04 Nov

Gay-Lussac, un lycée d’écrivains et de poètes à Limoges

à gauche: Pierre Bergounioux revient au lycée de sa prépa (à droite, son compatriote Pierre Laumond qui enseigna en Lettres supérieures)

(c) L. Bourdelas

 

Le Limousin est une région où, depuis les troubadours, on écrit beaucoup et nombreux sont les poètes, romanciers, diaristes, dramaturges, historiens ou critiques et journalistes qui en sont originaires[1]. Gay-Lussac ayant été longtemps le lycée de Limoges, il est logique que nombre de ces littérateurs soient passés par ses salles et ses couloirs. Leurs écrits ou le simple fait qu’ils y aient usé le fond de leurs pantalons contribue à en faire un établissement littéraire et à lui conférer une identité particulière. La place manque ici pour faire toute l’histoire des écrivains du lycée, déjà amorcée[2] et être exhaustif, mais on peut toutefois citer quelques noms qu’il conviendrait de ne pas oublier. Je place ce petit exercice de commémoration sous les auspices bienveillants de Pierre Delage, qui enseignait les lettres classiques et modernes lorsque j’étais élève, pour le plus grand plaisir intellectuel de ces ouailles, qui écrivit des ouvrages sur l’histoire régionale et un magistral Lycée Gay-Lussac cinq siècles d’enseignement (Le Puy Fraud éditeur).

Georges Fourest, né à Limoges le 6 avril 1864, acquit une excellente culture classique au lycée, puis suivit des études de droit à la faculté de Toulouse, puis de Paris, mais n’exerça pas son métier d’avocat (se déclarant lui-même «avocat… loin la Cour d’appel»). Fréquentant les cercles symbolistes et décadents, poète du Chat Noir, il collabora à plusieurs revues. Il se targuait de pouvoir « incague[r] la pudeur » et « convomi[r] le bon goût ». Il est l’auteur de deux recueils de poèmes, nourris entre autres des œuvres de grands auteurs (Corneille, Racine, Hugo), parodiés de manière burlesque, voire gaillarde. Il se place ainsi dans la lignée de Rabelais et des poètes du début du XVIIe siècle (d’Assoucy, Saint-Amant, Guillaume Colletet, etc.). La négresse blonde et Le Géranium ovipare sont toujours édités par Corti. Fourest contribua également à des revues limousines, comme Limoges Illustré. Il mourut à Paris, au 24, rue de Milan, le 25 janvier 1945. Quittant le Limousin, il avait écrit : … la campagne toujours me sembla monotone et bête (…) je sais une chose plus belle que le Chant du départ, c’est le départ des champs ! ». En 2017, Yannick Beaubatie, grand exégèse de Fourest, a publié deux recueils (délectables) posthumes du poète aux Editions du Lérot. S’il repose dans la 65ème section du Père-Lachaise à Paris, une rue porte son nom à Limoges, une autre à Isle.

Parmi d’autres, saluons la mémoire de Robert Aladière (dit Adeiléria), qui publia en 1925 Le Barbare, un roman d’amour et de sang au temps de la guerre de l’indépendance des Gaules, autour d’Alésia, de Limoges, et dans une Italie où s’agitent déjà les Romains de la décadence. Il poursuivit dans la veine historique avec Sous le regard d’Horus, une peinture de la civilisation hellénistique sous Cléopâtre et les aventures d’une prêtresse de Vénus-Astarté. L’écrivain, fondateur du Cercle d’escrime de Limoges, disparut en 1928.

Jean-Marie-Amédée Paroutaud, né à Limoges en 1912 et mort en 1978, avocat, professeur, écrivit divers textes d’apparence fantastique, à mi-chemin entre le roman noir et le roman réaliste, dont un captivant roman kafkaïen, camusien : La Ville incertaine, qu’il faut absolument découvrir. Robert Savy lui avait rendu hommage : « … il aimait l’amitié, la joie d’être ensemble : ses condisciples du Lycée Gay-Lussac, et ceux qu’il honorait de son amitié l’ont souvent vérifié. »

Robert Giraud (1921-1997) passa son enfance et sa jeunesse à Limoges, où il écrivait des poèmes.  Résistant, arrêté par les nazis, enfermé à la prison du Petit Séminaire de Limoges, il échappa à la condamnation à mort grâce à la libération de la ville par les forces de Georges Guingouin. En 1944, il devint rédacteur en chef du journal Unir, issu de la Résistance, et gagna Paris avec l’équipe rédactionnelle qui comprenait notamment le journaliste et futur éditeur René Rougerie. Presque toute l’équipe d’Unir repartit pour Limoges dès la fin du journal, tandis que Robert, que désormais l’on appelait Bob Giraud, s’installa dans la capitale, au 5 de la rue Visconti, près de la rue de Seine[3]. Il devint écrivain des rues, de la nuit et des clochards, lexicographe spécialiste de l’argot, ami de Doisneau, auteur, entre autres ouvrages, d’un magnifique Vin des rues. C’était aussi l’ami d’Antoine Blondin, que l’on croisait de temps à autre à Limoges, entre la capitale et Linards.

Au XXe siècle, les deux grandes figures tutélaires de la poésie limousine – et bien plus que cela – sont sans doute Georges-Emmanuel Clancier – G.E.C. –, devenu « parisien », poète reconnu édité par Gallimard, et Joseph Rouffanche (né en 1922 à Bujaleuf, professeur qui enseigna au lycée et donna le goût de la poésie à nombre de ses élèves). Le premier, habité par le « désir de vivre en poésie », écrit une œuvre « du minéral, de l’eau, des nuages, du ciel », qui chante l’être aimé et le souvenir de l’enfance, la révolte, « un lyrisme inspiré par la mémoire et le contemporain. » Le second, reconnu plus tardivement, sans doute parce que resté à Limoges, a publié notamment chez Seghers et Rougerie. En 1984, il a cependant obtenu le prestigieux Prix Mallarmé. Divers colloques universitaires (aux actes desquels je renvoie pour une étude plus approfondie) ont été consacrés à ce lyrique poète de l’émerveillement auquel ont rendu hommage Clancier, Soupault ou Bachelard. C’est l’universitaire Gérard Peylet, ancien du lycée, qui les organisa. De même que Michel Bruzat, metteur en scène, directeur du Théâtre de La Passerelle à Limoges, ancien élève de Rouffanche à Gay-Lussac, adapta des textes de celui-ci sur scène. Chacun le sait, Georges-Emmanuel Clancier n’est pas qu’un poète de grand talent, c’est aussi un romancier, auteur notamment de la saga Le Pain Noir, publiée entre 1956 et 1961, qui raconte la vie d’une famille pauvre, les Charron, dans une ferme du Limousin entre 1870 et la fin de la Première Guerre mondiale, sur un fond de luttes sociales et morales. Oserais-je écrire que chaque Limougeaud devrait avoir lu ce livre, adapté en feuilleton télévisé en huit épisodes de 90 minutes, réalisé par Serge Moati et diffusé du 20 décembre 1974 au 3 février 1975 sur la deuxième chaîne de l’ORTF ? Les souvenirs d’enfance, d’adolescence et de jeunesse publiés par Clancier sont également captivants. Ainsi, dans L’écolier des rêves, dès la première page, raconte-t-il sa rentrée, en octobre 1924, avant même d’avoir atteint l’âge de 11 ans, en sixième B, comme boursier de la République. Suivent de savoureux passages.

Sa parente Agnès Clancier, née à Bellac en 1963, ancienne élève du collège Donzelot (conçu comme une annexe du lycée) puis du lycée Gay-Lussac et de l’E.N.A., haut-fonctionnaire, est une romancière et poète de talent, éditée par diverses maisons, comme par Gallimard ou Arléa. En 2014, elle a laissé affleurer une partie de ses souvenirs dans Karina Sokolova et trois ans plus tard, avec Une trace dans le ciel, livré un beau portrait de l’aviatrice limougeaude Maryse Bastié et quelques belles pages sur Limoges.

Un grand écrivain français – briviste – est passé, en prépa, avant l’E.N.S., par Gay-Lussac : Pierre Bergounioux. Il a écrit : « … tout ce qui a pu m’arriver, par la suite, se déduit des dix mois passés à Gay-Lussac. Je n’ai plus rien fait que transférer, si loin que mes pas m’aient conduit, les habitudes contractées, une bonne fois pour toutes, entre ses quatre murs. Si quelque chose m’amuse et m’effraie, les deux, c’est de voir le vieux monsieur que je suis devenu obéir aveuglément à l’injonction qu’un adolescent lui adresse, de Limoges, du fond du temps. »[4] Il faut lire le reste de son témoignage pour comprendre comment Gay-Lussac peut être, à sa manière, inspirant.

Les murs du lycée sont aussi imprégnés des souvenirs du passage, au XXe siècle, de poètes de grand talent comme Alain Lacouchie, Gérard Frugier, du plasticien et auteur Max Grandjean, de l’auteur de polars limousins Franck Linol, de la romancière Anne Lagardère, qui y enseigna, comme la poète et philosophe Ingrid Auriol, ou encore Patrick Mialon, critique d’art, écrivain, qui a écrit des livres profonds et référencés. Souvenirs vivaces (ou présence actuelle) aussi des nombreux historiens : Alain Corbin, Michel Kiener, Vincent Brousse, Philippe Grandcoing ou Anne Manigaud, pour ne citer qu’eux. Peut-être le sont-ils aussi par cette année d’hypokhâgne qu’y accomplit la poète et écrivain Marie-Noëlle Agniau qui, dans son livre Capture, a rendu un si bel hommage au Limousin, sa région d’adoption.

Et surtout, il faut espérer que sont actuellement assis sur les chaises de notre vieux bahut les futurs auteurs de demain qui, pour certains d’entre eux peut-être, affrontent déjà la page blanche…

 

[1] L. Bourdelas, Du Pays et de l’Exil Un abécédaire de la littérature du Limousin, Les Ardents Editeurs, 2008.

[2] L. Bourdelas, « Des écrivains à Gay-Lussac », Bulletin des Anciens de Gay-Lu, 2012.

[3] Olivier Bailly, Monsieur Bob, Stock, « collection Écrivins », 2009.

[4] L. Bourdelas, Histoire de Limoges, Geste Editions, 2014.