L’ouvrier porcelainier du monument aux morts de 14-18 à Limoges (1931) (c) L. Bourdelas
Dans les années 1990, la Ville de Limoges décida de remplacer les anciennes armoiries utilisées depuis le Moyen Âge – le chef et les initiales de Saint Martial surmontés de trois fleurs de lys – par un logo (c’était à la mode !) rond et enflammé sensé évoquer les arts du feu et les techniques liées (porcelaine et émaux, céramique industrielle). Chacun sait en effet, à travers le monde, les liens historiques qui unissent le Limousin et ces activités où le savoir-faire et l’art se complètent subtilement.
A l’abbaye Saint-Martial de Limoges ou dans ses parages se trouvaient dans les temps médiévaux des ateliers d’orfèvrerie, qui produisaient un grand nombre d’objets liturgiques (châsses, coffrets, statues, croix…) et d’émaillerie champlevée sur cuivre, où se développa l’Opus lemovicense ou Œuvre de Limoges, bien étudiée par ailleurs. A côté de facteurs historiques et conjoncturels favorables, l’enracinement durable de l’émail en Limousin s’explique d’abord par la présence simultanée dans l’environnement local de plusieurs éléments naturels : le socle cristallin peut fournir la silice en abondance ; les nombreux gisements métalliques apportent la plupart des oxydes nécessaires à la coloration de l’émail ; l’eau, fortement acide, permet un nettoyage efficace des poudres, indispensable à la pureté des couleurs. Le cuivre, matière du support, semble absent du tableau des richesses naturelles limousines, son importation massive n’a cependant laissé aucune trace et sa provenance reste encore un mystère.
L’hypothèse a été émise que la piété particulière des Limousins pour de nombreux saints locaux et leur goût pour les reliques auraient d’abord nourri ces créations émaillées, entraînant par la suite – grâce à leur virtuosité de réalisation et leur coût somme toute raisonnable – une demande élargie, d’autant plus que la ville était dans une situation de carrefour, souvent visitée par les princes, notamment Plantagenêt, généreux commanditaires. Les émaux de Limoges s’exportèrent à travers toute la Chrétienté, jusqu’à Rome sous le pontificat d’Innocent III. L’historien des arts décoratifs Jean-Marc Ferrer a souligné « la simplicité de l’illustration limousine, compréhensible même par un public populaire » ; il parle des « délices colorés du martyre » lorsqu’il évoque la châsse de Saint-Etienne, à Gimel. L’art de l’émail limousin a évolué au fil des temps romans puis gothiques, apprivoisant progressivement les techniques de la sculpture et du relief. Sans doute les châsses sont-elles les objets qui illustrent ou évoquent le mieux la créativité des émailleurs de Limoges : au gré de nos propres goûts, on apprécie des mouvements et des attitudes, la beauté de palmettes-fleurs, la couleur bleu foncé de la tunique d’un Christ en majesté… Les émailleurs développèrent la technique des émaux peints qui deviennent, dès la fin du XVème siècle, un produit de luxe. C’est l’« âge d’or de l’émail de Limoges » : œuvres d’inspiration religieuse, « colorées et rutilantes », ou d’inspiration antique, qui ornent aussi bien les retables (ceux, par exemple, qui sortent de l’atelier de Colin Nouailher) qu’elles décorent les maisons des plus riches, jusqu’à leur vaisselle. Au premier rang, sans doute, de ces émailleurs : Léonard Limosin (v.1505 – v. 1576), « esmailleur et painctre du Roy », établi à Limoges en 1541 avec son frère Martin, célèbre pour ses portraits et ses autres créations. On doit citer également les Pénicaud, Courteys, Reymond. Un univers qui inspira, il y a quelques années, l’écrivain limougeaud Nicolas Bouchard, pour son livre Cinq couleurs assassines. Au départ de son roman fantastique, Limosin exécutant les portraits de cinq illustres commanditaires désireux au plus haut point que le Grand Léonard réalise leurs effigies pour une part d’éternité.
Les émaux limousins ont acquis une renommée internationale. Présentée au musée du Louvre (Paris, France) en 1995 puis au Metropolitan Museum of Art (New York, U.S.A) en 1996, « L’Œuvre de Limoges. Emaux limousins du Moyen Age », une exposition réunissant plus de 150 œuvres, rassembla autour des collections de ces deux musées quelques pièces insignes empruntées aux musées européens et américains, aux églises d’Auvergne, et aux collections publiques limousines telles les œuvres conservées à Ambazac, Bellac, Les Billanges, Limoges, Nexon, Saint-Sulpice-les-Feuilles et Saint-Viance. En 2011, le Louvre accueillit une conférence intitulée « D’azur et d’or : l’apogée des émaux limousins autour de 1200 ». À l’occasion de la parution du second volume du Corpus des émaux méridionaux, consacré à la période 1190-1215, des auteurs de ce catalogue mené par une équipe internationale présentèrent les résultats passionnants de leurs travaux. Ces recherches, qui recensent 860 œuvres dans le monde entier (châsses, crosses, reliures, etc.), ont fait ressortir l’exceptionnelle qualité de la production limousine de cette période, entre fantaisie romane du décor émaillé et premiers souffles du naturalisme gothique.
Simple peintre en bâtiment au début du XXème siècle, Camille Fauré (1874-1956) a profité de l’émergence des arts décoratifs, dans les années 1920, pour créer son atelier d’émaux à Limoges. L’historien Michel Kiener lui a consacré un très bel ouvrage. Après avoir recruté cinq émailleurs confirmés, il se retrouve avec un stand à la Foire de Lyon dès 1925. Fauré réussit son défi. Il laisse travailler ses ouvriers à leur rythme, pour créer leurs pièces. Jusqu’en 1930, des vases aux décors géométriques et cubistes font irruption sur le marché de l’art et séduisent le tout-Paris. C’est la mode des émaux en relief. Leurs créateurs (Louis Valade, Lucie Dadat, Pierre Bardy et d’autres…) restent dans l’ombre tout en fabriquant des vases qui restent aujourd’hui comme les plus prestigieux. Avec la crise, Fauré réoriente sa production et demande à ses créateurs de travailler sur des pièces plus faciles à réaliser, moins coûteuses et destinées à un public plus modeste. Jusqu’en 1940, les pièces produites furent très nombreuses, faisant le succès commercial de l’atelier avec des vases au décor floral naturaliste, fidèlement reproduits. Suivirent les décors floraux et végétaux qui firent la renommée de l’atelier qui ferma ses portes en 1985.
En 1943, Georges Magadoux, peintre, émailleur, décorateur d’intérieur, né en 1909, créa la galerie Folklore en bas de la rue Jean Jaurès (puis rue du Consulat) à Limoges. Comme l’écrit Simone Christel : « Pour la première fois à Limoges, l’émail est présenté par un peintre-émailleur, à côté des toiles de Gromaire, Bonnard, Delaunay, Suzanne Valadon, Utrillo, des tapisseries de Lurçat et des céramiques de Picasso. » Elle a consacré en 2013 un ouvrage essentiel aux émailleurs contemporains à Limoges de 1940 à 2010 auquel je renvoie. On y trouve les « novateurs » des années 1950-65, parmi lesquels des autodidactes comme Hubert Martial et des jeunes créateurs issus de l’E.N.A.D., comme Boris Weisbrot, Christian Christel, Bernadette Lépinois, Roger Duban, Henri Chéron et d’autres. Elle raconte également la genèse des Biennales de l’émail (dont Magadoux fut l’inventeur) qui connurent un grand succès, avec les directeurs Gérard Malabre – petit-fils de Camille Fauré – puis Michel Kiener, exposant des émailleurs du monde entier dans la chapelle du lycée Gay-Lussac, et donnant à voir d’autres œuvres dans divers autres lieux, s’ouvrant par exemple sur le design. Malheureusement, suite notamment à des problèmes financiers, la Biennale disparut en 1994 ; on ne peut que s’étonner qu’elle n’ait pas été relancée par la suite, par exemple par les collectivités locales et l’Etat.
J’ai passé mes sept premières années près de la cathédrale de Limoges et le jardin de l’évêché était le mien ; j’y fis mes premiers pas. C’est dire si ce que l’on appelait encore le musée de l’évêché, austère mais élégant bâtiment du XVIIIème siècle, m’est familier ! A l’époque, c’était un musée à l’ancienne, construit par Joseph Brousseau pour l’évêque de Limoges, Louis-Charles Duplessis d’Argentré, mais il me plaisait déjà beaucoup, notamment sa collection d’antiquités égyptiennes. Aujourd’hui, c’est un lieu rénové, un vrai Musée des Beaux-Arts, très agréable à visiter, où l’on peut notamment admirer une superbe collection d’émaux. Plus de 600 pièces illustrent la production des ateliers limousins du Moyen Âge à nos jours et offrent un aperçu de la création internationale. Les émaux champlevés, réalisés par les orfèvres limousins du Moyen Age et diffusés dès cette époque dans toute l’Europe, côtoient les célèbres émaux peints de la Renaissance, dont le musée possède l’une des dix plus importantes collections au monde. J’aime particulièrement y flâner à l’occasion de « la nuit des musées », une fois par an, alors que le sombre a envahi les alentours mais que la cathédrale Saint-Etienne et le musée brillent de tous leurs feux, dans une atmosphère très particulière. Ce qui m’émeut toujours, c’est de passer d’une époque à une autre, de me plonger dans la période médiévale que je connais si bien puis d’aller jusqu’aux œuvres plus contemporaines. Parmi ces œuvres nombreuses, chacun trouve son bonheur. J’ai une tendresse toute particulière pour Léon Jouhaud (1874-1950), d’abord médecin, mais aussi peintre et émailleur, dont plusieurs créations sont exposées. Le pont Saint-Etienne – avec la Vienne, les reflets, les immeubles, la cheminée d’usine –, Les Fleurs du Mal – femme et fleurs vénéneuses, verre de vin, qui auraient plu à Baudelaire – et toutes les autres œuvres sachant si bien montrer les couleurs douces de la campagne limousine et les formes des femmes.
Edmond Lechevallier-Chevignard, L’Email, XIXe s. (four à porcelaine, détail) (c) Musée des Beaux Arts de Limoges
Les études du père jésuite François-Xavier d’Entrecolles conjuguées à la découverte en 1768 d’un gisement de kaolin d’une grande pureté par le chirurgien Jean-Baptiste Darnet, près de Saint-Yrieix, au sud du département de la Haute-Vienne, sont à l’origine de l’histoire de la porcelaine à Limoges, l’autre « art du feu ». Les kaolins sont des argiles blanches, friables et réfractaires, composées principalement de kaolinite, soit des silicates d’aluminium. Le jésuite avait eu l’occasion d’aller à Jingdezhen, dans la province de Jiangxi, en Chine, où il put découvrir les carrières et la fabrication de la porcelaine. Le kaolin si cher aux Limousins, est un mot dérivé du chinois Gaoling 高岭, signifiant « Collines Hautes », où était extrait le matériau. Dans L’Enfant double, Clancier dit qu’il associait le mot à « craquelin (…) Kaolin-kaolin-kaolin-ka… murmurais-je parfois à en perdre le souffle. On m’avait dit que c’était là un mot chinois, je le croyais un peu magique. » En Limousin, « l’or blanc » provenait de Marcognac (première carrière exploitée dans la région, elle fournit la manufacture royale de Sèvres dès la fin du XVIIIème siècle), des Monts d’Ambazac, du plateau de Bénévent-l’Abbaye ou encore des Monédières. La région possédait déjà tous les atouts nécessaires à cette prestigieuse production : les minéraux granitiques présents dans le sol qui, réduits en poudre, donneront la pâte à porcelaine, le bois pour la cuisson, l’eau pour l’acheminer. L’écrivain limousin Jean-Paul Romain-Ringuier, dans L’or blanc des carrières, a évoqué cet univers rude. Tout comme Georges-Emmanuel Clancier, avec Le Pain noir a composé une saga pleine de vie dans le milieu des ouvriers porcelainiers limougeauds.
Carrière de kaolin La Jonchère (c) Photothèque Paul Colmar
C’est l’intendant du roi, Anne-Robert Jacques Turgot, réformateur libéral, qui encouragea l’industrie de la porcelaine à prendre son essor, avec la création de la première manufacture baptisée « Grellet Frères, Massié et Fournérat », le 1er mars 1771. Ainsi un faïencier installé route de Paris à Limoges s’associa avec un chimiste parisien et deux riches négociants limousins. De 1771 à 1773, époque de tâtonnements, eurent lieu les premières innovations et les premières productions ; en 1773, la fabrique fut placée sous la protection du comte d’Artois, frère du futur Louis XVI : on y produisit des services de table décorés de petits bouquets polychromes. En 1784, l’entreprise devint Manufacture Royale et en 1788, François Alluaud, fournisseur en pâte à porcelaine, en prit la direction. En 1792, elle devint bien national. De son côté, la région de Saint-Yrieix chercha à transformer sur place son kaolin ; en 1774, le comte de la Seynie, propriétaire de carrières de kaolin, ouvrit une fabrique. On produisit des pièces aux décors rappelant ceux de Limoges et on s’inspira des productions des manufactures parisiennes (Sèvres et Mennecy). Comme l’on écrit les géographes Olivier Balabanian et Guy Bouet, « l’industrie de la porcelaine a été créée par les aristocrates, à la fois mécènes, producteurs et utilisateurs. Au XIXème siècle, les bourgeois, alliant compétence et capitaux, ont multiplié les entreprises. » Celles-ci se sont développées à travers toute la Haute-Vienne. Etienne Baignol, les frères Alluaud (avec la nouvelle fabrique faubourg des Casseaux, au pied de la cathédrale de Limoges), Pierre Tharaud, Jean-Baptiste Ruaud, Jean Pouyat, sont des entrepreneurs qui ont fortement marqué de leur empreinte l’industrie porcelainière à cette époque. Au milieu du siècle, ils employaient environ quatre mille cinq cents ouvriers (10 000 à la fin du siècle). Le secteur des ateliers de décoration était en pleine expansion. Ainsi l’Américain David Haviland faisait-il décorer ses propres modèles, inspirés du goût américain, avant de créer une entreprise assurant la totalité des phases de fabrication. Il construisit en 1853 une fabrique dont la production était destinée aux Etats-Unis ; elle fut développée par son fils Charles après 1864. On doit à cette usine le service du Président Lincoln et celui du Président Grant. En 1893, Théodore, frère de Charles, ouvrit une manufacture près de la place des Tabacs à Limoges. Enfin, naquirent à la fin du siècle la fabrique Vogt qui devint en 1914 la manufacture Raynaud et la fabrique Guerry qui devint en 1900 la manufacture Bernardaud.
Le four à porcelaine et sa cheminée devinrent un élément caractéristique du paysage urbain limougeaud : à la fin du siècle, près de 80 cheminées se dressaient au-dessus de Limoges (135 dans le département); le four était parfois monumental atteignant 10 mètres de haut, il comportait deux étages: le « laboratoire », niveau du sol, où se faisait la « cuisson de grand feu » (2ème cuisson) et le « globe », au-dessus, où l’on cuisait le « dégourdi ». La pâte à porcelaine et l’émail étaient produits dans des moulins installés le long de divers cours d’eau, notamment le long de la Vienne. J’aime particulièrement contempler les quelques rares fours à porcelaine encore visibles dans la capitale des arts du feu, ils sont comme les sentinelles qui veillent sur un monde disparu. Les deux plus visibles sont celui situé à l’arrière de l’Hôtel de Police[1] et le four des Casseaux. Haut de 19,5 m et d’un diamètre de 5,5 m, ce four à bois et à charbon a été construit en 1884. Devenu espace muséographique, il est le seul rescapé des 135 fours à globe qui fonctionnaient encore au début du XXème siècle à Limoges.
Dans une thèse consacrée à Théodore Haviland, Lucie Fléjou écrit : « « La ville se spécialise dans les services de table haut de gamme, parvenant ainsi à ne pas être pénalisée sur les marchés extérieurs par le coût élevé de ses produits, mais restreignant ainsi ses débouchés. Au XIXème siècle, l’industrie de la porcelaine tend à devenir une mono-industrie, l’une des seules d’une région rurale en voie de dépeuplement. L’identité de Limoges se confond peu à peu avec la porcelaine, dont elle est la capitale française ».
Pour renforcer leur image et développer leur clientèle, les porcelainiers présentaient leurs productions aussi bien à l’occasion des expositions universelles qu’à Limoges-même, comme au Palais de l’Industrie de l’exposition industrielle, agricole et artistique du Centre de la France construit en 1858, au Champ de Juillet – c’était notamment le cas de l’entreprise Théodore Haviland, installée avenue de Poitiers (Emile Labussière). Celle-ci ne cesse de prospérer de 1895 à 1907 environ. C’est elle (et celles de Charles Haviland, avenue Garibaldi et au Mas-Loubier) qui commença à produire et à décorer en grande série (en utilisant la décalcomanie). Une évolution qui s’accompagna de conditions de travail plus difficiles pour les ouvriers et ouvrières au travail dans de grands bâtiments où étaient installées les machines. Progressivement, certains métiers se déqualifièrent, en raison de la mécanisation et de la standardisation. Les femmes étaient majoritaires dans les ateliers de décoration (21 % de la main-d’œuvre en 1905, avec des salaires inférieurs à ceux des hommes de 20 à 50%). Les employés étaient menacés par les accidents du travail, la phtisie ou la silicose. A côté des grandes usines, il existait encore des petits ateliers, qui réalisaient souvent des pièces uniques à la demande de certaines familles limougeaudes.
L’industrie porcelainière sut s’adapter à « L’Art nouveau », notamment avec les créations de Camille Tharaud, mondialement reconnu pour ses décors de grand feu dont les œuvres sont exposées dans les plus grands musées. Jusque dans les années 1980, cette activité sut innover techniquement et esthétiquement pour demeurer dynamique. En 1957, Bernardaud souligna qu’il s’agissait d’un artisanat – un art – prestigieux en offrant un magnifique service à la reine d’Angleterre. De grands artistes furent sollicités pour agrémenter les collections, comme Jean Lurçat et Picart-Ledoux (Haviland) ou Salvador Dali (Raynaud). Aujourd’hui, demeurent des grands noms comme Haviland. Installée dans une usine ultra moderne depuis le début des années quatre-vingt-dix, la Manufacture a su conserver son savoir-faire ancestral. Le résultat : des rééditions prestigieuses de décors classiques mais aussi de nouvelles créations raffinées et résolument contemporaines. Si la table reste l’une des activités de l’entreprise, avec diverses collections, celle-ci a su développer aussi son travail pour la maison, l’architecture d’intérieur. Son lustre Hélène, par exemple, une suspension de 37 points lumineux en forme de pluie, est véritablement magnifique. Bernardaud dispose également de plusieurs collections très belles et raffinées, pour les senteurs et les lumières, la maison… et a créé une série de bijoux, comme les superbes « gouttes ». D’autres noms subsistent : Médard de Noblat (manufacture fondée en 1836), Gérard Chastagner, la manufacture artisanale et familiale Carpenet à Saint-Léonard-de-Noblat, et – dans la même ville – la manufacture J.L. Coquet qui crée et fabrique depuis 1824 une porcelaine des plus pures, originales, innovantes, et ce, dans le plus grand respect des savoir-faire. En 1977, Francis Faye s’est porté acquéreur d’une ancienne usine de porcelaine de Limoges crée en 1920, SNP FAYE situé à St- Yrieix-la-Perche ; elle est désormais délocalisée à Saint-Maurice-les-Brousses sous le nom du Lys Impérial. Créée en 1797, Royal Limoges est la plus ancienne fabrique de la ville en activité. Union indissociable de deux siècles de tradition porcelainière, l’entreprise a su rester une des rares affaires familiales indépendantes. En parallèle des fabrications traditionnelles de la manufacture des Casseaux, en bords de Vienne, une usine située au Dorat, dans les environs de Limoges, lui a permis d’innover, tout en gardant sa technique ancestrale. Des établissements tels que l’Hôtels Crillon, le George V, et le Ritz ont fait confiance à la renommée de la manufacture. Il y a également, à Aixe-sur-Vienne, la Maison de la porcelaine.
Le Limougeaud a souvent l’habitude de retourner son assiette (vide !) ou sa tasse pour vérifier s’il s’agit bien de porcelaine de Limoges… Bonne nouvelle : suite à un décret paru au Journal Officiel du 1er décembre 2017, la porcelaine de Limoges bénéficie désormais d’une Indication géographique protégée, l’IGP. Elle couvre tout type de produits en porcelaine manufacturée, décorée ou non, dont toutes les étapes de production sont réalisées dans le département de la Haute-Vienne et qui respectent un cahier des charges très précis. Fabrication du blanc, coulage, calibrage, estampage, pressage, finition, cuisson, et émaillage, tout doit être fait en Haute-Vienne. C’est l’association pour l’indication géographique Porcelaine de Limoges qui représente 27 fabricants ou décorateurs de porcelaine de Limoges et 14 professionnels, dont des syndicats et des associations professionnelles, qui se voit déléguer la gestion de cette IGP. L’association représente environ 900 emplois, soit presque 90 % des acteurs de la filière. Le chiffre d’affaires de l’ensemble de la filière est estimé à plus de 80 millions d’euros, dont la moitié à l’export.
L’usine Haviland, avenue du Crucifix, Limoges (c) L.B.
L’un des plus beaux lieux consacré à la porcelaine en Limousin est sans conteste le Musée Adrien Dubouché (dont la première mouture ouvrit ses portes en 1845, fondé par Tiburce Morisot, préfet de la Haute-Vienne et père du peintre Berthe Morisot). Adrien Dubouché, fils d’un négociant en draps, prit la direction bénévole de l’établissement en 1865 et commença une série de dons afin d’enrichir les collections puis suscita de nombreux legs de manufactures de céramique françaises et étrangères. Il s’attacha rapidement à trouver un lieu mieux adapté à la présentation des collections. La ville de Limoges mit à sa disposition un hospice d’aliénés désaffecté situé place du Champ-de-Foire : le bâtiment fut aménagé pour exposer les objets et accueillir l’école d’arts décoratifs, également fondée à l’initiative d’Adrien Dubouché. En 1875, à la mort de son ami Albert Jacquemart, il acquit ses céramiques, 587 pièces qu’il offrit à la ville de Limoges. En reconnaissance de ce don et bien que Dubouché soit encore vivant, le maire donna son nom au musée. À la veille du décès de Dubouché en 1881, le musée et l’école furent nationalisés. Le « vrai » musée fut construit par Henri Mayeux, et inauguré en 1900. De nos jours, il possède la collection publique la plus riche au monde de porcelaine de Limoges et compte également des œuvres représentatives des grandes étapes de l’histoire de la céramique, de l’Antiquité jusqu’à nos jours, soit un ensemble de 18 000 œuvres dont 5000 sont aujourd’hui exposées. Il est particulièrement agréable d’y flâner ; tout en le modernisant, sa rénovation récente n’a en effet heureusement pas fait disparaître d’anciennes vitrines, piliers métalliques et inscriptions diverses qui en font tout le charme, comme sa façade et le jardin qui l’agrémente. La décoration intérieure est empreinte du style Art nouveau et se compose de nombreux motifs naturalistes stylisés, peints ou en mosaïque, sur le plafond, les sols et les entourages de fenêtres. Le sol du hall d’accueil est recouvert d’une mosaïque, œuvre de Guibert Martin de Saint-Denis. Le musée est décoré par une série de vitraux réalisés par Marcel Delon. Au premier étage, le visiteur découvre le salon d’honneur, large pièce au plafond entièrement recouvert d’une peinture décorative appliquée par l’entreprise Rouillard de Paris. Au fil de la promenade, on se plait à découvrir des pièces insolites ou rares, à se rêver invité à la table des plus grands, ou tout simplement à celles que fréquentait Marcel Proust, on remarque des assiettes patriotiques créées lors de la guerre de 1914-1918, ou des œuvres plus contemporaines. C’est un enchantement et les objets présentés sont si nombreux que l’on peut effectuer plusieurs visites sans jamais se lasser. Et l’on se souvient des Destinées sentimentales de Chardonne, dont la mère était héritière des porcelaines Haviland : « cette tasse, cette blancheur éclatante et chaude, cette délicate matière diaphane, si légère et que l’on sent inaltérable, ce filet d’or mat ; un bijou n’est-ce pas ?… C’est une simple tasse, un objet usuel où l’art s’est incorporé. » Je rêve devant L’automne de la manufacture Henri Ardant, buste féminin dénudé, jolie tête renversée, raisins.
Autre endroit emblématique : la fontaine de l’Hôtel de Ville, œuvre collective rassemblant à la fois professeurs et élèves de l’École des arts décoratifs de Limoges, érigée en 1893 avec pour vocation de devenir l’enseigne artistique de la ville de Limoges. Le projet est initié par Auguste Louvrier de Lajolais et allie différentes techniques et matériaux. L’ossature est en granit, les vasques et le vase sont en porcelaine de grand feu et l’écusson aux armes de saint Martial est en émail. Des bronzes sont réalisés par le sculpteur Jacques-Ange Corbel : Quatre enfants, adossés à la base du fût, représentent les différentes étapes et arts de la céramique, chacun porteur d’un attribut. Le premier dessine la forme d’un vase sur son cahier à dessin ; le second exécute le vase sur son tour ; le troisième l’évide et le sculpte avec sa mirette ; tandis que le dernier, un pinceau à la main, lui applique son ultime parure. Nombreux sont les Limougeauds et les touristes qui, depuis plus d’un siècle, sont venus admirer, photographier cette fontaine, au centre du square fleuri. Je possède moi-même quelques rares clichés jaunis de Marie, la sœur de mon grand-père, y posant en tenue du début des années 1930.
L’histoire de la porcelaine fut, on l’a vu, une histoire d’innovations. C’est particulièrement notable avec la saga de l’entreprise Legrand, au départ atelier de porcelaine fondé en 1860 route de Lyon à Limoges, qui s’associa en 1919 avec Jean Mondot, artisan qui avait monté à Excideuil une petite usine d’interrupteurs utilisant du buis et de la porcelaine. En 1944, l’affaire est reprise par Édouard Decoster et son beau-frère Jean Verspieren, qui diversifient progressivement la fabrication dans le matériel électrique. À cette époque, avant l’apparition du plastique, la porcelaine est le meilleur isolant connu. Aujourd’hui, Legrand est l’un des leaders mondiaux des produits et systèmes pour installations électriques et réseaux d’information. Le pôle européen de la céramique installé sur le site d’ESTER Technopole à Limoges est l’une des autres formes de l’innovation. Il regroupe différents acteurs du luxe et de la création, des systèmes énergétiques, de l’électronique, l’électrique et l’optique, du médical, qui utilisent les céramiques, omniprésentes dans notre vie quotidienne comme dans la plupart des secteurs d’activité. Ainsi, le 19 mars 2015, une première mondiale était réalisée au C.H.U. de Limoges : un sternum en céramique était implanté sur une patiente atteinte d’un cancer qui, par la suite, se porta bien.
Il est intéressant de savoir que Patrick Sobral, né en 1972 à Limoges, auteur de bande dessinée connu pour sa série à succès de high fantasy Les Légendaires (Delcourt, 6 millions d’exemplaires vendus à ce jour), fut pendant douze ans décorateur sur porcelaine. On imagine sans peine que la minutie de ce travail l’a aidé à la maîtrise de son art. Un autre artiste a entretenu des liens durables avec la porcelaine : Roch Popelier, né à Limoges en 1935, ancien élève de l’ENAD. Dès sa sortie, il participe à Cannes à une exposition des « Chefs d’Œuvre de la Céramique Moderne » où il obtient, alors âgé de 20 ans, sa 1ère consécration en obtenant la médaille d’argent. Le musée national de la céramique « Adrien Dubouché », dès 1956, fait entrer dans ses vitrines une de ses premières pièces de porcelaine. De ses jeunes années à aujourd’hui les créations de céramiques de Roch Popelier lui ont permis d’exposer régulièrement du Limousin à Paris, ainsi qu’à l’étranger[2].
Au moment où j’écris ces lignes, il manque pourtant à Limoges un véritable espace muséographique d’envergure racontant l’histoire sociale de l’industrie porcelainière et rendant hommage à ceux qui – tout autant que les entrepreneurs – firent le succès de cette activité : les extracteurs du kaolin, portant des paniers sur leur tête dès l’enfance, et les ouvriers. Ceux qui se révoltèrent en 1905 car ils n’en pouvaient plus, ceux à qui Robert Doisneau rendit hommage en les photographiant, en noir et blanc, à l’usine Tharaud, en 1951 : quelle beauté, quelle force, quel savoir-faire, ont la finisseuse, l’émailleuse et l’enfourneur sur son échelle !
[1] Cf. : L. Bourdelas, Le mystère de Châlucet, Crimes et histoire en Limousin 1, Geste Editions, 2016.
[2] A 70 ans, il entama ce qu’il considérait comme l’œuvre de sa vie et qui le porta pendant trois ans, la représentation de la vie de Saint François d’Assise à la chapelle des Chauveix, sur la commune de Vicq-sur- Breuilh. Dans ce lieu s’exprimèrent avec ampleur le foisonnement de son imagination, la vigueur de son trait et son très grand talent de coloriste.