24 Fév

La belle et juste adaptation d’A la ligne de Joseph Ponthus par Michel Bruzat à Limoges

Le Théâtre de La Passerelle accueille depuis toujours des textes de poètes. Il sert magnifiquement les puissants Feuillets d’usine de l’écrivain disparu il y a un an et le public apprécie.

Le metteur en scène a fait le choix, en adaptant le livre, de privilégier les pages à propos des usines de poisson et autres fruits de mer, plutôt que celles sur l’abattoir, ce qui n’enlève rien à l’esprit du texte, parfaitement servi par les comédiens Pierre-Yves Le Louarn et Fabiana Medina. En transformant en dialogue le monologue initial, Bruzat le rend plus théâtral et donne aussi à entendre la voix des ouvrières. Ceux qui – comme moi – connaissaient à la fois l’auteur et le texte avant d’avoir vu ce spectacle ne peuvent que saluer la manière dont il donne à entendre (et à voir) ce poème-récit, texte poétique et politique, comment il en révèle la force, la beauté, la profondeur, l’émotion et l’humour. Le parti pris de faire entendre quelques chansons interprétées par les comédiens et l’excellent accordéoniste Sébastien Debard est particulièrement à propos, pour au moins deux raisons : que ce soit le work song des esclaves noirs d’Amérique ou les chants des penn sardin de Douarnenez ou de Port-Louis (que connaissait bien Joseph), la musique a toujours accompagné les travaux difficiles et aidé les travailleurs à tenir (d’ailleurs, Ponthus montre comment le fait de ne plus pouvoir chanter est une défaite). Ici, Johnny Hallyday, Véronique Sanson (superbement chantée par Fabiana), Barbara, et surtout Charles Trénet, sauvent littéralement. Comme la littérature et la poésie, fréquentées assidument par Joseph depuis hypokhâgne : Aragon, Rabelais, Thierry Metz, Apollinaire, Hugo, Alexandre Dumas, La Bruyère et tous les autres. Ponthus n’hésite pas à comparer le travail à l’usine à la guerre des tranchées et les ouvriers aux gueules cassées de 14, peintes par Otto Dix. Et tandis que Guillaume Apollinaire rêvait à Lou, Joseph songe à son amour, Krystel (et à leur chien Pok-Pok), qu’il a rejointe à Lorient – ville où il n’a pas trouvé de travail dans ses cordes, ce qui l’a obligé à rejoindre les lignes de production. Bruzat sait montrer cet amour avec délicatesse, le temps d’une danse douce (sur La mer) ou d’une étreinte une rose à la main. Mourir d’aimer, est-il écrit sur un mur… Omnia vincit amor écrivait Virgile.

Cette mise en scène judicieuse – accompagnée par les lumières pertinentes de Franck Roncière – donne à entendre la critique violente de Ponthus de la cadence imposée (le terrible égouttage du tofu), de l’emploi intérimaire, de l’autoritarisme patronal, du travail qui brise les corps et l’esprit (quand on ne peut décrocher même pendant les courtes pauses ou le week-end), et peut conduire à une quasi folie ou à l’alcoolisme, à l’abus de tabac ou de drogue. Pas étonnant que Bruzat envisage la montée vers le plafond des cirés nécessaires (c’est humide et il fait froid) comme celle des habits des mineurs du Nord. Germinal n’est pas loin. Ni même les fabriques de porcelaine limougeaudes de 1905. Mais la beauté est aussi présente, celle du texte et des images, les gants de travail se transformant en poissons – grenadiers ou chimères au nom décidément poétique. L’esthétique du spectacle semble parfois sortie de la peinture montrant la Bretagne, si riche et si variée : l’océan de Maxime Maufra à la Pointe de Beg-an-Hébrellec, Sardinerie à Concarneau par Peter Kröyer, Débarquement du thon par Alfred Guillou, ou si moderne Débarquement de la sardine par Fernand Daucho en 1967. Mais, à aucun moment, Bruzat ne tombe dans la « bretonnerie ».

L’auteur a de la tendresse pour ses camarades de galère, qu’il n’exonère pas de leurs faiblesses – parfois du racisme, parfois de l’homophobie, parfois du syndicalisme « grande gueule », de l’excès de rhum ou de la volonté d’en faire moins. Mais l’écrivain sauve tout le monde par son humanisme et sa compréhension de la condition ouvrière. Accompagné par des notes d’accordéon parfois stridentes, parfois discrètes mais le soulignant, le texte de Joseph Ponthus apparaît dans toute sa poésie acérée. Bruzat le montre d’ailleurs écrivant, tel qu’il était, avec sa grande carcasse et sa marinière, la clope au bec. Il souligne aussi sa grande dignité : ne pas choquer les camarades en arrivant en taxi quand on est en retard, se réjouir en se comparant aux nobles marins-pêcheurs, ne pas critiquer le copain qui l’irrite car lui aussi, sans doute, a irrité dans son existence… Il sous-entend la solidarité. Il montre enfin Ponthus en route vers une « rédemption », débarrassé de la psychanalyse et des médicaments, peut-être par le travail manuel, sans doute par l’amour.

C’est un spectacle à la fois sombre et joyeux, poétique et musical, politique lorsqu’on voudrait nous faire croire que la classe ouvrière n’existe plus, qui montre des hommes et des femmes parfois cassés mais aspirant à rester debout, qui va de pair avec le prix Eugène Dabit du roman populiste qu’obtint l’auteur parmi d’autres. Une nouvelle fois à La Passerelle, c’est un spectacle qui illustre parfaitement ce que doit être le théâtre : ce qui nous émeut, nous émerveille et nous fait penser.

 

Laurent Bourdelas, RCF Limousin. 24 février 2022.