Boudeau, chapelle Saint-Aurélien, Limoges (c) Bfm Limoges
Régine Pernoud, qui a livré une magistrale Histoire de la bourgeoisie en France, a bien expliqué que « l’esprit d’association qui anime partout l’esprit des villes et des métiers a une origine essentiellement religieuse et se traduit par des institutions qui tendent à renforcer encore ce caractère religieux. Car le bourgeois au XIIIème siècle fait presque toujours partie d’une confrérie fondée dans un but de piété. »[1] Les bouchers de Limoges ont leur confrérie, l’abbé Berger écrit « La Confrérie, antérieure sans doute à la Corporation (…) parfait dans l’ordre religieux et social l’œuvre de la Corporation. Ici, elles sont l’une et l’autre si étroitement unies qu’elles ne font qu’un. On dit indistinctement : la Corporation ou la Confrérie de Saint-Aurélien. » Pour limoges, ville d’environ 10 000 habitants, on a dénombré l’existence d’au moins 74 confréries (dont 32 consacrées à un saint), dont certaines connues par de simples mentions sans date ; plusieurs ont même fusionné. Sara Louis écrit qu’ « il n’y a pas d’histoire de Limoges possible pour la fin du Moyen Âge sans aborder les confréries tant ces dernières sont présentes dans l’espace et les différentes formes de sociabilité. » Elle rappelle également que « la confrérie est avant tout affaire de laïcs, elle est créée par et pour les laïcs. »[2] Son travail montre des confrères au recrutement « urbain, masculin et bourgeois », qui permet de « mettre en place des actions de secours mutuel » (en cas d’ennuis financiers, de maladie, de décès) et de charité chrétienne. La confrérie représente « aussi grandement un ordre social et moral ».
En 1851, voici ce qu’écrivait Maurice Ardant à propos de la chapelle des bouchers dans Saint-Pierre-du-Queyroix de Limoges. Notice historique et descriptive sur cette église : « cette chapelle placée dans la rue Torte ou Tortueuse était une annexe de la paroisse de Saint-Cessateur, elle fut consacrée à saint Aurélien, successeur immédiat de saint Martial et 2ème évêque de Limoges ; nos annales manuscrites racontent que Marcus Aurelius Cotta, prêtre païen de Rome, envoyé par l’empereur pour empêcher les progrès du christianisme dans les Gaules, fit fouetter de verges et emprisonner saint Martial : tué d’un coup de foudre, il fut ressuscité et converti par cet apôtre, qu’il remplaça dans son siège épiscopal. Cette église reçut en 1315, les reliques de saint Cessateur, autre évêque de Limoges, que transféra Régnault-de-la-Porte ; elle fut rebâtie en 1471 par Jean Barton-de-Montbas Ier. » La confrérie n’a donc pu apparaître qu’après 1315 – mais, note Michel Toulet, « existait incontestablement en 1411, année de la première mention de cette confrérie, dans le testament du prêtre Emeric le Blanc. »[3]
Saint Aurélien Cotta aurait vécu au IIIe siècle. Il est dit qu’il succéda à Saint Martial au poste d’évêque de Limoges et qu’il contribua à évangéliser le Limousin. Geoffroy de Vigeois fait d’Aurélien le successeur du Saint comme second évêque de Limoges. La légende rapporte que l’empereur romain, inquiet des progrès du christianisme, aurait envoyé en Aquitaine un prêtre du culte païen connu pour son zèle et son éloquence, Aurelius Cotta. Celui-ci, arrivé à Augustoritum, se serait violemment opposé à Martial. Selon une anecdote très légendaire, l’évangélisateur irrité aurait demandé à Dieu de frapper son persécuteur par la foudre, ce qui se serait immédiatement réalisé. Martial, se repentant aussitôt, aurait demandé et obtenu le retour d’Aurelius à la vie; ce dernier se serait alors converti au christianisme. Aurelius, devenu par son baptême Aurélien, fut désormais le fidèle disciple de celui qu’il avait pourchassé. Il mit son zèle et son éloquence au service de la foi du Christ. Au décès de l’évangélisateur du Limousin, c’est donc tout naturellement que l’ancien prêtre des idoles païennes fut élu évêque. Aurélien aurait présidé ainsi durant cinq ans aux destinées du diocèse de Limoges, jusqu’à sa mort[4]. Comme l’écrivit Jean-Loup Lemaître, « la vie des saints limousins… histoire ou légende ? Telle est la question que se pose celui qui entreprend la lecture d’une passion, d’une vie de saint ou d’un recueil de miracles. Les récits hagiographiques ont souvent mauvaise réputation, car ils sont truffés de lieux communs, d’histoires répétitives ou invraisemblables (…) Les récits limousins n’y échappent pas, mais l’on peut aussi voir le réalisme voisiner avec le fantastique (…) pour l’homme médiéval, le clerc, il s’agit simplement de textes qui doivent être lus (legenda), dans le cadre de la liturgie de l’office (…) ce récit pouvait également être lu au réfectoire, pendant le repas. »[5] L’historien a montré – après d’autres – comment la « légende aurélienne » avait contribué au mouvement de la Paix de Dieu, imposée en 994 par l’évêque Hilduin : du scriptorium de l’abbaye Saint-Martial de Limoges, alors dirigée par le chantre Roger, émane en effet une Vita prolixior de saint Martial attribuée à Aurélien, qui est « une image du présent projetée dans un « âge héroïque » (…) En peignant le passé avec les traits d’un présent idéal, les auteurs de la Vita ont cherché à ratifier son but : l’avènement d’une société stable et pacifique vers laquelle tous devraient tendre. » Une entreprise devant déboucher quelques années plus tard (1031) sur la légende de saint Martial apôtre et une vie apocryphe qui eut un succès immense, au moins jusqu’à la fin du XVIIIème siècle. En tout cas, l’importance d’Aurélien ne pouvait faire aucun doute au Moyen Âge, surtout pour les bouchers qui décidèrent de placer leur confrérie et la chapelle de leur rue sous son égide. D’ailleurs, Bernard Gui, prieur au couvent des Dominicains de Limoges – où il reçut le pape Clément V en 1306 – qui établit un Catalogue des saints qui ornent les églises du diocèse de Limoges (1305-1307), mentionne Aurélien (et son compagnon André) dès la première partie de son livre, à la suite de Martial, Valérie, sa mère Suzanne, le duc Etienne et son écuyer Ortaire, Alpinien, Austriclinien et quelques autres. Bien entendu, c’est la possession des reliques qui entraine et justifie le culte des saints, l’origine limousine ne venant qu’en second lieu[6]. La relique, c’est le saint lui-même. Le corps d’Aurélien fut solennellement élevé de terre le 15 février 1316 dans l’église Saint-Cessateur de la ville et conservé ensuite par la corporation des bouchers dans la chapelle qui porte son nom – la seule dans le diocèse à porter ce vocable. La fête principale de saint Aurélien était fixée au 8 mai (puis au 10 à la fin de l’Ancien Régime) et l’on fêtait le 15 février la translation de ses reliques. On sait que le buste d’argent qui devait accueillir une part des reliques portait, en langue limousine, la date et le nom du donateur : « Hel. Amielh de la Porta me feys far l’an 1365. » Le chef du saint fut mis dans une châsse qu’un inventaire de 1723 décrit comme étant « de cuivre en émail… à l’ouverture de la porte (et) l’image de saint Pierre, de l’autre costé les figures de saint Aurélien et saint Cessateur. »[7] On invoquait le saint par temps d’orage et l’étymologie populaire lui valait d’être aussi invoqué pour les guérisons des maux d’oreille et de la surdité.
Au Moyen Âge, l’habitude avait été prise de sortir les reliques pour les montrer – ostendere – et les porter en procession afin de se protéger de divers dangers : épidémies, invasions, catastrophes naturelles, incendies… ainsi de celles de saint Martial, qui avait donné à Limoges sa devise : « Dieu gart la ville et saint Martial les gens ». Un lien fort unissait les saints et ceux qui les vénéraient, habitants, confréries, quartiers. Au XIXème siècle, la tradition orale voulait que la rue de la boucherie ait échappé aux incendies de 1167 et 1200 et qu’Aurélien n’y ait pas été étranger. D’une manière générale, les confréries limougeaudes participent toujours aux grandes fêtes en formant des cortèges.
[1] R. Pernoud, Histoire de la bourgeoisie en France, I. Des origines aux temps modernes, Seuil, 1981, p. 106.
[2] « Les confréries à Limoges à la fin du Moyen Âge (XIIIe-XVe siècles), Confréries et confrères en Limousin du Moyen Âge à nos jours, Pulim, 2009, p.41.
[3] « La confrérie Saint-Aurélien aux risques de la ville de Limoges (XVIe-XXIe siècles), Confréries et confrères en Limousin du Moyen Âge à nos jours, Pulim, 2009, p. 87.
[4] Site Nominis.
[5] « Les saints limousins, leur culte et leurs reliques au Moyen Âge », Légende dorée du Limousin les saints de la Haute-Vienne, Cahiers du Patrimoine, 1993, pp. 39-40. Les autres citations de J.L. Lemaître proviennent du même article.
[6] Le prénom Aurélien ne semble néanmoins guère porté en Limousin avant la fin du XVème siècle.
[7] J. Decanter, « Saint Aurélien de Limoges », Légende dorée du Limousin les saints de la Haute-Vienne, Cahiers du Patrimoine, 1993, pp. 126-127.