A gauche: Edouard Lecomte-Chaulet (avec, à droite, ma grand-mère et ma mère)
J’aime bien me promener place des Bancs, au cœur de Limoges, je m’y sens comme au cœur d’un village, avec le marché et les boutiques, le souvenir, aussi, des Caves du Centre que tinrent mes grands-parents maternels – magasin de vin devenu boulangerie d’un Breton qui connaît les secrets du kouign aman –, et de l’ancien Café des Girondins jadis propriété de M. Lazare, avocat n’ayant jamais plaidé. Il y a aussi la fromagerie alléchante de Marion Lachaise, l’une de mes anciennes élèves.
Mais, ces derniers temps, je suis un peu chagriné de voir que la magnifique céramique « Lecomte-Chaulet », située au n° 19, sur le trottoir de l’enseigne indépendante de vêtements Manhattan (installée là depuis 27 ans), se détériore plus ou moins. C’est imperceptible, mais pourrait devenir irrémédiable. Ce serait dommage, car ce nom est porteur d’une véritable mémoire limougeaude.
D’abord parce que, m’a appris Paul Colmar, l’origine des tissus Chaulet remonte au moins à 1903, puisque l’almanach-annuaire Ducourtieux signale ce commerce dans son édition de 1904. J. Chaulet succède à Mme veuve H. Taillefer, marchande de tissus. La boutique n’occupait alors que le rez-de-chaussée du 19 place des Bancs, elle s’agrandit par la suite avec l’annexion de locaux voisins.
Et sous l’Occupation, le mouvement de résistance Franc-Tireur s’est organisé sous la direction d’Edgar-Eugène Lecomte-Chaulet, marchand de tissus en ces lieux, avec l’aide de son fils Robert-Jean. Parmi les membres du réseau, Arsène Bonneaud, professeur à l’Ecole de médecine de Limoges révoqué par Vichy (mort en déportation à Buchenwald), secondé par Maurice Rougerie, instituteur – père de René, lui-même résistant et futur célèbre éditeur de poésie. Pierre Lavaurs, entrepreneur, gérait la réception du journal Franc-Tireur (2 000 exemplaires distribués en 1943) – ses fils Robert et Georges le rejoignirent dans la Résistance.
Pendant la guerre, mon grand-père Marcel Vinoy, en liaison avec Lecomte-Chaulet, imprimait des faux papiers dans les caves de la place, avec lesquelles son magasin de vin communiquait… Il lui arrivait même de tirer à la mitraillette sur les rats, ce qui ne s’entendait pas à la surface mais perça un jour une canalisation d’eau. Il fut même une fois effrayé par l’arrivée de la gestapo, s’enfuit par les toits, mais l’Occupant voulait… acheter du vin !
Ce n’est pas si fréquent, à Limoges, de telles céramiques colorées sur le trottoir, qu’on finirait presque par ne plus voir tellement on y habitué depuis l’enfance. Et pourtant, si flâner à travers une ville, c’est lever les yeux, il faut parfois savoir aussi les baisser. Et puis la céramique du trottoir se prolonge jusqu’à l’entrée de la boutique, dotée d’une superbe façade et d’une magnifique voûte. Continuer à préserver l’ensemble, c’est donc maintenir à la fois des souvenirs essentiels et l’un des bijoux architecturaux qui donnent tout son charme à notre ville.
(Article paru dans Le Populaire du Centre)