, la Compagnie Asphodèle m’amène à orienter mon écriture vers l’art dramatique. J’écris une première pièce : Que le spectacle continue avec pour thème le maccarthysme en 1986, mis en scène par Sylvie Nivard, suivront Limoges, avril 1905, mise en scène par Eve Doe Bruce, comédienne au Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine, jouée au Marché Broussaud en avril 1988, reprise en 2005 dans une mise en scène de Patric Saucier, metteur en scène Québécois et Salle des pas perdus interprétée dans la Gare des Charentes en 1989 et dans la gare des Bénédictins. Il y aura bien sûr Les chroniques du trolley d’abord en mars 2007, T’avais qu’à prendre le trolley et en 2010 : Allez zou, revoilà le trolley qui auront été vus par plus de 3000 spectateurs.

Je manque de culture pour me reconnaître des maîtres, mais j’ai toujours recherché à écrire un théâtre populaire dans lequel se côtoient l’émotion et la comédie. Jamais gratuit.

Dans ces années-là, la vie culturelle et théâtrale était riche. Le C.D.N.L. offrait la possibilité à des gens venus de tous horizons de bénéficier d’une formation d’acteur et de jouer devant un public dans le magnifique lieu qu’était la Chapelle de la Visitation. Dans le cabaret théâtre « L’échappé belle », on pouvait découvrir les débuts de Font et Val, de Romain Bouteille, du duo Dominique Desmons et Marie Françoise Rabetaud ; et naissance de 2 lieux incontournables dans la vie culturelle limougeaude : Expression 7 avec la Compagnie Max Eyrolle en 1984 et La Passerelle en 1987. Tandis que les Tréteaux de la terre et du vent proposaient du théâtre en milieu rural.

J’ai continué « ma vie d’artiste », écrit une vingtaine de pièce de théâtre, toutes créées à Limoges par la Compagnie Asphodèle dont 6 on été publiées chez le courageux éditeur Jean Louis Escarfail et sa maison d’édition « Le Bruit des Autres ». Je suis revenu au roman noir mais je garde toujours une plume pour le théâtre qui présente l’avantage pour moi d’un travail collectif, quand celui de romancier est solitaire. J’ai besoin de ces deux écritures. Je suis très proche de la création de la Compagnie Asphodèle (avec ma femme) qui propose depuis presque 30 ans, une création par an et dont la dernière Deux semaines après l’éternité texte (Prix de la SACD en 2006) et mise en scène de Patric Saucier a été jouée à Québec en février 2013 par la Compagnie Asphodèle. C’est une compagnie dont les membres fondateurs sont toujours là, depuis le début. Avec le même état d’esprit. La même envie. Et nous [avons créé] en mars 2014, une nouvelle pièce originale On est bien peu de chose, à l’Espace Noriac.

Un bon moment, lorsque Asphodèle a joué Dedans dans la salle de répétition de la Cartoucherie de Vincennes, devant les comédiens du Théâtre du soleil, d’Ariane Mnouchkine et l’auteur du texte Hélène Cixous. Le repas qui s’en suivit, sous les arbres de la Cartoucherie, cuisiné par Ariane Mnouchkine qui répétait : L’histoire terrible et inachevée de Norodom Sihanouk et qui nous avait préparé un menu cambodgien. Un moins bon, lorsque nous avons participé à la finale de FESTEA (Festival de théâtre amateur) à Tours en novembre 2004 et qu’un membre du jury m’a demandé ce que représentait pour moi : « la dramaturgie des costumes… » J’en suis resté sans voix.

Le luxe, c’est de pouvoir jouer dans le confort de lieux adaptés. L’Espace Noriac à Limoges fait partie de ceux-là, mais nous avons également défendu nos créations à Expression 7 ainsi qu’à La Passerelle, toutefois, si « la famille théâtre » est vaste, elle reste relativement cloisonnée et le théâtre amateur et le professionnel se côtoient assez peu. Le texte Limoges, avril 1905 a toutefois inspiré Timothée François de l’Académie, Ecole supérieure Professionnelle de Théâtre du Limousin, et a fait partie de la programmation du Théâtre de l’Union 2014.

Le théâtre, c’est le spectacle vivant. Et chaque représentation est une nouvelle émotion. Un nouveau risque. Une aventure humaine, collective. L’avenir est sans doute très préoccupant pour les structures, la précarité des techniciens, des comédiens dont les statuts s’érodent. Il faut avoir beaucoup de folie pour se lancer dans cette aventure, mais c’est de cette déraison là que se bâtissent les rêves.

27 Mai

Histoire du théâtre à Limoges (6): Expression 7

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Max Eyrolle (c) Expression 7

En 1977, Max Eyrolle crée Expression 7. Corrézien d’origine (il dit : « ce n’est pas la Corrèze qui m’a marqué, c’est la qualité de la vie de mon enfance »), alors professeur de lettres et d’histoire, c’est d’abord un poète remarqué pour son « lyrisme baroque ». Son recueil Soleils de contrebande paraît aux Editions de Saint-Germain-des-Prés : « la poésie – dit-il –, c’est un peu louche, c’est un soleil qu’on va chercher un peu en contrebande. » La sienne est portée lors de spectacles par des chanteurs, des comédiens, des musiciens – il obtient une distinction de l’Académie du disque Charles-Cros. En 1975, il a écrit – avec Alain Labarsouque – les chansons (Sud-Ouest parle de « goualantes ») des « Mystères de Paris » mis en scène au Centre théâtral du Limousin par Jean-Pierre Laruy, d’après Eugène Sue : « Les mystères de Paris/C’est la valse du viol,/C’est la valse du crime/L’histoire au vitriol ». Parmi les comédiens de la troupe : Andrée Eyrolle et Michel Bruzat, futur créateur du théâtre de La Passerelle. Max Eyrolle écrit ensuite, pour les Tréteaux de la terre et du vent (où joue sa sœur), le texte d’une veillée-spectacle sur les problèmes de la vie en Limousin au milieu des années 70 : Mandragore. Spectacle beaucoup vu dans les campagnes et à Limoges à l’occasion de la « Quinzaine occitane » en 1976 – à l’époque où les associations et les militants occitans étaient très actifs. En 76 toujours, Max Eyrolle écrit certaines des chansons de « Mistero Buffo » de Dario Fo, pour les Tréteaux – elles sont interprétées par Jan dau Melhau. Il confie avoir écrit 400 ou 500 chansons – et a même reçu un prix à Cognac. Les journalistes locaux le qualifient encore de « poète corrézien ». Toujours pour la troupe itinérante, il arrange « Village à vendre » de Jean-Claude Scant, conseillé par Pierre Maclouf, pour « limousiner » le texte en y ajoutant même certaines scènes. En 1977, L’Echappée Belle accueille durant trois semaines « J’Elle », (paru aux Editions de l’Athanor, qu’il signe sur place), interprété avec talent par sa sœur Andrée, dans une mise en scène de Daniel Gillet : poésie, atmosphère envoûtante, musique et sons répétés de Jacques Viteau. Le spectacle est repris deux ans plus tard avec Andrée Eyrolle et Patrick Michaelis (et Dominique Bassset-Chercot aux lumières). Centre-France n’hésite pas à écrire alors que « la silhouette somptueuse et mélancolique de Max plane un peu sur toute la vie culturelle du Limousin» et Le Populaire du Centre publie son portrait par Yannick Combet, (éternelle) cigarette dans une main, candélabre dans l’autre. Ce statut de poète lui pèse et le conduit progressivement à ne plus publier. En août 1976, il annonce la philosophie qui inspira la création d’Expression 7 : « nous nous intéressons particulièrement aux nouvelles orientations que prend l’expression artistique en général (notamment aux Etats-Unis) dans les domaines aussi variés que la danse, la musique, le théâtre. Cet intérêt se traduit, pour l’instant, par une recherche théorique qui, je pense, pourra déboucher au cours de l’année sur une réalisation théâtrale… ». A l’origine du projet, avec Max : Daniel Gillet, Dominique Basset-Chercot et Philippe Brezinscki. En voyant Gillet travailler la mise en scène (jusqu’en 1982), Eyrolle a quelques années plus tard le désir de le faire également (avec Laser Light en 1979). Durant plus de trente-cinq ans, Expression 7, qui s’installe au 20 rue de la Réforme en 1981 après un an de travaux (les locaux appartiennent à la famille Ab), explore avec constance et cohérence deux voies créatives : l’une autour de l’écriture de Max Eyrolle, auteur d’environ 25 pièces – dont Les nouvelles d’Inadieu ou La mélancolie des fous de Bassan ; l’autre en adaptant les grands textes du répertoire classique et contemporain, avec notamment tendresse et passion pour les auteurs russes et Steinbeck. Les mises en scène s’appuient sur un espace travaillé en collaboration avec des plasticiens (associés à la création des décors et des costumes ; exposés ; créant parfois sur scène, comme la peintre Frédérique Lemarchand), sur la continuité du mouvement des comédiens, avec une attention particulière à la danse contemporaine – Eyrolle étant d’ailleurs l’un des initiateurs de Danse Emoi en 1987 et accueillant régulièrement des chorégraphies (on se souvient de « L’Enfer » de Daniel Dobbels, autour de Matisse et du désir). La recherche d’une émotion est aussi une base du travail. Durant de nombreuses années, des ateliers théâtraux sont animés à Expression 7 par Andrée Eyrolle (1984-1990, avec des stages d’été sur l’Île de Vassivière) puis Denis Lepage et Gérard Pailler (1990-1993), enfin Jean-Paul Daniel et Gérard Pailler. Des interventions ont également lieu à destination des scolaires et des personnes handicapées. Parfois, les comédiens partent sur les routes, les parvis ou au pied des châteaux médiévaux (comme à Châlucet où je les invitai), inspirés par Dario Fo pour leurs « Jongleurs de juillet. Max Eyrolle, qui s’est toujours souvenu avoir été accueilli par Charles Caunant à L’Echappée Belle, a lui-même ouvert son théâtre à de nombreux artistes et compagnies ainsi qu’à divers festivals, dont Danse Emoi ou les Francophonies. Il a également accordé une place importante à la poésie, avec, par exemple: une performance de Michèle Métail (OULIPO) en 1985 ; « Poésie en liberté » (choix de textes contemporains avec la Limousine) ; « Romans courts » de Jean Mazeaufroid ; la venue d’Alain Borer pour évoquer Arthur Rimbaud ; « Eloge de la pleine lune » : chaque soir de pleine lune, un poète contemporain venant, en 1987, lire ses textes : Bernard Delvaille, Lionel Ray, Jean-Luc Parant, Charles Juliet, Michel Deguy, Bernard Noël et Julien Blaine ; des lectures de poètes d’Amérique Latine ; en 2008, le collectif Wild Shores y a proposé La Calobra. Il faut aussi se souvenir de la venue de Lionel Rocheman pour un spectacle où s’exprimait à merveille l’humour juif. La musique a également trouvé sa place sur la scène d’Expression 7 avec divers concerts, en particulier de jazz, mais aussi de musique contemporaine et même occitane, par exemple avec Payrat et Combi. Des rencontres et débats divers y ont été organisés, de Pasolini aux rythmes scolaires. Des films projetés. Des photographies et des toiles exposées. Tout ceci fait d’Expression 7 un lieu culturel à la fois essentiel, vivant et très plaisant de la ville de Limoges. Lorsque je demande à Max Eyrolle quel regard il jette sur son parcours, il me répond : « Mélancolique ! […] Cette notion du temps qui passe est très présente, plus peut-être que dans d’autres lieux. Quelquefois, je me retrouve tout seul, la nuit dans le théâtre et je me demande même si une seule pièce a existé ! » Les souvenirs de nombre de comédiens passés par son beau théâtre-écrin flottent doucement dans l’air, celui, aussi, d’un bal vénitien donné en 1985 pour fêter le carnaval, avec des comédiens, les danseurs Dominique Petit et Anne Carrié ou les rockeurs de Quartier Louche.

08 Mai

Mai 68, et moi et moi émois…

« Le vrai rêveur est celui qui rêve de l’impossible »

Elsa Triolet, Mille regrets.

 

J’avais six ans et j’étais beau, blond aux cheveux presque blancs, yeux bleus, clairs, et j’étais maigre, aux côtes saillantes – enfant qui ne voulait pas beaucoup manger, qui stockait la viande dans sa bouche, avant de la recracher en cachette dans la poubelle. C’était à Limoges, dans le quartier de la cathédrale sans flèche, dans un appartement où j’habitais avec maman, qui ne travaillait pas pour s’occuper de moi, et papa, qui conduisait des machines à vapeur et peut-être déjà à diesel. Chaque matin, au moment d’aller à l’école du boulevard Saint-Maurice, mon ventre se tordait étrangement, je vomissais presque immanquablement devant une boucherie peinte en rouge à l’angle d’une rue ouvrant vers la place Jourdan. La bouchère (ou la charcutière ?) m’apportait alors sur le trottoir un verre d’eau, peut-être sucrée, pour faire passer le goût âcre et me redonner du courage ; puis, je repartais vers l’école, tenant la main de maman, un manteau sur ma blouse à carreaux, une casquette anglaise sur mes cheveux courts, en pantalon ou en culotte courte.

A la maison, un midi, mon grand-père Marcel, qui n’avait plus son magasin de vin place des Bancs, était venu manger, sans mamie Rose, et il avait coupé en deux l’assiette en porcelaine à carreaux bleus et blancs en même temps que son beefsteak.

A la radio, on entendait souvent une chanson des Moody Blues qui parlait, je crois, de draps blancs en satin. Je ne me souviens pas de Salut les copains ! sur Europe 1. Je n’avais pas entendu le nom de Saïgon, ni de Martin Luther King, je ne savais rien du Sinaï. Mais déjà, pendant l’hiver, il était question de grèves de cheminots. Est-ce que je savais ce qu’étaient les cheminots, que mon père en était un ? Il prenait ses affaires, m’embrassait, me disait : « Je vais faire un petit tour de persil », il sortait, et puis il ne revenait que le soir ou le lendemain, sentant le savon de la douche du dépôt. Moi, je lisais le Journal de Nounours grand format, que maman m’avait acheté à la maison de la presse le samedi en fin de matinée. 1,50 francs, tout en couleurs, les histoires de Philippine, de Nounours, de Nicolas et Pimprenelle, les coloriages, l’abécédaire, les jeux, les aventures de Poudre de riz et celles de Couic le caneton… en attendant Pif gadget un peu plus tard. Dans la rue, nous étions plusieurs à crier, sur les trottoirs en rentrant de l’école : « Pompidou, des sous ! » sans savoir qui était Pompidou. Mon père m’apprenait à siffler devant la bibliothèque, chez nous, peut-être même qu’il me parla de la fusée Véronique que l’on venait de lancer depuis la base spatiale de Kourou.

Lorsque j’étais sage, nous descendions le mercredi soir chez nos voisins, Madame et Monsieur Lereclus, qui avaient un poste de télévision, pour regarder La Piste aux étoiles, de Gilles Margaritis, sur la première chaîne de l’O.R.T.F. : Roger Lanzac était un Monsieur Loyal qui me faisait rêver, avec son chapeau haut-de-forme, comme tous les artistes réunis au Cirque d’hiver de Paris, comme la musique de l’orchestre de Bernard Hilda. Parfois aussi, j’allais voir le clown Kiri et sa petite troupe de cirque : Laura l’écuyère, Ratibus le chat, Pip’lett la perruche et Bianca la jument. Le lendemain, c’était jeudi, il n’y avait pas école ! Monsieur Lereclus, un ancien facteur, m’amenait parfois avec lui au grenier, soulevait des couvertures, faisant apparaître ses canaris dans leur cage, qui se mettaient à piailler. Sa femme était grosse ; je l’aimais beaucoup.

La radio chantait de plus belle, et les vinyles tournaient sur l’électrophone gris. Je mimais des play-back en tenant un manche à balai. Mes parents m’achetèrent un harmonica jaune. Je me souviens de : « Elle m’a dit d’aller siffler sur la colline… » par Joe Dassin, « Comme un garçon j’ai les cheveux longs » par Sylvie Vartan, de la flûte de « Paris s’éveille » et aussi de l’ « Alouette alouette » de Gilles Dreu, un grand type moustachu, et de « la cavalerie » par julien Clerc. Et puis il y avait ces chansons que j’aimais vraiment beaucoup, mais dans une langue que je ne comprenais pas : « Hello Goodbye » chanté par quatre jeunes hommes un peu étranges, habillés en longues tuniques roses, bleues ou jaunes, et « Rain and tears » par les Aphrodite’s Childs. Et puis un jour, ma fiancée, Patricia, qui avait douze ans, m’offrit mon premier 33 tours, celui de Johnny Halliday, et je devins un rocker du Cours Préparatoire. Patricia avait de longs cheveux, s’habillait en robe blanche et me jouait du piano chez elle – j’en étais éperdument amoureux.

« Kili watch

Kili watch

Kili watch

Kili kili kili kili watch watch watch watch

Keom ken ken aba

Depuis deux jours je ne fais que répéter

Ce petit air qui commence à m’énerver

Oui! Kili kili kili kili watch watch watch watch

Keom ken ken aba

C’est contagieux car au lieu de dire bonjour

Mes voisins en me croisant chantent à leur tour

Kili!

Kili watch! »

 

L’hiver, nous étions allés chez nos cousins à Strasbourg où les gens parlaient une drôle de langue. Noël dans la neige, dans les illuminations, sur la luge de bois. J’étais effrayé d’entendre le nom de cette spécialité : les poussins à la Wantzenau. Le soir, lorsque nos parents nous laissaient à la baby sitter pour aller dîner en ville, je les imaginait dévorant les pauvres petits volatiles, sans doute aussi jaunes et mignons que les canaris de Monsieur Lereclus. Je triais tous les ingrédients du riz cantonais dans mon assiette pour en manger le moins possible, ce qui énervait la femme de mon parrain. Bruno, mon cousin, était vietnamien ; je ne savais pas pourquoi mais, visiblement, il ne ressemblait pas à ses parents, avec sa peau brune et ses yeux bridés. Ils ont tous eu la varicelle, mais pas moi.

Il y a une photo où je fais des crêpes dans une petite poêle, dans la cuisine, avec maman et son amie Andrée, ma marraine, pour la chandeleur. Je suis tiré à quatre épingles, comme toujours.

J’étais dans une école que j’allais bientôt quitter mais je ne le savais pas. J’apprenais à lire, à écrire, à compter, avec un instituteur barbu en blouse. Nous étions entre garçons. J’en ai peu de souvenirs ; seulement, je crois, celui du maître prévenant mes camarades que j’allais subir une intervention chirurgicale : une hernie, ou quelque chose d’approchant. Je ne me souviens que de la salle d’opération, de la grande lampe au-dessus de moi, tout petit, et de l’horrible masque pour m’endormir. Je me souviens de papa venant m’offrir Le Pied-Tendre, une aventure de Lucky Luke auparavant parue dans Spirou. Et puis de ma convalescence à La Gaillardie, chez un colonel, le père de Patricia et de sa sœur Liliane, et son épouse allemande – qui essayait, en vain, de me faire manger en tenant mon couteau à droite. La propriété était une pisciculture en pleine campagne limousine. Est-ce cette année-là que nous sommes descendus, une nuit, par une échelle accolée au balcon, avons pris la barque et sommes allés jusqu’au milieu du grand étang ? Les truites venaient manger les morceaux de pain jusque dans mes mains.

En mai, je sentis mes parents plus fébriles. Il faisait beau. Une certaine agitation était perceptible, un frémissement de l’air, peut-être. Des paroles étranges entendues à la radio. Par exemple que Pépée, la femelle chimpanzé de Léo Ferré, était morte. Ou bien qu’il y avait des barricades à Paris. Mais je ne savais pas qui était Léo Ferré, ni ce qu’était une barricade. La ville semblait en vacances. Mon père rentrait plus souvent – je finis par comprendre qu’il ne travaillait plus. Il faisait des « piquets de grève » ; ça, je comprenais ce que cela voulait dire : là où il travaillait, près des voies de chemin de fer, il enfonçait des poteaux de bois dans le sol. A quoi cela pouvait-il bien servir ? Avec ses copains, il avait accroché un grand drapeau rouge après le paratonnerre de la gare des Bénédictins. C’était joli. Il y avait beaucoup de monde dans les rues. Les trains étaient arrêtés. Nous allions préparer nos vacances à Bidart, avec un ami de la même promotion que mon père, qui vivait à la campagne. Ce que je savais, c’est qu’ils avaient commencé à travailler à 14 ans. Michel avait une femme, Marie-Thérèse, que nous appelions Tété, et trois enfants : Marc, Christian, et surtout Claire, alors adolescente qui s’occupait de moi. Leur belle maison était au-dessous des voies de la ligne Limoges-Ussel, mais il n’y passait plus de trains. On parlait de partir en vacances mais on disait aussi qu’il n’y aurait plus d’essence pour mettre dans les réservoirs des voitures ; nous, nous passions de la deux-chevaux à l’Ami 6. Moi, j’apprenais à faire du vélo et yves Montant chantait « A bicyclette ». C’était un temps de bonheur inquiet.

Je ne comprenais rien aux conversations et aux mots entendus, je crois : « … Accords de Grenelle, C.G.T., C.R.S., Baden-Baden, gouvernement populaire, Charles de Gaulle, Chienlit, Champs-Elysées, Sorbonne, Odéon, baccalauréat, bombe à hydrogène… »

Nous sommes partis en vacances à Bidart, il y avait de l’essence pour les réservoirs. Mon père me raconta que c’était un ancien port de chasseurs de baleine. La seule dont je me souvienne, c’est celle échappée d’un parapluie qui me fit mal à l’œil. Les vagues étaient immenses, je les observais les pieds dans l’océan, le corps malingre et bronzé. Elles me faisaient perdre mon maillot de bain. Dans le lointain, les surfeurs se souvenaient du film Le Soleil se lève aussi. Je m’inquiétais que l’on veuille me faire déguster du saucisson d’âne. J’entendais vaguement parler de militaires de l’autre côté de la montagne, en Espagne. Mes parents parlaient de leurs amis républicains exilés. Les macareux moines et les pingouins torda semblaient bien étrangers à l’effervescence du monde. Des hommes vêtus de blanc, une chistera attachée à la main, envoyaient des pelotes rebondir sur les rontons des villages. Nous mangeâmes du ttoro : rougets grondins, queue de lotte, congre et langoustines, moules de bouchot, légumes, vin blanc sec et huile d’olive. Plus tard, viendraient les cures à La Bourboule, pour soigner mes rhinopharyngites, mes pauvres maladies d’enfant fragile. Je commençais à écrire des poèmes dans des cahiers à grands carreaux. Face à la garde civile, mon père prenait des airs de contrebandier.

Il fallut rentrer, déménager, changer d’école.

Mon père et tous les autres reprirent le travail. Mais le drapeau rouge est demeuré fiché quelque part dans leurs cœurs. Sheila chantait : « Long sera l’hiver ». C’était prémonitoire : il dure encore. Ma tête est en flocons.

 

Extrait de Le Roi de La Vallée, Editions Gros Textes, 2011.

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