19 Jan

Le poète arédien Jean-Pierre Thuillat, fondateur et directeur de la revue Friches, est décédé

Jean-Pierre Thuillat chez lui, au Gravier de Glandon (Haute-Vienne)

devant ses chênes renversés par la tempête de 1999 (c) L. Bourdelas

J’ai fait la connaissance de Jean-Pierre Thuillat, né en 1943, grâce au numéro spécial de la revue Poésie 1, dont le secrétaire de rédaction était Alain Breton, dont il avait réalisé le dossier à propos des poètes du Limousin, d’expression française et occitane. C’était en septembre-octobre 1980, mais je l’avais lu après, avec plaisir et intérêt.

J’ai connu Jean-Pierre lorsque j’avais une vingtaine d’années et que j’étudiais en hypokhâgne au lycée Gay-Lussac de Limoges. Avec mon amie Pascale Michelon (Vezzano), nous avions découvert une affichette dans une librairie de Limoges faisant appel aux poètes – or, nous écrivions tous les deux de la poésie. Un autre de nos amis, dont le pseudonyme était Jean-Pierre Nivôse, professeur dans un lycée professionnel, auteur également, se joignit à nous lorsque nous décidâmes de rencontrer le poète arédien, professeur d’histoire et géographie à Châlus, occitaniste, passionné d’histoire médiévale, qui envisageait de créer une revue de poésie, vite baptisée Friches, avec sa maison d’édition des Cahiers de Poésie Verte. Pascale et moi partîmes en moto à sa rencontre, à Glandon, près de Saint-Yrieix-la-Perche, où il habitait. Jean-Pierre avait alors quarante ans. C’était un homme affable, qui allait se révéler d’une opiniâtre volonté persévérante. Il était à l’écoute, en particulier des jeunes que nous étions.

(c) L.B.

Sous sa conduite bienveillante, nous mîmes au point cette publication dont le principe ne devait guère changer en une quarantaine d’années, chaque livraison proposant habituellement un dossier avec une approche et des inédits d’un poète majeur (la « grande voix contemporaine ») – le premier étant Jacques Réda – et donnant à découvrir d’autres auteurs connus ou moins connus, parfois débutants (ce que nous étions finalement à l’époque). Des articles de fond, des lectures de recueils récents, des informations pratiques ou des entretiens venant compléter le tout. Le tout avec une maquette simple, en blanc et vert, avec des œuvres d’artistes contemporains. Je me souviens parfaitement du jour où nous attendions avec impatience, au Sully, cours Jourdan, Jean-Pierre de retour de l’imprimerie, qui nous apporta les premiers numéros. Quelle joie et quelle fierté ! Le numéro 2 serait quant à lui composé de poèmes d’enfants. Les choses commençaient et ne s’arrêteraient pas. Il fallut convaincre des libraires, des journalistes (qui rechignaient un peu), trouver des acheteurs, des abonnés… Organiser des réunions, participer à des manifestations, aux premières éditions de « Lire à Limoges », le salon du livre municipal (la « fête des ânes », selon Rougerie…). l’équipe initiale fut bientôt rejointe par d’autres, en particulier Joseph Rouffanche, flamboyant, tout auréolé de son Prix Mallarmé 1984. Jean-Pierre fut malade, un temps, et nous inquiétâmes pour lui, mais la vie triompha. En 1988, il me fit le grand plaisir d’éditer mon recueil Océans citadins, qui fut mis en scène ensuite par Philippe Labonne avec la comédienne Patricia Clément. Je présidais alors aux destinées d’une autre revue, Analogie, qui serait suivie par L’Indicible frontière, qui publièrent à leur tour les beaux poèmes de Jean-Pierre – c’est l’époque, jamais oubliée, où il m’écrivit qu’il me considérait un peu comme son « petit frère ». Plus tard, le poète Alain Lacouchie rejoindrait l’aventure et deviendrait une autre cheville ouvrière de Friches. Tous les deux ans, la revue organisait et publiait le Prix Troubadours.

Le poète Alain Lacouchie (c) L.B.

Au tout début de « Lire à Limoges », le stand des revues Friches et Analogie, avec Philippe Nicot, Laurent Bourdelas et Joseph Rouffanche (c) L.B.

 

En janvier 1997, les Cahiers de Poésie Verte publièrent l’anthologie critique de Joseph Rouffanche 12 poètes, 12 voix(es), précédée de l’essai Une crise profonde (Blot, Bourdelas, Clancier, Courtaud, Clancier, Delpastre, Laborie, Lacouchie, Lavaur, Mazeaufroid, Peurot, Rouffanche, Thuillat). Une signature fut organisée en plein air place de la Motte par la librairie Page et Plume et un dîner organisé au restaurant Le Trolley.

Fin connaisseur de l’histoire arédienne, Jean-Pierre soutint un D.E.A. en histoire médiévale, sous la direction de Bernadette Barrière, avant de livrer chez Fanlac une magistrale biographie de Bertran de Born, le seigneur-troubadour injustement voué à l’enfer par Dante. En 2018, il publia également chez Fédérop une belle anthologie du troubadour.

 

         » (…) En 1976 parut son deuxième recueil : Verglas du bonheur aux Éditions Saint-Germain-des-Prés, dont le titre reprenait l’un de ses vers d’adolescence : « …de l’amour à fabriquer/sur des verglas de bonheur… » Toute sa poésie était déjà bien là, lyrique, avec ses feuilles et ses herbes, ses arbres et ses oiseaux, avec la mer et les « inoubliables frémissements des étoiles/par nuits sans lune» et cette volonté de chanter l’aimée, comme jadis les troubadours, ses yeux, « chaque coin » de sa peau. En 2003, Thuillat donna une belle suite à ce premier recueil : Où l’oeil se pose, Verglas du bonheur (II) chez Fédérop, dédié à celle qu’il aime et aux autres qui composent pour lui « le trouble fondamental: l’Univers féminin ». Il s’y livrait à de beaux « arpèges du désir », inspiré par les yeux toujours, les cuisses nacrées, la pointe drue des seins, et les gestes de la femme, celle sans qui, dans le jardin, « [ses] verglas de bonheur/ [ne] pèseraient/ que plumes », car le poète dit aussi la peur de la perte.

Jean-Pierre Thuillat a aussi dit, dans sa poésie, le souci de retrouver l’enfance, la mémoire, le terroir : c’était en 1982 dans Le Désert en face, poèmes pour un pays perdu, suivi de Introduction à la solitude de l’arbre (Traces et Cahiers de Poésie Verte, Le Pallet/ St-Yrieix-la-Perche) ; on y lisait, en songeant parfois au Breton Paol Keineg, l’automne et la glèbe, le mystère des landes, l’avertissement des chênes, la volonté d’être « en marge/d’un monde de marchands », la recherche des souffles et des signes, l’hommage aux animaux, le souvenir immémorial d’une civilisation paysanne. Ce n’est pas pour rien qu’en 1998, le poète a livré le secret de La Recherche des cèpes en automne sous la pluie (Éd. de L’Arbre, Aisne), très beau recueil de quelques pages introduisant à la promenade contemplative et introspective, qu’il lut en public de Saint-Yrieix à Port-Louis dans le Morbihan.

L’alpha et l’oméga de la vie ont aussi inspiré Jean-Pierre : en 1987, il publia les Mémoires d’avant-naissance, où il se proposait avec originalité, virtuosité et tendresse de dire la vie embryonnaire, de donner même une âme à l’être se formant doucement au creux de la mère — reprenant là peut-être involontairement la doctrine chrétienne : « Puis ce furent les ultimes mues/les perfectionnements de dernière minute/les fignolages… » ; un beau texte à la fois archaïque et moderne, écrit par un père après la naissance de son fils Emmanuel, en 1969-70. Et puis vint le sombre de la maladie, pour le poète jeune encore, qui nous fit à tous craindre le pire, magnifiquement conjuré plus tard dans Le Versant d’ombre (Éd. L’Arrière-Pays, 1996) : « La blessure cicatrise, un sursis t’est donné. Ta vie a d’autres traces à creuser dans la neige. » Comme chez Jean Maison, la nature, l’amour, la poésie, sont consolation. Car il est aussi là, le travail du poète : « Tu t’accoutumes/aux rive de la mon et mesures le jour/chaque soir d’un pas différent. » Encouragé à ses débuts en écriture par Jean Malrieu ou Georges-Emmanuel Clancier, attachant poète fidèle à ses racines et à ses amours, à la poésie et au Limousin ouvert sur l’universel, Jean-Pierre Thuillat mérite qu’on le lise, à l’ombre d’un chêne. » (Laurent Bourdelas, in Du Pays et de l’exil, Un abécédaire de la littérature en Limousin, Les Ardents Editeurs, 2008).

En août 2003, Jean-Pierre Thuillat est l’invité du festival Les Littorales à Port-Louis dans le Morbihan. Il y fait une lecture de ses textes, et y présente la revue Friches, présenté par Laurent Bourdelas, directeur de la manifestation (c) J.M. Bourdelas

Repas entre amis à Port-Louis,août 2003 avec, entre autres, Alain Lacouchie, Jean-Pierre Thuillat, Laurent Bourdelas, Marie-Noëlle Agniau, Louis Dubost et Bernadette Thuillat (2ème en partant de la droite) (c) J.M. Bourdelas

Festival des Littorales, Août 2003, Ecole des Pâtis, Port-Louis:

Alain Lacouchie, Jean-Pierre Thuillat, Laurent Bourdelas et Marie-Noëlle Agniau présentent leurs derniers recueils à la presse du Morbihan (c) Le Télégramme

Deux n°1 de revues limougeaudes auxquels Jean-Pierre Thuillat a participé. Ses textes ont par ailleurs été publiés dans de nombreuses revues en France.

  

En juin 2008, Alain Lacouchie et Jean-Pierre Thuillat lisent dansles Jardins de l’Evêché, à Limoges, à l’invitation de L’Indicible frontière

(c) L.B.

 

 

Un versant de lumière : hommage au poète Jean-Pierre Thuillat et aux 20 ans de la revue Friches

 

Il y a un objet dont je ne me séparerai pour rien au monde: c’est le n°1 de la revue Friches paru en 1983 – il y a donc exactement 20 ans –, au sommaire de laquelle Jean-Pierre Thuillat avait bien voulu m’inviter, moi qui n’avais qu’une vingtaine d’années, et que nous l’aidâmes à lancer, Pascale Michelon, Jean-Pierre Nivôse et moi-même, bientôt rejoints par Joseph Rouffanche. Qui de cette première équipe aurait pu imaginer, dans le bar de Limoges où le directeur de publication nous apporta le premier numéro tout frais sorti de chez l’imprimeur, avant de nous entraîner faire la tournée des journalistes, que la revue existerait toujours vingt ans plus tard, en ce printemps 2003 ensoleillé, portée à bout de bras par Thuillat, contre vents et marées, qu’elle serait saluée dans la France entière, poursuivant son objectif initial : publier des grandes voix contemporaines et des auteurs à découvrir, ouverte à différents styles mais sans trahir son goût pour la poésie « verte », lisible et lyrique sans jamais être passéiste?

Mais c’est surtout à l’homme et au poète que je voudrais rendre hommage: l’amoureux des troubadours et de leur langue, l’Occitan, le médiéviste, le lyrique discret dont tout est résumé par le choix d’un pseudonyme qui pourrait sembler à certains la quintessence du dandysme: remplacer le s final de son patronyme par un t… Jean-Pierre Thuillat qui me dédicaçait ainsi, en mars 1984, son livre Verglas du bonheur : « en espérant que ce recueil ne sera pas le dernier en date que je puisse lui offrir… », puisque cette année fut bien noire pour lui, à tel point qu’il m’inspira le poème « l’Homme aux passiflores ». Thuillat vivait l’épreuve de la maladie, qui nous inquiéta tous. Il aurait pu écrire alors, comme Bernard de Ventadour : « Je ne vois fuir le soleil,/Tant me sont obscurcis ses rayons… » , il a composé le recueil que j’aime le plus de tous les siens: Le Versant d’ombre, qui dit cette approche douloureuse du gouffre qui nous attend tous.

Jean-Pierre Thuillat, ce roc granitique inébranlable, pas même atteint par la grande tempête de 1999, enfoncé dans sa terre limousine de tout son poids, mais dressé vers le ciel bleu et sans nuages, métaphore qui dit le poète des racines et de l’ouverture au Monde et aux autres. Jean-Pierre Thuillat, d’humeur égale, dont les emportements sont simplement à lire dans les éditoriaux de sa revue, en particulier contre les chapelles intolérantes et pseudo « modernistes » qui ont fait tant de mal à la poésie. Jean-Pierre Thuillat, donc, humble et fier à la fois, comme un paysan limousin qui trace son sillon, droit et profond, essentiel pour les récoltes à venir, qui sait aussi bien chanter l’enfant à naître que la cueillette des cèpes, qui sait écrire enfin: « Ta robe qui ruisselle/autour de tes pieds nus/dans un soupir d’ailes froissées… » L’Ami à qui je dois en partie d’être aujourd’hui ce que je suis. Mon presque voisin de la campagne limousine où nous frôle encore le souvenir de Marcelle Delpastre et de tous les poètes du Moyen Age, pour peu que l’on y prête attention.

Laurent Bourdelas, dimanche 23 mars 2003

 

Ma genèse est dans les friches

Anatole le Braz l’avait écrit: « On les répute stériles (les landes), parce qu’elles ne produisent que ce qui leur plaît et seulement au gré de leur fantaisie vagabonde. Mais quelle profusion, quelle exubérance de vie dans cette stérilité! »[1] La lande est inspiratrice en Bretagne, elle tire d’ailleurs son nom du breton lann : elle est le lieu du mystère et du fantastique, le lieu-même de l’inspiration, territoire entre le jour et la nuit, entre ce monde trop réel qui nous afflige et nous occupe, et le lieu des esprits, des apparitions, des korrigans. Le Braz le savait bien, qui écrit dans La légende de la Mort le témoignage de cette femme qui revenait du Relecq où elle avait été en pèlerinage pour un enfant mort:  « j’étais partie de très bonne heure: il ne faisait pas encore jour, mais la nuit était claire et toute pleine d’étoiles. J’approchai de Morlaix lorsque, par trois fois, je vis une robe blanche, comme en ont les anges dans les églises, traverser et retraverser le chemin devant moi. Peu après, comme j’arrivais au moulin à papier, ayant levé la tête vers le ciel, je vis trois étoiles sauter, s’écarter, laisser un grand espace vide, comme pour faire place à une autre que je ne distinguais pas. »[2] Même la mort n’a pas tout à fait prise dans la lande, lieu magique et lieu de parole par excellence.

Une phrase de Julien Gracq a précisé: « Ce n’est pas une trace fabuleuse que je viens chercher dans les landes sans mémoire: c’est la vie plutôt sur ces friches sans âge et sans chemin, qui largue ses repères et son ancrage et qui devient elle-même une légende anonyme et embrumée. » On l’imagine, cette lande, comme le sommet étrange du mont Vezzano où Vanessa entraîne dangereusement le narrateur du Rivage des Syrtes : « des ondes rapides couraient sur les herbes sèches; la sourde détonation des vagues invisibles déferlant dans les creux des falaises apportait dans le vent le bruit d’un orage lointain. Ça et là, avec la fraîcheur du soir, des bouchons de brume blanche commençaient à courir et à se bousculer au ras du sol, comme un troupeau pris de panique… on eut dit qu’avant l’heure les fantômes du soir se hâtaient de reprendre possession de la lande. »[3] La lande est donc comme le lieu essentiel de la métaphore et de la poésie, et c’est là que j’ai passé ma jeunesse – c’est là que fût ma genèse: sur la vaste lande bretonne qui court de Quiberon à Groix, là où plus tard, je devais rêver un fils, Maël.

Mais la friche n’est pas exactement une lande. Elle n’est pas son synonyme. Le mot vient du néerlandais wersch, qui signifie « terre fraîche ». C’est la terre non cultivée – les pâtis, comme au pied de la citadelle de Port-Louis, mon autre lieu d’enfance. Et la friche reste plus longtemps inculte que la jachère… Chateaubriand a évoqué ceux « qui achetèrent des terres en friche au bord du Tage » ; le poète est face à la page blanche comme face au pré à défricher, comme face à la nature et à la création à déchiffrer. Le poète-défricheur est donc jardinier, pionnier. Il est celui qui pratique l’essartage : mais se mettre à l’essart – on se souvient des nombreux entourant Ventadour – peut aussi conduire à se mettre à l’écart. Or, l’étymologie d’écart, qui remonte au Xlllème siècle, c’est l’entaille, l’incision. Et l’incise est encore poésie, puisque c’est le groupe de notes formant une unité rythmique à l’intérieur d’une phrase musicale… Le poète-défricheur est comme le moine-défricheur vivant lui aussi à l’écart, anachorète, ermite, religieux solitaire, inspiré par Dieu, comme le premier vers du poète peut l’être. Et si, comme l’a suggéré Prévert, le poète est celui qui sait faire le portrait d’un oiseau, alors autant que ce soit celui du moineau, dont le plumage est comparé au vêtement ecclésiastique. Les moineaux sont les amis de la friche, les oiseaux sont les compagnons des poètes.    J’ai arpenté longuement Vezzano, et j’y ai justement vu « des nuées compactes d’oiseaux de mer, jaillissant en flèche, puis se rabattant en volutes molles sur la roche, [qui] lui faisaient comme la respiration empanachée d’un geyser… »[4], un peu comme les mouettes de Nicolas de Staël. Guillevic en son temps l’a écrit, ce sont là « battements d’ailes de feu/Au-dessus des battements de vagues »[5], oiseaux, bateaux, vus de la lande, et il l’a dit aussi : « Si la voile bat au vent,/C’est que tout n’est pas perdu. »

Et si moi-même je me suis parfois senti « Homme désarticulé par le vent,/englué sur la lande »[6], je sais bien que c’est du défrichage que viendra la rédemption, puisque, comme l’a affirmé Lorca: « La lune est morte, morte/mais ressuscite au printemps. »[7] La lande, c’est la langue de terre, et c’est celle que je veux parler. Les poètes étant comme ces hommes dont parlait Lucrèce : « Une race d’hommes vécut alors, race des plus dures, et digne de la dure terre qui l’avait créée… Ce que le soleil et la pluie donnaient, ce que la terre offrait d’elle-même, voilà les présents qui contentaient leurs cœurs… enfin, dans sa fleur, la nouveauté du monde abondait en grossières pâtures qui suffisaient aux misérables mortels »[8], car le paradoxe est que la friche est nourrissante, puisqu’elle engage l’homme à se dresser contre sa condition et la création tout entière, pour les déchiffrer et les dépasser, c’est la révolte métaphysique dont a parlé Camus[9], celle qui aboutira à l’œuvre d’art. L’œuvre d’art, le poème, sauvant peut-être de ce « Monde terrible » où vécut le russe Alexandre Blok, qui sut ce qu’étaient la lande, la steppe et la terre: « J’ai approché l’oreille de la terre… Le printemps passera – et de la terre,/Que ton sang aura arrosée,/Un amour surgira nouveau. »[10] C’est aussi cela, défricher: verser son sang pour ensemencer la terre, c’est-à-dire imprégner la page, la rougir plutôt que la laisser blanche. Le prince-poète Imrou’l-Qays l’écrivit au Vlème siècle: « Sur le sable, l’empreinte de nos corps… »[11], et, parce que ma genèse fût dans les friches – en Limousin, on parle d’achenat –, je suis désormais comme Merlin dans la plaine déserte chanté par Guillaume Apollinaire: « La dame qui m’attend se nomme Viviane/Et vienne le printemps des nouvelles douleurs/Couché parmi la marjolaine et les pas-d’âne/Je m’éterniserai sous l’aubépine en fleurs. »[12]

Laurent Bourdelas, à Vicq-sur-Breuilh, le jeudi de l’Ascension 2003.

 

[1] Préambule au n°1 de Friches, printemps 1983.

[2] Editions Coop-Breizh/Jeanne Laffite, Marseille, 1994, p. 301.

[3] Editions José Corti, Paris, 1952,p.149.

[4] Ibidem.

[5] in Les poètes de l’Ecole de Rochefort, Seghers, Paris, 1983, p. 187.

[6] Amer et profond sillon, Editions du Pont Saint-Martial, Limoges, 2001, p. 15.

[7] Poésies II, Poésie/Gallimard, 1995, p. 74.

[8] De la nature, Garnier-Flammarion, Paris, 1964, p. 180.

[9] L’homme révolté, Paris, 1951, p. 39.

[10] Poésie/Gallimard, Paris, 2003, p. 231.

[11] in Anthologie de la poésie arabe, Phébus-Libretto, Paris, 1995, p.45.

[12] « Merlin et la vieille femme », Alcools, NRF, Paris, 1944, p. 64.