26 Mai

En 1969, j’étais vraiment dans la lune!


Résultat de recherche d'images pour "stylo bic 4 couleurs 1969"

https://www.ina.fr/video/PUB3212094014

 

1969, je vais entrer au Cours Elémentaire 1ère année de l’école primaire de la Monnaie, le long des voies de chemin de fer. Nous avons quitté le quartier de la cathédrale, là-bas, au-dessus de la Vienne, pour nous rapprocher de la gare des Bénédictins, et du dépôt des trains que conduit mon père. J’ai perdu mes copains de maternelle et, au mois de juin, on m’a ouvert le ventre pour m’y enlever je ne sais pas trop quoi. Peut-être que c’est cette année que nous sommes partis à Bidart, au Pays Basque, voir tous les bateaux, tous les oiseaux. J’y perdais systématiquement mon maillot de bain dans les vagues et j’avais peur de manger du saucisson d’âne, parce que moi, j’aime bien les ânes. C’est aussi cette année, que nous sommes partis quelques jours à La Gaillardie, la belle propriété d’un colonel à la retraite, ami de ma grand-mère Rose. Nous allions avec Patricia et les chiens faire de grandes promenades à travers la campagne limousine. C’était un an après les grèves où papa déploya le grand drapeau rouge au sommet du campanile de la gare. Je croyais que c’était uniquement grâce à lui que tous les travailleurs de France avaient obtenu une quatrième semaine de congés payés. Au transistor posé sur le frigo, j’écoutais, avec maman, des chansons auxquelles je ne comprenais rien : Ob-la-di, Ob-la-da ou Sympathy for the devil. On roulait en Ami 6 et le président avait de gros sourcils. Les gens criaient : « Pompidou, des sous ! ».

1969, une année qui va révolutionner le monde. Dans le petit magasin papeterie librairie de la rue Aristide Briand tenu par une dame vénérable qui passe le plancher à l’encaustique et vend les crayons à l’unité, c’est l’apparition soudaine d’un objet magique : le Bic 4 couleurs, qui nous permet de « changer de couleur d’encre sans changer de stylo » ! Jusque là, dans nos classes de garçons, on écrivait au porte-plume, avec deux couleurs d’encre : bleu et rouge. On s’évertuait à bien tracer nos lettres sur les lignes et les carreaux, sans faire de tâches, et l’on utilisait des buvards pour sécher nos exercices. Au tableau, le maître écrivait chaque matin la « morale » du jour : « Je dois respecter ma famille et mes camarades ». De l’autre côté de la rue, l’église Saint Paul Saint Louis – église de mission en terre cheminote – élevait sa triste façade sans clocher vers le Ciel. Le Bic 4 couleurs, c’est un peu comme Le Métèque que chante alors Georges Moustaki. Un véritable arc-en-ciel ! Un étranger ! Un objet ludique : 4 mines ! Du rouge, du bleu, du vert, du noir ! Très vite, nous allons nous amuser à faire claquer les poussoirs. Et puis c’est super : c’est du plastique, c’est gros dans la main ; rien à voir avec le bois fin du porte-plume. Voilà, en 69, le grand évènement, c’est le stylo Bic 4 couleurs. Enfin, il n’y a pas que cela ! Il y a aussi l’arrivée à la maison de Tex, un croisé de beagle et d’épagneul breton, posé par mes parents sur la table en formica de la cuisine le jour de ma fête, où il fit pipi en me voyant. On pouvait difficilement faire plus, cette année-là, pour me surprendre. Joe Dassin se promenait Aux Champs Elysées, Jacques Brel à Vesoul et Michel Delpech du côté de l’Île de Wight. Dans notre ancienne Indochine, l’armée américaine massacra plusieurs centaines de vietnamiens dans le village de My Lai, au sud du Viêt Nam, mais ça, je n’en savais rien. Le lieutenant William Calley a tué des petits enfants comme moi, qui n’ont jamais eu de Bic 4 couleurs, et Richard Nixon l’a gracié. Bientôt, au collège, j’aurai pour amie Marie-Christine, aux longs cheveux noirs et brillants, aux yeux noirs subtilement bridés, dont la mère, venue d’Indochine, tenait un restaurant asiatique près de chez nous. Mon père n’était pas du genre hippie, ni à écouter Led Zep ou les Bee Gees, mais plutôt Sinatra.

Pendant qu’il allait chercher au dépôt son train de fer bruyant et sentant l’acier chaud, d’autres hommes revêtirent leurs combinaisons blanches avec la bannière étoilée – celle-là même que portaient les massacreurs du Viêt Nam – et des casques en forme de bocaux à poissons rouges, et ils embarquèrent dans une fusée comme celle de Tintin à Cap Canaveral. Parce que le grand jeu, désormais, entre la Russie et l’Amérique, se déroulait dans l’espace, où, à notre grand étonnement, on envoyait des tas de choses et d’êtres vivants que j’essayais d’apercevoir la nuit en clignant des yeux : des spoutniks avec leurs drôles d’antennes, des chimpanzés, des chiens, Youri Gagarine. Je m’imaginais qu’il y avait plein d’objets de métal en orbite, peut-être même des Bic 4 couleurs ! Ma mère fredonnait C’est extra et sur l’écran vacillant d’une énorme poste de télévision, on vit en noir et blanc s’allumer les moteurs de Saturn V, puis le décollage dans une colonne de flammes, la disparition de la fusée. Les types de la station de contrôle. Et puis l’alunissage. Je crois bien que je les ai vraiment vus, cette nuit-là, debout sous le cerisier du jardin, en fixant la boule ronde à 384 402 kilomètres de là. Bien sur, ils étaient tout petits, alors je ne sais pas si c’était vraiment eux. J’avais mon Bic 4 couleurs dans la poche et la lune ressemblait un peu à Hô Chi Minh.