(c) Photothèque Paul Colmar
A l’automne 1930, ont lieu les « Fêtes du Millénaire de la Corporation de Saint-Aurélien », sous la présidence des évêques de Saint-Flour, Angoulême, Poitiers, Tulle, Clermont, Le Puy et Limoges – la tradition (en l’absence d’écrits) faisant remonter la fondation de la Confrérie à 930. Les jeudi 23, vendredi 24 et samedi 25 octobre a lieu un Triduum[1] préparatoire pour les seuls confrères, en la chapelle. Le dimanche 26 octobre, une messe de communion est célébrée en la chapelle à 7 heures, puis une messe pontificale à 10 heures en l’église Saint-Pierre-Du-Queyroix et à 15 heures les vêpres pontificales à la cathédrale – le sermon étant prononcé par l’abbé Berger, curé-doyen de Pierre-Buffière. Les chants sont ceux du plain-chant grégorien et ils sont exécutés sous la direction de M. Arlet, Maître de Chapelle à la cathédrale. Les syndics sont alors F. Malinvaud, J. Parot, G. Parot et Cibot-L’Ange. Dans son discours, l’abbé Berger déclare : « La Confrérie, antérieure sans doute à la Corporation (…) parfait dans l’ordre religieux et social l’œuvre de la Corporation. Ici, elles sont l’une et l’autre si étroitement unies qu’elles ne font qu’un. On dit indistinctement : la Corporation ou la Confrérie de Saint-Aurélien. » Il cite le Président de la Corporation affirmant, le 19 avril 1925, au soir de la clôture des Ostensions : « … nous sommes restés attachés à la foi catholique de nos pères. Ils ont eu la sagesse de placer au centre de notre rue la maison de Dieu et la statue de Marie, de mettre dès l’origine, sous la protection de saint Aurélien, leur quartier, leur famille et leur corporation. » Et plus loin : « Il me faut bien avouer, Messeigneurs, que la dévotion de nos bouchers envers leur saint patron n’a pas toujours été conforme, dans ses manifestations, aux règles d’une stricte théologie. Leur esprit chatouilleux à l’endroit de la prééminence de leur glorieux patron, trouve, il me semble, une excuse dans la sincérité même. Pour les vieux bouchers, rien n’était au-dessus de saint Aurélien ; ils le regardaient comme le plus grand saint du Paradis et encore ! L’un d’eux ne disait-il pas un jour : « Ah ! lou brave saint saint Aureillo, si aurio vougu ô sirio lou boun Di » (« Ah ! le bon Saint aurélien, s’il avait bien voulu, il serait le Bon Dieu. » « Quant à saint Martial, il ne fallait pas en dire trop de bien… au Moyen Age, une violente dispute s’éleva entre eux et les Saint-Marceaux au sujet de la place occupée dans le Ciel par leurs patrons. Chaque parti revendiquait la première pour son saint. On allait en venir aux mains quand, très opportunément, un violent orage vint rafraîchir les têtes et obliger les combattants à remettre la partie à un autre jour. » « Porter la châsse de leur patron était autrefois un honneur pour tous. L’on mettait cette fonction aux enchères et il n’était pas rare de voir ces hommes se disputer et payer jusqu’à 70 à 80 francs l’octroi de ce privilège. » Un « Salut » adressé aux évêques présents par le curé de Saint-Pierre a fait l’objet d’un tiré-à-part. On peut notamment y lire : « Messieurs les Bouchers, vous êtes à l’honneur, aujourd’hui, et c’est justice (…) En visitant votre chapelle, parterre constamment fleuri, étincelant de lumière, on voit, on sent, on devine les soins et la vénération dont vous entourez l’insigne relique du deuxième Evêque de Limoges, resté, grâce à vous, si populaire, si aimé, si souvent invoqué dans notre cité des Lémovices. Votre rue, magnifiquement pavoisée, traduit également vos sentiments à l’endroit de votre illustre Patron. » Dans un courrier du 13 octobre, le président de la Confédération française des professions commerciales, industrielles et libérales (Union Economique des Catholiques) écrivait qu’il se joindrait à tous ceux qui viendraient « fêter l’exemple unique d’un esprit de collaboration et d’organisation qui a résisté à tous les changements de régime et à toutes les révolutions dans les idées et dans les mœurs. »
Les bouchers savent faire bonne chère. Au menu du midi du 26, après les hors-d’œuvre, des pâtés friands, du civet de lièvre, des croquettes Saint-Aurélien, des poulets rôtis, de la salade au jambon d’York, de la tarte limousine, le tout bien arrosé. De même un dîner, préparé par le traiteur Grelet, propose-t-il un consommé printanier, du turbot sauce rose, du filet de bœuf périgourdine, de la poularde du Mans rôtie et des cèpes à la bordelaise, du pâté de perdreau en croûte, de la salade, de la glace plombière et des petits fours, accompagnés de Sainte-Croix-du-Mont 1904, de Moulin-à-Vent et de Champagne Cliquot.
Dans son édition du 28 octobre, L’Echo de Paris, journal conservateur et patriote proche de la Ligue des Patriotes de Paul Déroulède, donne l’occasion à l’écrivain Charles Silvestre[2] de rendre hommage à la corporation des bouchers: « Depuis dix fois cent années, à travers les vicissitudes de l’histoire, ses splendeurs et ses déclins, des hommes exerçant un métier rude et nécessaire se sont succédé, sans interrompre leurs travaux ni leur esprit, au même lieu, sur le même roc de la même terre, dans la même ville (…) ils demeurent dans une rue étroite, qui est leur sombre domaine : il ne faut pas chercher là des couleurs exquises, mais au contraire violentes, une odeur qui suffoquerait une jouvencelle sujette aux vapeurs. Les viandes rutilent et se pressent à l’étal dans un mélange qui ravirait les peintres amis de carnages ; les foies de pourpre noire pendent à des crocs, évoquent on ne sait quel supplice ; le sang coule sur les pierres des échoppes. Un ruisseau jaunâtre ne peut laver cette rue étrange que le peuple de Limoges a justement nommée : la rue Torte. Certains soirs, le passant aperçoit des garçons qui rasent le poil d’une tête de veau, nettoient le museau d’un cochon décapité, gardant un rictus sinistre, tandis qu’un patron campe sa chaise au bord de la chaussée, et bien assis, fume sa pipe, comme un maître laboureur au seuil de sa grange. Beaucoup d’échoppes, où l’on prépare des tripes fameuses, d’incomparables langues de mouton fumées, les meilleurs filets-mignons, sont décorées d’une vieille horloge paysanne à gros balancier de cuivre doré, et de quelque commode ancienne. Par la porte entr’ouverte, on voit la salle de famille qui s’ouvre de plain-pied sur les dalles luisantes et rougeâtres. De la naissance à la mort apparaît une merveilleuse application au métier. On ne sait pas assez qu’un tel métier est difficile et qu’il exige autant d’adresse que de force (…) La corporation, puissante dans le passé, garde encore son prestige. Les bouchers de Limoges parlaient librement aux personnages consulaires ; ils avaient une jalouse fierté. Ils étaient les fournisseurs des bonnes fêtes populaires, où triomphe la viande rôtie et le vin rouge. Rien n’abbatit leur esprit d’union, leur « compagnonnage » ; on savait que ces abatteurs de bœufs étaient redoutables et déterminés. Un impie n’aurait pas osé porter une main sacrilège sur une vierge de bois qui protégeait leur fief ; et à plus forte raison il ne fallait pas manquer de respect à saint Aurélien, leur patron. Leurs muscles, leur franc-parler ne déplaisaient pas aux rois comme aux chefs de gouvernement ; depuis longtemps ils avaient acquis une sorte de noblesse, et ce n’est pas en pure moquerie que le titre de princes du sang leur été décerné (…) il reste qu’une telle corporation millénaire a duré à travers les âges pour ses qualités de vaillance, de patience et d’économie, ses vertus familiales et civiques. Elle s’est contentée de bien faire sa rude besogne quotidienne : elle est riche, et l’on sait qu’elle fut toujours secourable aux malheureux. Elle a ses fiertés mais elle n’a pas d’orgueil. Il faut saluer dans son domaine une flamme de tradition et d’amitié, que dix siècles n’ont pas éteinte. »
[1] Espace de trois jours où l’on célèbre une seule fête.
[2] Charles Silvestre est un romancier d’inspiration régionaliste né à Tulle le 2 février 1889 et mort à Bellac le 31 mars 1948. Ami de Charles Maurras, il collabora à l’Action française. Ses romans ont pour cadre habituel les confins du Limousin et du Poitou.